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Plan du chapitre 2

1. L’adoption d’une innovation organisationnelle : Quelle approche mobiliser ?

1.3. Deux perspectives opposées de l’innovation et de son adoption

De façon plus fondamentale, la littérature sur l’innovation reste marquée par une perspective dominante : le modèle linéaire, purement technologique et distinctif de l’innovation. Même si, dès 1986, Kline et Rosenberg, mettent en évidence l’interprétation erronée de l’innovation que ce modèle suggère, il reste prégnant et guide encore nombre de recherches (Bruland et Mowery, 2005; Fagerberg, 2005). Dans ce modèle, l’innovation organisationnelle, tout comme l’innovation technologique de procédés, restent largement ignorées. Elle sont dans l’ombre de l’innovation produit. Pourtant, comme le rappelle Fagerberg (2005), durant la première moitié du XXème siècle, les innovations qui ont permis aux Etats-Unis d’aller de l’avant face aux autres économies capitalistes étaient d’ordre organisationnel, impliquant de nouvelles pratiques et procédures pour organiser la production et la distribution. Cette perspective dominante s’accommode d’une vision distinctive des types d’innovations et de leurs antécédents, qui considère chaque innovation comme un phénomène distinct (Damanpour, 2010).

Une perspective alternative est suggérée par Damanpour (2010) : la vision non linéaire et intégrative des types d’innovations, que l’on peut d’ailleurs élargir à leurs antécédents. Dans cette perspective, les innovations dites jusqu’ici de second rang, dont l’innovation organisationnelle, ont leur place et aucune ne peut être bien comprise sans tenir compte de ses relations avec les autres.

Cette section présente ces deux perspectives, ce qui nous conduit à motiver notre choix de contribuer à la vision intégrative des antécédents et des types d’innovations.

1.3.1. Le modèle technologique, linéaire et distinctif

Fondamentalement, le modèle linéaire de l’innovation est basé sur une hypothèse centrale et bien enracinée postulant que l’innovation est une application de la science. Il est dit « linéaire » car il y a un ensemble d’étapes bien définies : recherche scientifique, développement, production et marketing. La R&D venant en premier, on comprend aisément qu’il s’agit de l’élément critique (Fagerberg, 2005).

Dans une vision purement technologique de l’innovation, Kline et Rosenberg (1986), émettent trois critiques majeures. Premièrement, ce modèle généralise une chaine de causalités qui ne fonctionne que pour une minorité d’innovations produits. Si certaines sont bien poussées par la science, la majeure partie est tirée par le marché et la demande, et provient de combinaisons de connaissances existantes. C’est seulement si ces nouvelles

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combinaisons échouent que l’organisation considèrera des investissements en R&D. Deuxièmement, l’omniscience des scientifiques et ingénieurs R&D fait partie du monde idéal mais non du monde réel dans lequel le niveau d’incertitude est élevé et les scientifiques faillibles. Troisièmement, ce modèle linéaire ignore les allers retours, « feedbacks », et essais–erreurs qui peuvent intervenir entre les différentes étapes. Kline et Rosenberg (1986) concluent que tout modèle de l’innovation qui consiste à la décrire comme un processus simple et à lui attribuer un seul et unique antécédent ne peut qu’être rejeté. L’innovation doit être vue comme un système complet qui ne dépend pas seulement de la R&D mais également de facteurs liés à l’environnement et au contexte social dans lequel l’activité d’innovation a lieu. Nous pouvons soulever une limite supplémentaire: l’innovation produit étant au premier rang, il est suggéré que tous les autres types d’innovations sont des phénomènes distincts et secondaires dont l’innovation produit est le seul antécédent.

Ce modèle se situe dans la vision distinctive dominante des types d’innovations qui est la conséquence de l’idée réductionniste de la nature du monde ou de la pensée analytique (Ackoff, 1973; Ackoff, 1999). Elle incite à conceptualiser chaque type d’innovation de manière indépendante et à les étudier de manière isolée pour identifier leurs propriétés et montrer à quel point elles diffèrent des autres. Les recherches sur l’adoption des innovations, dans leur grande majorité, sont conduites sous l’influence de cette vision linéaire et distinctive des types d’innovations et de leurs antécédents.

L’hégémonie de cette vision a plusieurs conséquences sur les recherches relatives à l’innovation : (1) la très grande majorité des recherches porte sur les innovations technologiques, et plus particulièrement en produits. Les innovations de procédés, technologiques et organisationnelles, sont délaissées et restent des boîtes noires dont on ne comprend ni le contenu, ni les forces qui sont à leur origine (Crossan et Apaydin, 2010; Keupp et al., 2011) ; (2) la R&D est l’antécédent le plus étudié et les facteurs externes et environnementaux (à l’exception du niveau de compétition) restent peu étudiés (Keupp et al., 2011); (3) les recherches sont plutôt orientées sur l’identification des antécédents dont les effets diffèrent selon les types d’innovations, que sur l’identification de facteurs susceptibles de favoriser conjointement différents types d’innovations (Daft, 1978; Kimberly et Evanisko, 1981; Subramanian et Nilakanta, 1996) ; (4) peu d’attention a été portée à la question des interactions entre antécédents (Wolfe, 1994) ; et (5) peu de recherches ont analysé les interdépendances entre types d’innovations et examiné leur potentielle relation de complémentarité (Damanpour, 2010; Damanpour et Aravind, 2012a). Les seules qui se sont penchées sur ces questions se sont généralement focalisées

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sur les relations entre innovations technologiques, produits et procédés (Damanpour, 2010; Damanpour et Gopalakrishnan, 2001; Pisano et Wheelwright, 1995; Roberts et Amit, 2003).

