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Le sujet des médecines locales des pays à faible revenu est depuis longtemps discuté dans le champ de la santé publique internationale. Les anthropologues ont d’ailleurs analysé ces médecines, pour identifier des praticiens locaux, comprendre les significations sociales de la maladie et les pratiques qui en découlaient. Ainsi, on a bien compris que les mondes dans lesquels on intervenait au nom du progrès et du développement dans le domaine de la santé n’étaient pas vides de contenu. Le domaine de la santé n’était pas sans systèmes médicaux ou sans traditions médicales.

Les programmes de santé publique pouvaient se heurter à ces pratiques enracinées de longue date dans des sociétés et des cultures. À ce titre, on a pu, et l’on peut encore penser que ces héritages du passé devraient s’effacer lorsque la médecine scientifique occidentale sera suffisamment intégrée, lorsque les paysages seront peuplés de structures de santé bio-médicales, lorsque ces dernières seront bien organisées et riches en maté-riel divers, et lorsque l’on aura formé suffisamment de médecins et d’infirmières pour les habiter. Ce doit être pour cela qu’on qualifie de manière abusive ces médecines de « traditionnelles », en les inscrivant ainsi dans un ordre de progression culturelle où le moderne doit inévitablement prendre la place du traditionnel.

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Bref, l’occidentalisation des systèmes médicaux à partir d’une diffu-sion de modèles et de motifs en provenance de pays riches devrait, semble-t-il, transformer le rapport que les personnes des pays à bas et moyen revenu entretiennent avec les médecines locales. Ces personnes devraient alors s’orienter différemment dans leurs recours aux soins. Elles devraient privilégier la médecine occidentale en raison de sa grande efficacité, de sa provenance, et tourner progressivement le dos à des pratiques consi-dérées comme peu efficaces, et aux praticiens locaux rangés habituelle-ment dans les catégories de tradipraticiens, de guérisseurs, de sorciers- chamans, d’herboristes, voire de charlatans.

Évidemment, l’ordre des choses n’est pas si simple, et l’on constate qu’il ne suffit pas de la présence des uns pour produire la disparition des autres. Le marché des offres de soins n’est pas une garde-robe où le neuf remplace le vieux linge démodé. La vitalité des médecines locales est toujours aussi forte. Elle l’est par exemple dans des pays d’Asie qui la proposent d’une manière officielle, comme un service conjoint aux ser-vices biomédicaux, et se présente à travers de multiples initiatives de valorisation et de reconnaissance de ces médecines dans des politiques nationales de santé développées ici et là.

On comprend donc que les médecines et traditions médicales locales non scientifiques sont encore en vigueur dans les pays à faible et moyen revenu. Elles semblent tirer leur épingle du jeu sur un marché des offres de soins toujours plus grand et très compétitif. La situation en Occident des médecines et des thérapies dites alternatives montre même que l’hyper-modernité et les avancées technologiques ne changent rien.

Effectivement, en dépit du développement important de la biomédecine en Occident depuis deux siècles, en dépit de nouvelles technologies médi-cales diagnostiques et thérapeutiques très performantes et d’un accès à des services de santé en augmentation, les médecines alternatives et complémentaires sont toujours très présentes dans les itinéraires théra-peutiques des personnes malades. En témoigne une étude réalisée en 2006 sur l’usage de ces espaces de soins chez 2000 Canadiens. Il apparaît dans ces travaux qu’environ 70 % des Canadiens et des Québécois ont eu recours à ces pratiques dans leur vie et qu’environ la moitié avait consulté un thérapeute de ce secteur durant l’année précédant l’enquête. Il suffit encore de naviguer sur le site Internet de Passeport Santé (http://www.passeport-sante.net/fr) pour constater que l’abécédaire de ces thérapies est

impres-sionnant et que de nouvelles formes thérapeutiques sont apparues durant les dernières années.

Des médecines utiles et indéracinables

Il semble donc difficile de soutenir un lien de cause à effet direct entre la présence de la biomédecine et la disparition potentielle des thérapeutes et des thérapies de tout acabit. Il faut dire par ailleurs que plusieurs fac-teurs jouent en faveur de la présence et de la popularité de ces dernières.

