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Les interactions entre types d’innovations sous une hypothèse de complémentarité

Plan du chapitre 2

PRATIQUES DE MOBILISATION

2.3. Les interactions entre types d’innovations sous une hypothèse de complémentarité

Selon la perspective intégrative, l’innovation organisationnelle ne peut être bien comprise ou expliquée sans la prise en compte de ses interrelations avec d’autres types d’innovations (Damanpour, 2010). Aussi, est-il nécessaire de considérer ses potentielles interrelations avec les innovations technologiques (produit et procédé), voire d’autres types d’innovations qui ne font pas partie des typologies traditionnellement citées (Abernathy et Utterback, 1978; Edquist et al., 2001; Evan, 1966; Meeus et Edquist, 2006; Schumpeter, 1934) : les innovations marketing ou environnementales.

Dans ce travail de thèse, nous décidons d’expliquer l’adoption d’une innovation organisationnelle en nous focalisant sur ses potentielles interrelations avec l’innovation technologique de procédés pour trois principales raisons :

(1) comme nous avons pu le voir dans le premier chapitre, l’innovation organisationnelle partage de nombreuses caractéristiques avec les innovations technologiques de procédés ;

(2) des auteurs suggèrent que les innovations organisationnelles et technologiques de procédés représentent deux activités comprises dans un seul et même phénomène (Hervas-Oliver et al., 2012; Reichstein et Salter, 2006; Schmidt et Rammer, 2007) ;

(3) si de nombreuses recherches empiriques ont été réalisées sur la nature des liens entre les innovations produits et procédés, peu d’intérêt a été porté aux innovations de procédés (technologiques et organisationnelles), reléguées « aux activités d’innovation de second ordre » (Reichstein et Salter, 2006, p. 654). De ce fait, la nature de leur relation reste très largement méconnue. Ceci a conduit Damanpour (2012) à considérer que toute recherche qui introduit les deux types d’innovations, en considérant que l’une induit l’autre ou qu’elles sont adoptées avec un décalage ou encore qu’elles se combinent (« lead, lag and combine »), sera utile à l’avancement des connaissances.

La vision linéaire de l’innovation, initialement théorisée au niveau de l’industrie (Abernathy et Utterback, 1978), suggère que cette relation serait d’ordre séquentiel. Le courant de la contingence s’inscrit dans cette logique « d’impératif technologique » : la forme organisationnelle dépend du système technique, l’innovation technologique nécessitant un certain design organisationnel (Ayerbe, 2008). La modélisation en trois phases des relations entre innovations technologiques et organisationnelles proposée par Ayerbe (2003) est fidèle à la vision linéaire de l’innovation adaptée au niveau de la firme. A partir de trois études de cas d’entreprises innovantes, elle illustre que la première phase est marquée par la seule présence d’innovations technologiques induites par les connaissances scientifiques et les compétences techniques. La deuxième phase est caractérisée par la coexistence des deux types d’innovations, les innovations technologiques étant plutôt d’ordre incrémental et relatives aux procédés pour

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assurer la production des produits générés en phase 1. Les innovations organisationnelles sont plutôt, lors de cette phase, induites par des dysfonctionnements internes que par les innovations technologiques. Dans une troisième phase, dite d’interaction, les innovations technologiques (radicales) vont, cette fois, induire des innovations organisationnelles - qui sont alors considérées comme de simples supports aux premières.

Georgantzas et Shapiro (1993) suggèrent au contraire que, au niveau de l’entreprise, les modèles combinatoires ou synchrones représentent mieux les dynamiques d’adoption des innovations technologiques et organisationnelles. Les approches sociotechnique et basée sur les ressources supportent cette approche, la RBV suggérant que des ressources et capacités complémentaires aident à capturer les bénéfices des innovations. De même, la théorie sociotechnique, par son principe d’optimisation jointe, postule que des changements dans le système technique de l’organisation (innovation technologique de procédés) doivent venir en complément des changements dans le système social (innovation organisationnelle) et que cette relation n’est pas univoque (Trist et Murray, 1993).

L’objectif de cette section est de présenter deux concepts qui rompent avec la vision traditionnelle linéaire de l’innovation et qui sont en lien avec la vision intégrative des innovations (de procédés, technologiques et organisationnelles) : la complémentarité (Milgrom et Roberts, 1990, 1995 ; Teece, 1986) et l’adoption synchrone d’innovations (Ettlie, 1988).

