• Aucun résultat trouvé

L’approche par les barrières ou obstacles à l’adoption d’une innovation organisationnelle

Plan du chapitre 2

1. L’adoption d’une innovation organisationnelle : Quelle approche mobiliser ?

1.2. Deux approches des antécédents à l’adoption d’une innovation

1.2.2. L’approche par les barrières ou obstacles à l’adoption d’une innovation organisationnelle

L’approche par les barrières ou obstacles (les deux termes sont indifféremment utilisés dans la littérature) à l’innovation est nettement plus récente que celle qui étudie les déterminants de l’innovation (Galia et Legros, 2004). Si l’approche par les déterminants tend à identifier avant tout les facilitateurs de l’innovation, celle par les barrières poursuit un objectif inverse, celui d’identifier les obstacles à l’innovation et d’en connaître leur nature, origine, importance et impact (Hadjimanolis, 1999).

Dans une recherche pionnière réalisée pour la Commission de la Communauté Européenne, Piatier (1984) distingue les barrières internes des barrières externes, catégorisation qui fait référence depuis. Les barrières internes ont trait aux ressources de l’entreprise (financières, en temps, techniques et humaines) et à la structure de l’entreprise (Hadjimanolis, 1999). Les barrières externes concernent l’offre (obtention d’informations technologiques, matières premières, financement), la demande (besoins des consommateurs, leur perception du risque, limites des marchés domestiques et étrangers) et l’environnement externe de l’organisation (régulations gouvernementales, mesures anti-trust, actions politiques). Une troisième catégorie a parfois été ajoutée et provient des travaux de Rogers (1995) qui suggèrent que la perception des attributs de l’innovation, notamment de ses avantages relatifs (coût, risque) par les adoptants peut freiner son adoption (Damanpour et Aravind, 2012a).

La revue de la littérature sur les barrières à l’innovation nous conduit à formuler cinq principaux constats. Premièrement, les recherches relatives aux barrières sont nettement plus marginales que celles relatives aux déterminants. Elles se sont développées après 1996, notamment grâce aux enquêtes CIS qui, dans leur seconde version, ont intégré des questions sur les freins à l’innovation (Galia et Legros, 2004; Mohnen et al., 2008; Mohnen et Röller, 2005; Segarra-Blasco et Garcia-Quevedo, 2008). Ceux-ci sont d’ailleurs divisés en trois catégories : les freins liés aux coûts (manque de moyens financiers internes, externes, coûts trop importants), ceux liés aux connaissances (manque de personnel qualifié, manque d’information sur les technologies, sur les marchés, et difficulté pour trouver des partenaires) et ceux liés au marché (marché dominé par des entreprises établies, incertitude de la demande en biens et services innovants). Il est ensuite possible de tester s’ils sont corrélés à l’abandon de l’innovation (en phase de conception ou après le début du projet) ou à des retards dans le processus d’innovation. Deuxièmement, les recherches sur les barrières se focalisent, à quelques

89

exceptions près (Madrid-Guijarro et al., 2009; Wagner, Morton, Dainty et Burns, 2011), sur les seules innovations technologiques. Troisièmement, si les barrières sont reconnues comme pouvant agir sur les différentes phases du processus d’adoption (Hadjimanolis, 1999), leur effet n’est testé que sur une seule phase à un temps t. Quatrièmement, les personnes interrogées au sein des entreprises relèvent, sauf pour Vermeulen (2005), de l’équipe dirigeante des entreprises. Enfin, l’approche par les barrières a été notamment mobilisée pour comprendre les difficultés des PME à innover (Hadjimanolis, 1999; Madrid-Guijarro et al., 2009; Tourigny et Le, 2004). C’était d’ailleurs l’objet initial du rapport réalisé par Piatier (1984) pour la Commission de la Communauté Européenne.

Ces différents constats, notamment le focus sur l’innovation technologique, sont à prendre en compte dans les résultats sur les barrières dont nous proposons maintenant une rapide synthèse (cf. tableau 12).