1.3.2. Une perspective alternative : la vision intégrative et non linéaire des types d’innovations et d’antécédents

La vision intégrative des types d’innovations et d’antécédents représente une perspective alternative au modèle linéaire et distinctif dominant. Elle repose sur la perspective expansionniste qui suggère que tout phénomène n’est qu’une partie d’un tout et que, sans nier l’importance de chaque partie, il est fondamental de se focaliser sur le « tout » indivisible et composé de parties interdépendantes (Ackoff, 1973). Cette approche offre une autre manière de pensée, synthétique et systémique, qui considère qu’un phénomène ne peut être bien compris qu’en prenant en compte ses interdépendances avec les autres parties du phénomène plus large dans lequel ils sont tous englobés (Ackoff, 1973; Ackoff, 1999). Déclinée au niveau de l’adoption d’innovations, cette vision intégrative suggère que les types d’innovations et d’antécédents peuvent s’influencer mutuellement, ou être complémentaires (Damanpour, 2010). Autrement dit, l’effet de chaque antécédent ne peut être totalement compris sans prendre en compte ses interactions avec d’autres antécédents. Et, chaque type d’innovation ne peut-être bien compris sans une prise en considération de ses interrelations avec d’autres types d’innovations. La raison essentielle de ces phénomènes est ancrée dans la définition même de la complémentarité qui conduit à modifier la nature des effets. En effet, deux éléments sont dits complémentaires, lorsque la valeur ajoutée totale de leur combinaison excède la valeur qui serait générée en adoptant ces éléments de manière isolée (Milgrom et Roberts, 1995).

La vision intégrative des types d’antécédents encourage les recherches à ne pas se limiter aux seuls antécédents internes ou externes de manière indépendante mais à détecter leurs effets d’interaction. La vision intégrative des types d’innovations incite les chercheurs à identifier les conditions qui favorisent ou qui freinent l’adoption jointe ou synchrone de différents types d’innovations plutôt que celles qui permettent de les distinguer et de les expliquer individuellement.

Dans le cadre de notre objet de recherche, à savoir expliquer l’adoption d’une innovation organisationnelle par l’identification de ses antécédents tout en tenant compte de sa proximité avec les innovations technologiques de procédés, mise en évidence au chapitre I, cette vision intégrative nous paraît appropriée. Non seulement elle ne postule

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pas une position de second rang pour les innovations technologiques et organisationnelles de procédés, mais elle ouvre également le cadre d’analyse à un plus large éventail d’antécédents (tout en envisageant leur possible effet d’interaction) qui peuvent favoriser ou freiner deux ou plusieurs types d’innovations dans un même temps. Selon Damanpour (2010), cette vision intégrative repose sur deux arguments essentiels. Tout d’abord, le manque de différence significative dans les effets des mêmes antécédents sur différents types d’innovations procure un premier support à l’hypothèse de leur interdépendance, et par voie de conséquence, à la vision intégrative des types d’innovations. Ensuite, la mise en évidence de leur adoption synchrone (Ettlie, 1988; Georgantzas et Shapiro, 1993), voire de leur complémentarité (Milgrom et Roberts, 1990, 1995) représenterait un second argument en faveur de cette perspective.

Cette perspective intégrative, qui s’appuie sur deux arguments clé (antécédents similaires et adoption synchrone ou complémentarité) n’a pas encore de fondement théorique clair. Selon Damanpour (2010), elle est le reflet de la vision basée sur les ressources (RBV) selon laquelle la combinaison de ressources internes (ici les innovations organisationnelles22 et technologiques de procédés) serait source d’avantage concurrentiel. L’enjeu porte également sur la capacité de la firme à mobiliser et combiner des ressources internes et externes (antécédents) pour innover. La RBV pourrait donc représenter un des fondements théoriques de cette perspective intégrative des types d’antécédents et d’innovations. Cette vision intégrative n’a pas davantage été examinée de manière empirique en testant ces deux arguments simultanément.

En résumé, la vision intégrative des antécédents et types d’innovations semble

pouvoir enrichir de manière significative les modèles d’adoption d’une innovation organisationnelle. Tout d’abord, elle présente l’avantage de ne pas reléguer l’innovation organisationnelle au statut d’innovation de second plan. Ensuite, elle élargit le champ d’investigation des antécédents à l’adoption d’une telle innovation au-delà des seuls facteurs liés à la R&D. Enfin, elle ouvre davantage l’examen de l’adoption d’une innovation aux interrelations que cette dernière peut avoir avec d’autres innovations.

Dans la section suivante, nous souhaitons développer un cadre intégrateur d’analyse de l’adoption d’une innovation organisationnelle, cohérent avec l’approche intégrative.

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Hecker et Ganter (2013) considèrent également l’innovation organisationnelle comme une ressource rare, de valeur, difficile à imiter et substituer

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2. L’adoption d’une innovation organisationnelle par l’approche