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Le recours au savoir comme moyen d’aide à l’élaboration, à la hiérarchi-sation et à la mise en œuvre des politiques n’est pas un phénomène con-temporain. Aujourd’hui encore, la recherche d’une plus grande efficacité dans les politiques publiques, notamment en matière de santé, veut inciter l’action publique à davantage de rationalité et d’objectivité. Dans cette quête, une idée est constamment mise en avant : utiliser les données sur la santé pour concevoir, mettre en œuvre et évaluer les politiques de santé. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) souligne que l’atteinte des objectifs sanitaires à l’échelle internationale exige une importante mobilisation de données scientifiques rigoureuses. Elle insiste ainsi sur la nécessité d’utiliser les données sanitaires afin de surveiller l’état de santé des populations, de comprendre les espérances de vie faibles, d’évaluer l’émergence des maladies non transmissibles, de con trôler la propagation des maladies transmissibles et d’élaborer des politiques de santé conséquentes.

Depuis une décennie, bailleurs et bénéficiaires de l’aide publique au développement se sont promis de donner la priorité aux problèmes de santé en utilisant des données probantes compte tenu des interventions efficaces disponibles. Ces différents appels à l’utilisation de preuves

scien-tifiques laissent penser que les politiques de santé seraient exclusivement déterminées par des considérations objectives sur la santé.

Mais la réalité est tout autre. La définition même d’une question en tant que politique de santé est, par essence, de nature politique. Cela concerne la conception de la santé que ses promoteurs souhaitent mettre en avant, à la lumière des principes, valeurs et intérêts qui sont les leurs et au regard du cheminement proposé pour élaborer et rendre cohérente cette politique de santé. Les décisions portant sur les politiques de santé sont très souvent d’une grande complexité. Contrairement au modèle du choix rationnel qui suppose une parfaite connaissance des différentes options, de leurs consé-quences, de leur utilité relativement aux buts poursuivis, les choix en santé illustrent plus souvent qu’autrement les déviations du raisonnement réel par rapport à la rationalité véhiculée dans les discours officiels.

La vision dominante

Au sein des organisations internationales intervenant dans le domaine de la santé, un nouveau consensus se fait jour autour du concept de don-nées objectives en matière d’élaboration des politiques de santé. Ce modèle de décision fondé sur une rationalité néoclassique est employé dans de nombreuses analyses sur les politiques socioéconomiques. Il se fonde sur l’utilisation d’analyses coûts-bénéfices en tant que moyen d’aide à la hié-rarchisation et à la décision. Une telle approche repose sur l’hypothèse d’une capacité des acteurs à définir avec soin la nature des problèmes auxquels ils font face et à proposer des solutions différentes. L’évaluation de ces solutions sur la base d’un ensemble de critères objectifs devrait fonder la décision.

Mais cette approche repose sur des présupposés très contestables. En effet, bien souvent, les concepteurs de politiques, souvent appuyés d’ex-perts d’une question, se mobilisent pour proposer du problème qui les intéresse une définition différente de celle qui est adoptée par les déci-deurs, afin de les amener à modifier leurs perceptions dans un sens plus favorable aux intérêts des acteurs mobilisés. Le processus d’élaboration des politiques fonctionne comme un système de traitement de l’informa-tion. Ceci explique en partie pourquoi, et comment, les gouvernements accordent la priorité à tel problème plutôt qu’à tel autre, sans toujours considérer, comme il se doit, les données probantes.

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Les financements internationaux

En examinant les flux d’aide publique à la santé, on constate que les financements internationaux ne reposent pas sur des données probantes.

En effet, certains enjeux de santé drainent l’attention des dirigeants poli-tiques et des bailleurs de fonds, tandis que d’autres restent à l’arrière-plan, sans que ces différences ne s’expliquent par des facteurs objectifs tels que la morbidité et la mortalité ou par l’existence de moyens d’action efficients (c’est-à-dire rentables en termes de coût/efficacité).

TAB L E AU 1

Charge de la maladie et financement de la santé dans les pays à revenu faible et intermédiaire

MST et VIH/sida 80 173 5,8 25,9 28,5

Santé maternelle et

Blessures 55 945 11,2 0,0 5,1

Total 387 426 100,0 54,9 100,0

* EVCI : espérance de vie corrigée en fonction de l'incapacité Source : Présentation des auteurs d’après Mackellar (2005).