La notion de complémentarité est utilisée dans de nombreuses disciplines. Elle a d’abord été introduite en économie par Edgeworth (1881) puis étendue par les travaux de Milgrom et Roberts et leur théorie de la supermodularité (1990, 1995). La supermodularité est l’équivalent mathématique de la déclaration suivante : « The whole is more than the sum of its parts »

(Milgrom et Roberts, 1995, p. 184). Elle peut être utilisée pour modéliser des situations pour lesquelles tout changement d’un élément peut être source de performance seulement s’il est combiné avec des changements d’autres éléments (Milgrom et Roberts, 1994). La théorie de la supermodularité défend l’idée de complémentarité dans une approche systémique (i.e.

combinaison d’un ensemble d’éléments multiples) plus qu’interactive (i.e. qui se focalise sur des effets d’interaction entre un nombre limité de facteurs) (Ennen et Richter, 2010). L’ « effet système » est notamment envisagé entre les pratiques organisationnelles, stratégiques et les technologies de procédés (technologies de l’information et de la communication – TIC), dans le cadre de la firme moderne et flexible. L’idée défendue est que leur adoption conjointe est source d’une efficacité supérieure à la somme des gains qu’elles pourraient générer isolément.

Dans le domaine de la stratégie, la notion de complémentarité est largement utilisée en synonyme de « fit » ou « congruence » (Ennen et Richter, 2010; Miller, 1986). L’idée centrale de cette approche est qu’une entreprise qui ajuste mutuellement des facteurs contextuels, stratégiques et organisationnels est susceptible de bénéficier d’un avantage supérieur par

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rapport aux entreprises qui manquent d’un tel ajustement (« fit »). Les effets sur la performance de cet ajustement mutuel ne sont alors pas forcément abordés, le lien avec la survie des entreprises étant plus fréquent (Ennen et Richter, 2010).

Une autre approche, qui a donné un élan considérable aux recherches empiriques relatives à la complémentarité, émane des travaux de Teece (1986) sur le rôle des actifs complémentaires (complementary assets) dans le cadre de l’innovation. Teece prédit que l’adoption et la commercialisation d’une innovation requiert des actifs complémentaires additionnels, qui peuvent être des capacités en marketing, en organisation de la production, en management des ressources humaines (formation), en développement de services clés ou encore en termes de technologies. Ainsi, une entreprise innovante peut perdre le bénéfice d’une innovation parce qu’elle n’a pas su développer conjointement des actifs complémentaires, et une entreprise « dite suiveuse » peut gagner à reprendre cette innovation et en tirer des bénéfices parce qu’elle aura réussi à combiner des actifs stratégiques complémentaires. Les travaux de Teece (1986) soutiennent l’idée de co-spécialisation entre des ressources complémentaires au sein de l’organisation. Il considère que des actifs sont co-spécialisés, si une dépendance bilatérale existe entre eux. En cela, un lien a parfois été fait avec la RBV qui comme nous l’avons vu, met l’accent sur l’importance de l’hétérogénéité des ressources des entreprises et de leur combinaison (Adegbesan, 2009).

Suite à leur revue synoptique des études empiriques relatives au concept de complémentarité, Ennen et Richter (2010) aboutissent à trois constats. Tout d’abord, la perspective de la complémentarité permet d’identifier les facteurs complémentaires par une analyse ex post mais ne spécifie pas les construits et configurations idéales ex ante, ce qui représente un frein pour la considérer comme une théorie. Ensuite, les complémentarités émergent dans des systèmes complexes impliquant de multiples éléments. Selon eux, lorsqu’une étude ne parvient pas à détecter une relation de complémentarité entre deux facteurs, ce résultat peut être dû au rôle d’autres éléments qui n’ont pas été considérés. Comme le notent Matsuyama (1995), deux facteurs ne sont pas complémentaires en vertu de leur nature, mais en vertu de la présence de ce qu’il appelle une troisième alternative, autrement dit un troisième facteur qui peut être ou ne pas être en place. Par exemple, Bocquet et al. (2007) montrent que des pratiques organisationnelles et des choix stratégiques sont complémentaires uniquement s’ils sont orientés vers un ensemble particulier de TIC. Des configurations de TIC peuvent nécessiter différentes grappes de pratiques organisationnelles et stratégiques. Enfin, Ennen et Richter (2010) incitent les chercheurs à attacher une grande importance aux facteurs contextuels en intégrant au minimum des variables de contrôle les concernant.