Parmi les barrières internes, le manque de qualifications (ressources humaines) et de fonds (ressources financières) apparaissent être celles dont l’impact sur l’innovation a été le plus souvent mis en évidence. Malgré cela, comme le soulignent Mohnen et al.

(2008), l’attention des chercheurs comme des entreprises porte plus sur les contraintes financières que sur les freins liés aux ressources humaines, qui passent au second plan. Une des principales raisons est relative à la perception du coût de l’innovation. Ce dernier représente en effet l’attribut de l’innovation dont l’effet bloquant est cité comme le plus important par les entreprises (Baldwin et Lin, 2002). Il est très clairement lié à l’acquisition de nouveaux équipements, logiciels et technologies - même s’il recouvre également le coût du capital et de la maintenance. Cette perception du coût pourrait être moins forte pour l’innovation organisationnelle qui n’impose pas, en soi, l’acquisition de technologies.

L’attitude des managers et des salariés face au changement et aux risques représente également une des barrières la plus souvent mise en évidence. Elle fait notamment référence à la résistance au changement, plus fréquente dans les grandes entreprises ; elle serait aussi la barrière la plus difficile à déjouer (Baldwin et Lin, 2002; Tourigny et Le, 2004).

Les barrières externes ont fait l’objet de moins d’investigations. Parmi elles, les difficultés pour trouver des financements et créer des partenariats sont les plus identifiées.

90

Tableau 12 - Revue de la littérature empirique sur les barrières à l'innovation

TOT AL AUTEURS 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18

Manque de Fonds X X X X X X X X X 9

Delais Retour sur

Investissement X X X X 4 Manque de temps X X X X 4 Manque Expertise X X 2 Manque de qualifications X X X X X X X X X X X 11 Manque de personnel X 1 Turn-over X 1 Manque d'incitations X 1

Attitude des managers face

au changement et risques X X X X X X 6

Attitude des salariés face

au changement X X X X X X 6

Support Management X X X 3

Coopération inter-services X 1

Flou dans les rôles X 1

Pas de focus stratégique

"innovation" X 1

Difficultés financement X X X X X 5

Difficultés pour trouver

des partenaires X X X X X 5

Difficultés pour trouver

des informations X X X X 4

Limite des marchés X X X 3

Politiques nationales X 1 Coûts X X X X X X X X X 9 Risque X X X X 4 Légitimité X 1 Protection X X 2 Manque de Compatibilité X 1 Méthodologie Q Q Q Q Q Q Q Q q Q Q q Q Q Q q Q q Acteurs Interviewés TM TM TM TM TM TM TM TM Tt TM TM M TM TM TM M M Type d'innovation T T T T I T T T T T T T T T T T T/O T/O Offre

Demande

BARRIERES INTERNES

Caractéristiques des recherches

Auteurs :

1 Hadjimanolis, 1999 2 Freel, 2000 3 Baldwin, Lin, 2002 4 Frenkel 2003 5 Oke, 2004 6 Galia, Legros, 2004 7 Tourigny, Le, 2004 8

M ohnen, Röller, 2005 9 Vermeulen, 2005 10 Hewitt-Dundas, 2006 11 Christensen 2007 12 Larsen, Lewis, 2007 13 Segarra-Blasco, Garcia-Quevedo, Teruel-Carrizosa, 2008 14 M ohnen, Palm, Van der Loeff, Tiwari, 2008 15 Corrocher, Fontana, 2008 16 M irow, Hoelzle, Gemuenden, 2008 17 M adrid-Guijarro, Garcia, Van Hauken, 2009 18 Wagner, M orton, Dainty, Burns, 2011 (Pour cette recherche, seuls les résultats relatifs à l'IO sont reportés)

Légendes : Méthodologie : Q quantitative q qualiative

Interviewés : TM Top M anagement M M anagement Tt Tout type acteurs Type d'innovation : T technologique O Organisationnelle I Indifférenciée

X (caractère gras) : Barrières analy sées comme les plus imp ortantes dans les recherches concernées