Ces facteurs renvoient à une accessibilité géographique et économique à des thérapeutes en tout temps. Retenons encore que l’accessibilité renvoie aussi à la manière dont on comprend, explique et interprète les problèmes dans ces médecines, comme aux procédures et aux logiques par lesquelles on passe pour les résoudre. Par exemple, le recours à ces médecines est parfois pertinent parce que le sens que le thérapeute donne au mal est bien compris par ceux qui le consultent, parce que son explication s’enra-cine dans le monde des personnes en souffrance. C’est le cas notamment en Haïti, où l’on continue de recourir à la médecine vaudou parce que les consultants y entendent que leurs infortunes relèvent du manque de soins à l’endroit de relations avec leurs ancêtres, avec des entités non humaines (les lwa) que l’on honore depuis plusieurs générations dans les habitations familiales, à qui l’on voue parfois un culte d’adoration individuelle. Dans leurs théories sur la maladie, les thérapeutes évoquent encore les relations sociales dans lesquelles se présentent l’envie, la convoitise, la jalousie, les conflits ou des comportements non tolérés. Ces « ingrédients » seraient à l’origine de nombreux problèmes en Haïti. Le malheur suppose donc la nécessité de revenir sur la place que le malade et les siens occupent dans une société et un monde haïtiens complexes, meublés de divers éléments avec lesquels les consultants sont très familiers. Ceux-là accueillent ainsi favorablement ce type de lecture et les procédures thérapeutiques qui s’ensuivent, et ce, en raison d’une proximité culturelle. Les Haïtiens qui consultent dans le vaudou s’y reconnaissent et reconnaissent les lieux dans lesquels ils ont appris à exister, et dans lesquels les problèmes émergent.

Une correspondance entre les discours des thérapeutes et des soignés, une inscription du problème dans des réseaux sémantiques communs, la mobilisation de modèles explicatifs du malheur connus de part et d’autre, des renvois à des normes sociales, des ordres de moralité, des modes de

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vie, des agents morbides divers, ou d’autres référents propres à une société ou à un groupe, rapprochent ainsi les médecines locales de ceux qui les utilisent. Le familier, l’intelligible et la reconnaissance de ce que l’on est, de la manière dont on se définit et dont on vit, participent de cette acces-sibilité. La quête de bien-être et de guérison se mêle par conséquent à une quête et une offre de sens qui ont aussi leur importance dans les logiques et les motivations du recours aux soins.

Il faut donc savoir que le recours à des médecines ne correspond pas uniquement à des quêtes de guérison, mais qu’il comporte une dimension sociale qui compte pour beaucoup. La permanence de ces médecines coïncide avec la permanence (et parfois l’affirmation et la revendication) de systèmes et d’ordres sociaux, de référents identitaires qui disent beau-coup de ce que nous sommes, de ce que nous voulons être et de ce que nous devenons.

En conclusion, penser la présence des médecines locales et leur dis-parition dépasse les questions d’efficacité, de preuves scientifiques ou de méthodes thérapeutiques qui viennent systématiquement à l’esprit de ceux qui ont tendance à entretenir l’idée reçue d’une disparition des médecines locales au profit de la médecine moderne occidentale. Les médecines et thérapies qui côtoient la médecine scientifique qu’on essaie d’implanter ici et là devraient donc subsister, à moins qu’on engage une lutte féroce contre elles. Il en va d’une certaine permanence et d’une continuité de sens. Il en va d’un rôle social et pas uniquement thérapeutique et, bien souvent, d’une autre manière de comprendre le monde et de s’y inscrire pour être bien et se protéger des infortunes.

L’Organisation mondiale de la santé (OMS) prescrit d’ailleurs une attitude positive à l’endroit des médecines du monde en suggérant des politiques d’intégration des médecines, une collaboration, ou tout au moins une tolérance de ces pratiques et praticiens. Les paysages médicaux qui devraient se présenter dans le futur nous apparaissent relever beaucoup plus du pluralisme, de la juxtaposition de pratiques, de la combinaison et de l’emprunt, que de la disparition de traditions médicales et de l’impo-sition d’une médecine scientifique appuyée par des programmes de santé internationale. Prenons le temps d’examiner les lieux de ces interventions et nous le constaterons très vite. De là, nous pourrons en partie changer nos idées reçues héritées d’un passé néocolonial et de théories évolutionnistes bien dépassées ! Évidemment, cet état de faits ne doit pas

non plus étouffer les projets d’intégration de la médecine scientifique là où on en est dépourvu. Mais le faire n’oblige pas d’imposer des modèles uniques et d’être animé des attitudes paternalistes qui imprègnent parfois le champ de la santé internationale.

Pour aller plus loin

Esmail, N. (2007). Complementary and alternative medicine in Canada : trends in use and public attitudes, 1997-2006. Public Policy Sources, 87.

Organisation monDiale De la santé (2002). Stratégie de l’OMS pour la médecine traditionnelle. Genève, Organisation mondiale de la santé.

Vonarx, N. (2012). Le vodou haïtien : entre médecine, magie et religion. Presses uni-versitaires de Rennes.

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Les politiques de santé