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L’innovation organisationnelle : un concept multiforme ou multidimensionnel

Plan du chapitre 1

INNOVATION ORGANISATIONNELLE

2. L’innovation organisationnelle : caractéristiques, typologie et formes concrètes

2.2. L’innovation organisationnelle : un concept multiforme ou multidimensionnel

Birkinshaw et al. (2008) reconnaissent que la distinction entre les pratiques, procédés, structures et techniques qu’ils intègrent dans la définition de l’innovation organisationnelle n’est pas nette, aussi bien d’un point de vue conceptuel que d’un point de vue empirique. Il y aurait selon eux d’importantes similarités entre ces différentes formes. De ce fait, l’innovation organisationnelle est jusqu’à présent analysée comme un monolithe ou un phénomène homogène. Pour des raisons analytiques, plusieurs auteurs ont proposé de catégoriser les types d’innovations organisationnelles. Notre objectif ici est de voir si ces catégorisations des innovations organisationnelles présentent un intérêt pour l’étude de son adoption ou s’il reste préférable de continuer à l’envisager comme un phénomène homogène.

2.2.1. Innovations organisationnelles de forme versus innovations intra-organisationnelles

La littérature considère que l’innovation organisationnelle est avant tout de forme, au sens où elle porte sur la structure même de l’organisation (Ménard, 1995). Ainsi, l’innovation de structure a été un thème de réflexion récurrent à la suite des travaux de Chandler (1962) notamment sur la structure multidivisionnelle. L’impact différencié de différentes structures, fonctionnelles (U-form), décentralisées, ou multidivisionnelles ( M-form) sur la performance des entreprises est souvent au centre des travaux (Aoki, 1990; Armour et Teece, 1978). L’innovation organisationnelle de forme correspond à un des composants de l’innovation organisationnelle contenu dans la définition que nous avons retenue, à savoir les structures.

Cette première lignée de recherches a été étendue en ajoutant les innovations organisationnelles en termes de procédures et pratiques (Williamson, 1975), permettant de distinguer une seconde catégorie d’innovations organisationnelles, que Ménard (1995) a qualifiée d’innovations « intra-organisationnelles ». Ces dernières affectent les règles, routines et les tâches. Elles concerneraient davantage les « pratiques et procédures » de l’innovation organisationnelle.

Plus récemment, Armbruster et al. (2008) ont prolongé cette catégorisation de l’innovation organisationnelle en ajoutant une nouvelle dimension. Celle-ci est relative au

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termes de R&D avec les clients ou les systèmes en juste à temps qui incluent les fournisseurs et clients constituent des exemples d’innovations inter-organisationnelles. Armbruster et al. (2008) ont renommé les dimensions initiales proposées par Ménard (1995) : l’innovation organisationnelle de forme, qui devient « innovation organisationnelle structurelle », concerne notamment la répartition des responsabilités et le nombre de niveaux hiérarchiques. L’innovation intra-organisationnelle, qui devient « l’innovation organisationnelle procédurale » affecte les procédures, routines et opérations. La figure 4 ci-dessous illustre cette catégorisation des innovations organisationnelles selon ces deux dimensions en reprenant les exemples proposés par Armbruster et al. (2008). Ils se focalisent sur les pratiques qui composent une innovation organisationnelle qu’ils estiment majeure : le Lean Management (Womack, Jones et Roos, 1990) en tant qu’adaptation du Système de Production Toyota (Ohno, 1988).

Figure 4

Typologie des innovations organisationnelles (Armbruster et al., 2008)

FOCUS DE L’INNOVATION ORGANISATIONNELLE Intra-organisationnel Inter-organisationnel T Y P E D ’IN N O V A T IO N O R G A N IS A T IO N N E L L E Structure Equipes cross-fonctionnelles Décentralisation Réduction du nombre de niveaux hiérarchiques Coopération R&D Outsourcing Procédure Processus d’amélioration continue (Kaizen) Cercles de qualité

Audits qualité (ISO)

Zéro-stock tampon (Kanban)

Maintenance préventive

Système juste à temps incluant clients et fournisseurs

Supply Chain Management

Audits qualité clients

Suivant la pensée analytique qui assume que la compréhension d’un phénomène est extraite de la compréhension de chacune de ses parties (Ackoff, 1999), cette catégorisation de l’innovation organisationnelle pourrait représenter une opportunité pour les recherches empiriques. Elle présente toutefois deux limites. Tout d’abord, comme le mentionnent les auteurs eux-mêmes, les frontières entre ces différentes catégories sont poreuses et nombre de pratiques organisationnelles présentent les deux aspects simultanément. Aussi des lignes directives plus précises pour la collecte de données ou la

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création de variables seraient-elles nécessaires (Garcia et Calantone, 2002). Ensuite, la catégorisation proposée néglige les potentiels liens et interdépendances entre les pratiques des différentes catégories.