Pour mesurer les besoins de santé, l’espérance de vie corrigée en fonction de l’incapacité (EVCI) est un outil qui fait aujourd’hui autorité.

Il permet de mesurer la charge de morbidité (ou invalidité) des différentes maladies et aide ainsi à une hiérarchisation rationnelle des dépenses. Ce tableau montre, par exemple, que la part des dépenses pour les pro-grammes portant sur le VIH/sida (environ 30 % de l’aide) est beaucoup

plus élevée que le poids du VIH/sida dans la charge totale des maladies (environ 6 %) au début des années 2000. Inversement, des maladies trans-missibles comme la pneumonie ou la diarrhée, qui tuent chaque année des millions de personnes et contre lesquelles on dispose de moyens d’intervention efficients, n’attirent que des financements modestes. Les maladies non transmissibles n’attirent aucun financement spécifique. Il apparaît donc que ce n’est pas l’importance d’un problème de santé qui prévaut dans les décisions politiques sur le financement de la santé. Et cela ne s’explique pas par un manque de données.

Éléments d’explication

Les acteurs qui composent la communauté des donateurs sont essentiel-lement des États, des organisations intergouvernementales, des ONG, des entreprises (industries pharmaceutiques, notamment) et des leaders d’opinion. Ce sont eux qui prennent les décisions relatives à l’organisation et à la mise en œuvre des politiques d’aide à la santé. Ces acteurs, qui peuvent partager des objectifs communs de développement, diffèrent d’abord par leurs statuts (publics et privés), ensuite par leurs intérêts et enfin par leurs valeurs et orientations. Les valeurs et orientations d’un acteur sont consubstantielles à sa perception d’un problème, de sa causa-lité, ainsi que des options disponibles pour le résoudre. Ainsi, on peut citer plusieurs exemples mettant en évidence cette image politique des bailleurs ou promoteurs de projets : la santé comme un droit, la santé comme un facteur de développement, la santé comme un facteur de sécurité et la santé comme un bien public. Les données sur la santé sont analysées et interprétées à l’aune de ces représentations sociopolitiques qui varient selon les époques, les espaces et les acteurs. Nous tenons là la raison principale des disparités entre maladies : ce que nous appelons réalité n’est pas quelque chose qui serait là, devant et hors de nous, indé-pendamment de l’observation humaine. La réalité n’est pas une donnée objective mais un construit social. Nous la construisons à travers des catégories mentales et des interactions sociales.

Un problème de santé se voit accorder de l’attention en raison moins de son importance objectivable que de la manière dont il est mis en évi-dence par ceux qui sont convaincus de son importance ou qui y ont intérêt. Cela ne signifie pas qu’il n’existe aucun lien entre la matérialité

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des faits et l’attention accordée à un problème, mais ce lien est distendu.

Il est toujours influencé par des représentations sociales. Entre les faits ou les chiffres et les politiques mises en place s’intercale une intermédiation sociopolitique que l’on ne peut ignorer, voire éliminer.

Ainsi, la dynamique du choix en matière de politiques publiques repose moins sur un processus rationnel et davantage sur une approche socioconstructiviste. Les acteurs souhaitant se mobiliser autour de la santé, et ce, quel que soit l’enjeu, ont compris le message et essaient mal-heureusement bien trop souvent de présenter leur dossier en fonction des préoccupations des décideurs et en choisissant les représentations du problème les plus susceptibles de retenir leur attention. Ce qui peut faire en sorte que des problèmes peu répandus retiennent l’attention. En effet, la nécessité d’intéresser les bailleurs en invoquant leur image politique pourrait conduire à des politiques publiques qui correspondent davantage aux priorités des donateurs qu’à celles des bénéficiaires. D’où les pro-blèmes d’appropriation de l’aide et de décalage des politiques d’aide par rapport aux besoins des populations.

Pour aller plus loin

Fassin, D. (2000). Les enjeux politiques de la santé. Études sénégalaises, équatoriennes et françaises. Paris, Éditions Karthala.

Hanlon, M. et al. (2014). Regional variation in the allocation of development assistance for health. Globalization and Health, 10 :8. doi :10.1186/1744-8603-10-8 Jones, B. D. et Baumgartner, F. R. (2005). The Politics of Attention. How Government

Prioritizes Problems ? The University of Chicago Press.