Dans cette recherche, nous retenons l’approche de la complémentarité conceptualisée par Milgrom et Roberts (1990, 1995), car elle intègre un effet « système » qui est non seulement

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cohérent avec la vision intégrative de l’innovation et notre positionnement épistémologique réaliste critique, mais qui, par rapport aux autres approches de la complémentarité, spécifie les différents éléments organisationnels en interaction. Ceux-ci comprennent notamment les pratiques organisationnelles, les technologies (dont notamment les TIC) et les orientations stratégiques (notamment l’importance davantage donnée au coût et à la qualité plutôt qu’aux volumes) qui sont centrales dans notre objet de recherche. Ensuite, elle propose une modélisation plus précise de la notion de complémentarité. Il est alors possible d’envisager différentes combinaisons cohérentes entre les pratiques organisationnelles, technologiques et stratégiques.

Les recherches qui se réclament de la théorie de supermodularité utilisent deux principales approches que Galia et al. (2013) nomment « complémentarités dans l’usage » (complementarities-in-use) et « complémentarités en performance » ( complementarities-in-performance). La première porte sur les liens entre des ensembles d’activités. Dans ce cas, on regarde si ces activités sont dépendantes et s’il y a un bon ajustement entre elles, suggérant une interaction mutuelle bénéfique. La seconde, plus fine et peut-être plus fidèle à la modélisation de Milgrom et Roberts, explore plus précisément les effets de la combinaison d’activités ou pratiques sur la performance économique des entreprises. Pour notre travail doctoral, l’outcome est représenté par les innovations organisationnelles et technologiques de procédés et non par un indicateur de performance. Nous nous situons donc dans l’approche « complémentarité dans l’usage ».

Comme le montrent Ennen et Richter (2010), c’est en économie et en gestion que le concept de complémentarité a reçu la plus forte attention. La littérature empirique sur l’innovation l’a mobilisé à plusieurs reprises. Toutefois, selon Battisti et Stoneman (2010), les évidences empiriques robustes restent rares et les recherches sur l’identification d’effets de complémentarité entre types d’innovations se sont majoritairement penchées sur les relations entre les innovations technologiques en procédé et en produit (Reichstein et Salter, 2006).

L’ensemble de ces arguments, tant théoriques qu’empiriques, nous incite à compléter notre modèle conceptuel d’adoption d’une innovation organisationnelle par un lien potentiel de complémentarité avec l’innovation technologique de procédés. Il convient toutefois de s’interroger sur la nature de cette complémentarité. Est-elle, comme Ettlie (1988) le suggère, parfaitement synchrone, ou peut-on envisager d’autres scénarii dans la lignée des travaux de Georgantzas et Shapiro (1993) ?

Ettlie (1988) définit l’innovation synchrone comme « l’adoption planifiée et simultanée d’innovation technologiques et organisationnelles congruentes31 (p.2). Il utilise le terme « synchrone » pour marquer le chevauchement dans le temps et celui de « congruente » pour

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marquer la nécessaire compatibilité entre les types d’innovations. Selon lui, les innovations technologiques et organisationnelles, si elles sont congruentes, peuvent se chevaucher dans un même temps. Selon Georgantzas et Shapiro (1993), l’adoption synchrone d’innovations organisationnelles et technologiques peut couvrir différents scénarii. Nous en considérons deux principaux. D’une part, deux innovations peuvent être adoptées de manière parfaitement synchrone : elles sont alors adoptées strictement au même moment t. D’autre part, deux innovations peuvent être adoptées de manière imparfaitement synchrone : l’une pouvant devancer l’autre sans garantie de réciprocité. Autrement dit, elles ne sont alors pas adoptées exactement au même moment t, mais restent liées sur la période.

La figure 8 que nous proposons ci-après illustre ces deux scénarii.

En résumé, les approches sociotechnique et RBV, le modèle de l’innovation ouverte et la théorie de supermodularité nous permettent d’aboutir à un modèle conceptuel d’adoption d’une innovation organisationnelle novateur et intégrateur, dans le sens où nous parvenons :

- A une liste exhaustive d’antécédents potentiels, tant internes qu’externes,

- A tenir compte des potentielles interactions entre ces différents types d’antécédents,

- A prendre en compte les potentielles relations de complémentarité entre l’adoption d’une innovation organisationnelle et celle d’une innovation technologique de procédés.

Notre modèle conceptuel est présenté plus en détail dans la synthèse globale de cette première partie de thèse.

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