Les frontières étant poreuses, de réelles difficultés d’opérationnalisation de l’innovation organisationnelle persistent. Ni la catégorisation initiale de Ménard (1995) ni son prolongement (Armbruster et al., 2008) n’ont, à notre connaissance, été mobilisés dans les recherches empiriques. Elles nous semblent également difficiles à mobiliser dans le cadre de notre recherche.

2.2.2. Innovations organisationnelles orientées connaissances versus relations

David (1996), dans la lignée de Hatchuel et Weil (1992), propose une typologie des innovations organisationnelles en trois catégories : les innovations orientées connaissances (IOC), les innovations orientées relations (IOR) et les innovations mixtes (IM). Il définit les relations comme « les différents types de contacts et de connexions, directs ou non, formalisés ou non, entre les entités (acteurs ou groupes d'acteurs) de l'organisation» et les connaissances comme « l'ensemble des informations, représentations et savoir-faire produits, partagés, mémorisés par tout ou partie de l'organisation » (p. 3). Les relations font notamment référence à la structure des responsabilités. Il cite les structures décentralisées, la constitution d'équipes projet, de réseaux de formateurs ou de contrôleurs de gestion comme des exemples d’IOR car ces innovations décrivent en premier lieu une forme d’organisation particulière des relations entre les acteurs. La gestion des stocks en flux tendus et le Taylorisme représentent, selon lui, des IOC car elles supposent en premier lieu des savoirs. Enfin, les contrats d’objectifs ou les entretiens d’appréciation représentent selon lui des IM car elles comportent simultanément des dimensions relationnelles et cognitives.

Dans cette typologie, l’élément discriminant pour catégoriser les innovations organisationnelles serait donc le composant (relations ou connaissances) qui prime au moment de la génération de telles innovations, ou plus exactement au moment où les nouvelles idées organisationnelles ou managériales émergent ou sont « inventées » (Birkinshaw et al., 2008) . Cette catégorisation est plus difficilement tenable lorsque l’on s’intéresse à une autre phase du processus d’innovation organisationnelle, soit son adoption. En effet, lors de cette phase, les connaissances produites et la structure des relations composant les innovations organisationnelles deviennent intimement liées. Elles

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ont d’ores et déjà fait l’objet d’une rationalisation commune et imbriquée dans la dernière des quatre phases (théorisation & de labellisation) du processus de génération, qui précède le processus d’adoption (Birkinshaw et al., 2008). Durant cette phase de théorisation et de labellisation, l’innovation organisationnelle, générée pour la première fois par une organisation pionnière, va faire l’objet d’une rationalisation ex post et de l’attribution d’un nom qui reflètera sa rationalisation. Si l’on prend l’exemple de l’Organisation Scientifique du Travail (OST) de Taylor, on peut, de manière consensuelle, accepter qu’elle a, lors de sa phase d’invention, tout d’abord supposé un travail de formalisation des savoirs de production ce qui lui vaut d’être catégorisée comme IOC (David, 1996). Toutefois, la question de l’organisation est rapidement devenue prégnante jusqu’à supplanter la composante « connaissances » dans sa « théorisation ». Aussi, lors de la phase d’adoption, toute innovation organisationnelle pourrait alors appartenir à la catégorie des IM.

Cette typologie, bien que susceptible de présenter un intérêt pour l’analyse de la phase de génération d’une innovation organisationnelle, ne semble pas opportune lorsque l’on souhaite, comme cela est notre cas, expliquer l’adoption d’une telle innovation.

