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On a longtemps reproché à la médecine son absence de prise en compte de la culture dans le soin. Depuis, nous avons un peu versé dans son contraire, notamment avec un appel à la compétence culturelle. Mais de quelle culture s’agit-il ? Celle du migrant de l’Ouest ou du Sud, américain ou haïtien, scolarisé ou moins instruit, portant le hijab coloré ou noir ? Nos milieux cosmopolites d’ici et d’ailleurs, la migration et la mondialisation des échanges participent à la déconstruction de cultures pensées comme homo-gènes, aux frontières définies, partagées par un groupe donné. Entendue comme un ensemble variable de valeurs, de croyances, de modes d’être prenant sens dans un contexte relationnel et historique, la culture fluctue et est mobilisée différemment selon les situations. La culture du profes-sionnel de la santé, comme celle du patient et de sa famille, est en devenir.

Elle n’existe pas seule, en dehors des contextes qui la façonnent.

En milieux hospitaliers, on réclame souvent d’expliciter un phéno-mène dit culturel dès lors que le patient ou sa famille sont perçus comme autres. Cette mise à distance n’est pas étrangère aux rapports sociaux qui prévalent dans la localité circonscrite. L’autre sera migrant (statut réel ou imaginé) et plus spécifiquement minoritaire dans le contexte local, de par son groupe d’appartenance (ethnique, confessionnel) ou encore ses mar-queurs phénotypiques et sociologiques (dont la langue, mais aussi la tenue,

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la couleur de la peau, les pratiques). Cette mise à distance est aussi activée lorsqu’il y a une hésitation à suivre les directives thérapeutiques proposées par les équipes de soins. À son tour, ce refus des projets thérapeutiques est fréquemment attribué à un différend culturel, religieux ou de genre.

L’altérité se dessine en fonction de soi qui, dans l’espace hospitalier, évoque une certaine idée de la science ou même de la raison pour le per-sonnel soignant. Lorsque le patient et sa famille tendent à trop diverger par rapport à ce qui est acceptable comme attitude à adopter dans l’espace thérapeutique, ils sont identifiés comme à problème. Corollairement, l’expression d’une bonne compréhension de la condition médicale du patient, du langage médical et une attitude, un comportement estimé adéquat dans la situation sont des atouts pour le patient et sa famille, pour la perception qu’en aura l’équipe soignante et les relations qui s’ensuivront.

Or, ces ressources que nous qualifions de symboliques sont inégalement partagées, en milieu hospitalier comme ailleurs. En voici un exemple : Histoire de Tahina1

Une fillette d’âge préscolaire fréquente le même milieu hospitalier depuis sa naissance. Sa trajectoire de soins est remplie d’embûches : incertitude quant au diagnostic, délais dans les interventions, complications imprévues, résis-tance aux médicaments, etc. La relation de Tahina avec le personnel soignant est excellente. La dynamique entre les parents et le personnel soignant est néanmoins problématique. Certains épisodes sont caractérisés par des conflits engendrés par une résistance, voire un refus, de ses parents aux traitements proposés par l’équipe soignante. Une mauvaise représentation et compréhension de la maladie ainsi que des limitations intellectuelles des parents sont évoquées par certains soignants pour expliquer ces tensions.

Les parents seraient incapables de comprendre les interventions proposées, ce qui expliquerait leur refus des soins pour leur fille. Les parents sont d’un groupe minoritaire peu favorisé dans la localité, leur situation économique est difficile, notamment en raison de la longue maladie de Tahina et de leur présence soutenue à son chevet. Leur compétence linguistique (langue locale) est limitée, mais fonctionnelle, sans qu’ils en comprennent nécessairement toutes les subtilités (jeux de mots, par exemple).

Selon les codes (les cadres de référence) de l’unité de soins concernée, le bon parent est proactif, s’informe, est à l’affût de symptômes qui pourraient 1. L’histoire intégrale de Tahina (nom fictif) a été publiée dans Fortin (2013).

renseigner l’équipe soignante sur l’évolution de l’état de l’enfant. Or, l’impli-cation des parents de Tahina dans la trajectoire de soins ne correspond pas à celle attendue. Leurs hésitations quant au plan de traitement deviennent un obstacle, un frein au projet thérapeutique. Un bon parent ne refuserait pas le traitement proposé.