TOT AL BARRIERES EXTERNES ATTRIBUTS INNOVATION Ress. Financières Ress. Humaines

91

A notre connaissance, seules deux recherches sur les barrières se sont intéressées aux innovations organisationnelles (Madrid-Guijarro et al., 2009; Wagner et al., 2011). La première porte sur un échantillon de 294 managers de PME espagnoles et examine l’effet de 15 barrières regroupées en trois facteurs (environnement externe, ressources humaines et risque)20 sur trois types d’innovations : produit, procédé et organisationnelle (Madrid-Guijarro et al., 2009). Si cette tentative de comparaison des effets des barrières sur ces trois types d’innovations nous paraît réellement intéressante, les résultats obtenus sont assez décevants. Tout d’abord, aucun des trois facteurs n’est significatif en ce qui concerne les innovations produits. Ensuite, l’opérationnalisation des innovations technologiques de procédés et des innovations organisationnelles ne permet pas de les différencier, les premières intégrant les changements dans les procédés de production, qui peuvent être considérés comme des innovations organisationnelles. De ce fait, les résultats pour ces deux types d’innovations sont, en toute logique, similaires : la barrière principale liée à la détérioration des ressources financières et celle relative aux Ressources Humaines (RH) sont significatives. Un résultat intéressant et paradoxal ressort toutefois de cette étude : les managers perçoivent peu les barrières liées aux RH alors qu’elles ont un effet négatif et significatif sur ces innovations. La seconde recherche s’intéresse aux barrières à une innovation organisationnelle, le Lean Management, au sein de grandes entreprises du secteur automobile (Wagner et al., 2011). Les principales barrières à l’innovation organisationnelle sont le manque d’engagement (attitude des salariés) et de clarté dans la définition des rôles.

Les travaux sur les barrières à l’innovation ont par ailleurs abouti à plusieurs résultats intéressants et parfois contre intuitifs. Par exemple, alors que l’on pourrait s’attendre à ce que les barrières à l’innovation soient davantage ressenties et citées par les entreprises non innovantes, des recherches ont montré que ce sont celles qui innovent qui les identifient le mieux (Baldwin et Lin, 2002; Hadjimanolis, 1999; Tourigny et Le, 2004). Baldwin et Lin (2002) suggèrent que c’est l’effet d’apprentissage de l’innovation qui peut expliquer ce phénomène : les entreprises qui innovent auraient d’autant plus conscience des barrières qu’elles ont appris à les surmonter tout au long du processus d’innovation. Enfin, alors que les interactions entre déterminants n’ont été que peu étudiées, plusieurs

20 Le facteur « environnement externe comprend 6 variables : turbulences économiques, manque d’informations sur le marché, manque de collaborations externes, manque d’infrastructures régionales, manque de soutien du gouvernement, manque d’informations sur les technologies. Le facteur « ressources humaines » comprend 5 variables : la résistance au changement des managers, la résistance au changement des salariés, le manque de personnel qualifié, le manque d’information, les problèmes pour maintenir les qualifications. Enfin, le facteur « risque » comprend 4 variables : le risque excessif de l’innovation, son coût, les difficultés pour contrôler les coûts de l’innovation et le manque de ressources financières.

92

recherches se sont intéressées aux complémentarités entre barrières à l’innovation (Galia et Legros, 2004; Mohnen et Röller, 2005). Galia et Legros (2004) montrent par exemple que les obstacles relatifs au risque, au coût et au manque de sources de financement se renforcent mutuellement. Par ailleurs, les difficultés de financement sont complémentaires avec les rigidités internes (attitudes des managers face au changement et au risque), qui seraient elles-mêmes complémentaires avec le manque de personnel qualifié. Autrement dit, toutes ces barrières à l’innovation seraient interdépendantes et se renforceraient mutuellement - ce qui rendrait inutile de tenter d’en surmonter une de manière isolée.