2.2.3. Innovations organisationnelles contextuelles versus établies

Plus tard, Hatchuel et David (2007) proposent un cadre pour comprendre la contribution de la recherche en management dans le processus de production de théorie universelle. Ils distinguent deux modèles : le modèle contextuel et le modèle établi. Le premier fait référence à un modèle qui est en place dans une organisation et partagé par ses membres. Il existe sous sa forme « actionnable », c’est-à-dire en réponse à un problème contextuel, mais n’est pas théorisé. Les acteurs de l’organisation pourraient même ne pas avoir conscience d’utiliser un modèle nouveau.

Un modèle est ensuite considéré comme «établi» à partir du moment où il est validé et considéré comme légitime par des acteurs extérieurs à l'organisation, tels que d’autres organisations, des académiques ou/et des professionnels reconnus. Si l’on se réfère au processus de génération d’une innovation organisationnelle développé par Birkinshaw et al. (2008), le modèle devient « établi » à partir du moment où il est passé par la phase de « théorisation et labellisation », c’est-à-dire à partir du moment où, d’une part, son contenu a été partagé avec des acteurs externes et rationnalisé, et d’autre part, une étiquette ou un nom lui a été attribué. Un modèle établi n’est donc plus spécifiquement conditionné à un contexte et porte une vision plus universelle de l’action

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collective. Par exemple, la norme ISO, le Taylorisme, le Lean Management relèvent des modèles dits « établis ».

Le passage à un modèle établi impose une double validation, pratique et scientifique. La validation pratique de l’innovation organisationnelle débute lorsque certains acteurs pensent qu’un modèle existant, encore contextuel à ce stade, peut-être mis en œuvre dans une autre organisation. Cette validation pratique consiste donc à tester ce nouveau modèle dans le contexte d’une autre organisation que celle qui l’a initialement généré. S’il est effectivement actionnable, c’est-à-dire s’il répond de manière satisfaisante à la situation et au problème organisationnel identifié par l’organisation adoptante, alors des discours sur la pertinence du modèle vont se diffuser, des leçons seront tirées de l’expérience, des premiers efforts de théorisation seront réalisés, ce qui permettra à d’autres organisations de décider de l’adopter (Canet, 2012). La validation scientifique de l’innovation organisationnelle concerne (1) l’analyse de la pertinence du nouveau modèle dans différentes situations et contextes, (2) une spécification de son domaine de validité, des conditions de mise en œuvre et (3) la détermination d’une mesure de sa performance. Ce processus de validation scientifique pourra permettre d’améliorer les premiers essais de théorisation et, en quelque sorte, d’aboutir à « une dé-contextualisation de l’innovation organisationnelle » (Canet, 2012, p. 20). Le nombre de publications la concernant, les offres de conseils pour assister les organisations dans le processus d’adoption d’une telle innovation, la fréquence d’adoption sont quelques-uns des indicateurs qui peuvent déterminer si l’innovation en question peut être classée dans la catégorie des innovations « établies ». Bien sûr, comme le souligne Canet (2012), « établie » ne signifie pas pour autant « figée ». Elle montre au contraire que, durant son passage du modèle contextuel au modèle établi, des variantes de l’innovation organisationnelle apparaissent modifiant sa structure, certains de ses composants, voire son identité. La décontextualisation réalisée lors de la validation scientifique ne signifie pas que le modèle ne sera pas pour autant contextualisé ou re-contextualisé lors de chaque adoption par une nouvelle organisation adoptante. Cet aspect idiosyncrasique représente d’ailleurs, nous l’avons vu, une des caractéristiques majeures de l’innovation organisationnelle.

Le tableau 8 ci-après résume les caractéristiques de ces deux catégories ou états de l’innovation organisationnelle.

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Tableau 8

Les deux états de l’innovation organisationnelle

CONTEXTUEL ETABLIE

ADOPTION Par une seule organisation

« pionnière »

Par plusieurs organisations

VALIDATION

Contextuelle (au sein de la seule organisation « pionnière »)

Pratique (validée par de nouvelles organisations) & Scientifique

(validée par une démarche scientifique)

THEORISATION NON OUI

LABELLISATION NON ou rarement OUI

Au regard de cette dernière catégorisation, lorsque nous regardons l’adoption d’une innovation organisationnelle, nous nous intéressons aux innovations organisationnelles établies. En effet, l’analyse de l’adoption des innovations contextuelles se limiterait alors aux seules entreprises pionnières.