Devant le refus d’acceptation du traitement par le père, un interprète est appelé afin de lui expliquer le bien-fondé de l’intervention proposée. Par la suite, un autre père (du même pays d’origine), ayant jadis approuvé des trai-tements similaires, est présenté aux parents, afin de mieux les informer. Les parents de Tahina sont rassurés par les paroles de cet autre père qui, à sa manière, élucide le langage médical. Le père de Tahina est légitimé dans cet échange. Ses questions et hésitations sont entendues par l’autre père alors qu’elles étaient écartées par plusieurs soignants. Enfin, le père en vient à approuver les traitements. Pour les cliniciens, cet épisode est qualifié de problème culturel parce qu’il s’agit d’une famille d’origine immigrante dont les perceptions du corps et des soins (réelles ou imaginées) diffèrent des perceptions locales.

Comme tant d’autres, cette histoire raconte cette rencontre souvent difficile entre différents types de savoirs (experts et profanes), mais aussi, celle entre migrants et non-migrants et plus encore, entre majoritaires et minoritaires, dans l’espace clinique. La complexité des trajectoires théra-peutiques et les différentes temporalités de la maladie (les familles et les professionnels de la santé ne perçoivent souvent pas la situation de la même manière), les conditions structurelles d’hospitalisation et l’organi-sation des services, les différentes capacités d’expression de langue publique, les ressources symboliques et, dans cette histoire, les conditions de vie précaires de la famille participent aussi à cette dynamique.

Cette histoire étaye aussi notre propos quant au fait que l’insistance sur la culture dans le soin est un leurre, un voile qui peut brouiller l’examen de la trajectoire de soins afin de mieux saisir les éléments qui entravent ou favorisent l’établissement d’une relation de confiance entre les professionnels de la santé, les patients et leur famille. Certes, la culture traverse nos vies, nos milieux, teinte notre compréhension, inspire nos pratiques. Elle colore notre expérience de la maladie, la nôtre et celle de nos proches. Elle n’en est pas moins mouvante, fluide, ancrée dans la proximité et traversée par le lointain. Elle résiste à tout enfermement et à toute catégorisation, notamment celle d’un groupe ethnique ou national partageant des traits culturels communs. La compétence culturelle parti-cipe à cette impression qu’un savoir balisé peut ordonner la différence.

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Nous retenons plutôt la notion d’humilité culturelle et la curiosité qu’elle sous-tend, l’invitation à une pratique ouverte à la diversité qui est peut-être, en elle-même, le prérequis à toute rencontre clinique. Le philosophe Paul Ricœur situe la connaissance sur cette voie, avec comme première étape la « reconnaissance de la méconnaissance ». La clinique n’y échappe pas. L’incertitude est inhérente à la diversité. Reste à l’apprivoiser. C’est sans aucun doute un défi central à la pratique soignante en milieux cosmopolites, où la diversité ethnique, religieuse et sociale rend caduque toute typologie territoire, groupe, culture.

Par-delà la culture, l’hôpital est un lieu de contact privilégié entre migrants et non-migrants et de manière inclusive, entre minoritaires et majoritaires. À titre d’institution phare de la société locale, l’hôpital joue un rôle qui dépasse sa vocation de soins ; il est un acteur dans la ville. C’est un lieu apolitique, car les soignants qui y travaillent le font en fonction de leurs statuts professionnels et non de leurs points de vue personnels sur le social, la migration ou la diversité religieuse. Et comme le disait si bien un clinicien : « Ce n’est pas de moi dont il s’agit mais de mon patient » (notre traduction). En même temps, l’hôpital est un espace politique, puisqu’il engage des relations entre groupes, entre acteurs, entre savoirs, entre valeurs et normes. Au-delà des questions médicales, l’hôpital a aussi une portée sur la vie des patients et de leur famille. Cette institution représente un lien avec la société locale et le mainstream pour de nom-breuses familles d’immigration récente et moins récente. Envisagé ainsi, l’hôpital réinvente sa vocation d’accueil et d’hospitalité au cœur de son projet initial, amalgamé à des savoirs de pointe qui constituent les fleurons de la médecine hospitalière contemporaine.

Pour aller plus loin

Cognet, M. et Montgomery, C. (dir.) (2007). Éthique de l’altérité. La question de la culture dans le champ de la santé et des services sociaux. Ste-Foy, Les Presses de l’Université Laval.

DelVeCChio-GooD, M.-J., Willen, S. S., Hannah, S. D., ViCkery, K. et Taeseng Park, L. (dir.) (2011). Shattering Culture. New York, Russel Sage Foundation.

Fortin, S. (2013). Conflits et reconnaissance dans l’espace social de la clinique. Les pratiques hospitalières en contexte pluraliste. Anthropologie et sociétés, 37(3) : 179-200.

Les hommes qui ont des relations