1.2.3 Déterminants et barrières à l’adoption d’une innovation

organisationnelle : les deux facettes d’un même phénomène

Qu’il s’agisse des déterminants ou des barrières à l’adoption, on retrouve la distinction majeure entres les facteurs internes (y compris les caractéristiques individuelles des managers et salariés) et externes. Si la démarche relative aux déterminants est plus orientée sur les facilitateurs de l’innovation (Hadjimanolis, 1999), l’effet d’un déterminant peut être négatif et être envisagé comme une barrière. Dans la même idée, l’identification d’une barrière renvoie, par un effet miroir, aux mesures qui auront permis à ladite entreprise de poursuivre le processus d’innovation. En échangeant avec Fariborz Damanpour21 sur ces deux approches, celui-ci nous disait qu’il s’agissait, selon lui, de deux faces d’une même pièce, ce sur quoi nous le rejoignons en notant toutefois qu’elles présentent mutuellement et conjointement des intérêts. Le premier intérêt est méthodologique ou relatif à l’instrumentation méthodologique. Les postures « déterminants » et « barrières » conduisent à des questionnements différents qui permettent un recueil de données et des interprétations complémentaires lors d’entretiens basés sur des récits rétrospectifs. En effet, le fait, lors d’un entretien en face à face, d’aborder le même processus vécu du point de vue des leviers puis de celui des barrières, autrement dit d’alterner ces deux postures, permet de faire parler les personnes interviewées en les incitant à renverser leurs points de vue. L’approche par les leviers les conduit, nous semble-t-il, plus facilement à reconstruire la réalité, à la rationnaliser, à légitimer des actions qui ont eu un effet levier en occultant le frein ou blocage qui les a

21

Nous avons eu la chance de passer deux mois à la Rutgers Business School (Newark, USA) aux côtés de Fariborz DAMANPOUR, dans le cadre du séjour de recherche à l’étranger prévu dans le programme doctoral du CEFAG.

93

précédées. Les questionnements orientés sur les freins et obstacles ont, à l’inverse, permis d’obtenir des informations que certaines des personnes interviewées occultaient, de manière consciente ou inconsciente, pour défendre une image de réussite d’un processus qui avait pourtant été marqué par quelques écueils. Cette constante posture ambivalente permet de distinguer le premier plan (une réussite du processus d’adoption d’une innovation organisationnelle largement mise en avant et défendue en interne comme en externe) et un arrière-plan chargé d’une multitude d’informations sur les difficultés et blocages rencontrés, depuis longtemps dépassés, et donc partiellement occultés. Nous reviendrons sur cet aspect dans notre chapitre 3 dédié à la méthodologie.

Les résultats des recherches relatives aux déterminants et barrières à l’adoption d’une innovation illustrent le second intérêt de cette double approche : ces recherches apportent des contributions complémentaires. Par exemple, au niveau des facteurs internes, si l’approche par les déterminants a tendance à se focaliser sur les caractéristiques structurelles de l’organisation adoptante, celle par les barrières est plus orientée sur les ressources humaines et financières, les premières étant très peu abordées dans la littérature sur les déterminants. Les résultats obtenus dans le cadre d’une de ces approches peuvent inciter à développer des investigations complémentaires grâce à l’utilisation de la seconde.

Enfin, un déterminant qui a un effet négatif, peut certes être assimilé à une barrière, même si la littérature sur les déterminants oublie d’introduire spécifiquement la notion de barrière.

En définitive, forts des intérêts mutuels et conjoints des approches par les

déterminants et par les barrières à l’innovation organisationnelle, nous souhaitons, dans notre travail de recherche, jouer de leur complémentarité. C’est une des raisons qui nous fait opter pour le terme « antécédents » à l’adoption d’une innovation organisationnelle, qui, selon nous, peut englober aussi bien les déterminants que les barrières, et qui est moins issu d’une vision purement déterministe, conformément à notre posture épistémologique. C’est aussi la terminologie retenue dans les recherches récentes (Camisón et Villar-López, 2011; Chen et al., 2010; Damanpour et Aravind, 2012a; Sempere-Ripoll, 2012; Wischnevsky et Damanpour, 2008) même si le terme « déterminant » issu, à l’origine, de la littérature économique reste très usité notamment par les recherches hypothético-déductives classiques se réclamant du positivisme.

94