2.2.4. La classification des innovations organisationnelles adoptée par le Manuel d’Oslo

Dans sa première version (1992), le Manuel d’Oslo investiguait le champ de l’innovation dans une pure tradition technologique. Dans sa deuxième version (1997), l’innovation organisationnelle figurait uniquement en annexe. Elle n’a été intégrée que dans la troisième édition (2005) - ce qui est révélateur de la reconnaissance tardive des innovations non-technologiques, classant les innovations organisationnelles en trois catégories : les innovations organisationnelles en matière de pratiques, d’organisation du lieu de travail et de relations extérieures. Une quatrième catégorie a été ajoutée dans les dernières enquêtes CIS qui prennent appui sur ce manuel : les nouveaux systèmes de gestion des connaissances. Les pratiques impliquent « la mise en œuvre de nouvelles méthodes pour organiser les routines et les procédures de conduite des travaux » (OCDE, 2005, p. 60). Elles s’apparentent aux innovations intra-organisationnelles des typologies de Ménard (1995) et d’Armbruster et al. (2008). Des exemples de telles innovations sont les nouveaux systèmes de formation et d’éducation ou la primo-introduction de systèmes de gestion de la chaîne d’approvisionnement, de rationalisation de la production ou de système de gestion de la qualité.

Les innovations organisationnelles en matière d’organisation du lieu de travail « impliquent la mise en œuvre de nouvelles méthodes d’attribution des responsabilités et du

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pouvoir de décision entre les salariés pour la division du travail au sein des services et entre les services (et les unités organisationnelles) de la firme, ainsi que de nouveaux concepts de structuration, notamment l’intégration de différentes activités » (OCDE, 2005, p. 61). Elles s’apparentent aux innovations de forme (Ménard, 1995) ou structurelles (Armbruster et al., 2008).

La troisième catégorie d’innovations organisationnelles concerne les relations extérieures qui « impliquent la mise en œuvre de nouvelles manières d’organiser les relations avec les autres firmes ou les institutions publiques, comme l’établissement de nouvelles formes de collaboration avec des organismes de recherche ou des clients, de nouvelles méthodes d’intégration avec les fournisseurs, et l’externalisation ou la sous-traitance » (OCDE, 2005, p.61).

Etant donnée la rareté des données sur l’innovation organisationnelle (Damanpour et Aravind, 2012a), les bases de données CIS sont, en toute logique , les plus mobilisées par les chercheurs européens (Battisti et Stoneman, 2010; Evangelista et Vezzani, 2010; Ganter et Hecker, 2013; Mol et Birkinshaw, 2009; Mothe, Nguyen-Thi et Nguyen-Van, 2013; Mothe et Nguyen Thi, 2010; Schmidt et Rammer, 2007; Sempere-Ripoll, 2012). Toutefois, les types d’innovations organisationnelles issues de la classification de l’OCDE sont, sauf exceptions (Battisti et Stoneman, 2010; Mothe et Nguyen-Thi, 2013; Mothe et Nguyen Thi, 2010), rarement analysés individuellement. Ils sont généralement utilisés, soit pour construire une mesure ré-agrégée (1 si au moins un type d’innovation organisationnelle adopté, sinon 0) (Galia, Ballot, Fakhfakh et Salter, 2013; Mothe et Nguyen-Thi, 2013; Sempere-Ripoll, 2012), soit pour obtenir une mesure d’intensité (0 pour aucune innovation organisationnelle, 1 pour une, 2 pour deux...) (Ganter et Hecker, 2013; Mol et Birkinshaw, 2009, 2012). Certaines recherches intègrent même les innovations marketing dans la mesure d’innovation organisationnelle (Galia et al., 2013; Schmidt et Rammer, 2007).

En résumé, malgré une large reconnaissance de l’aspect multidimensionnel ou

multiforme du concept d’innovation organisationnelle, les différents essais de typologies peinent à délimiter strictement les différents types que ce concept englobe tant leurs frontières sont floues et poreuses (Birkinshaw et al., 2008). Parmi ces essais de typologies, la distinction entre les deux états de l’innovation organisationnelle, contextuel et établi, nous paraît intéressante notamment parce qu’elle met en exergue le caractère dynamique et non figé de l’innovation organisationnelle. De plus, dans le cadre de l’adoption d’une telle innovation, son caractère établi fait sens.

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