• Aucun résultat trouvé

La Répétition de la scène

C. Les Foires aux vanités

C. 1. Sven : la Métalepse au niveau de l’histoire

Comme la plupart des jeux, il s’inscrit dans un temps à part, ici dans le temps de l’attente du fils, Emmanuel. Il occupe le temps, mais cette fonction dans l’histoire se double d’une fonction narrative. Se déroulant en plusieurs séances, il constitue un événement majeur de la mise en scène de l’attente des trois personnages masculins, motif fondamental qui traverse tout le roman : le gardien du phare attend dans son île de la mer des Wadden, sa fille, Anne, disparue depuis huit ans (p. 208) ; son pendant, le vieil homme du cirque de Salazie, attend son fils Emmanuel, ornithologue dans l’île des Wadden, qui attend son fils Sven dans la même île nordique. Le cercle infernal de la folie de l’attente. Le roman est composé de vingt-quatre chapitres qui font s’alterner le récit d’Emmanuel à la première personne (nous l’appelons « récit nordique ») et le récit du rêve qu’il fait de la vie de Sven et de son père dans le cirque de l’île de l’océan Indien (« récit réunionnais »). Les deux récits se partagent quinze séquences. Le récit réunionnais semble un récit rêvé par le narrateur-personnage du récit nordique, plutôt qu’un récit de rêve. De plus, il ne peut manquer d’évoquer la vie menée par René et Yann Toulec, à la fin du Bleu des vitraux. A sa façon, Sven complète et prolonge le roman qui le précède. Le récit du rêve d’Emmanuel, à la troisième personne, est peuplé des visions et des rêves de Sven dans lesquelles apparaît l’ornithologue sous les traits de « l’homme au loden vert ». L’effet spéculaire produit fait de la relation père-fils un miroir à double face.

La voix exaltée du gardien du phare ouvre le roman : il vient d’identifier le navire qui passa au large. Le mouvement de son bras qui donne des jumelles fait apparaître le narrateur, Emmanuel. Ils échangent tous deux le fruit de leurs observations. Le narrateur s’enquiert d’Anne,

la fille de son unique compagnon sur l’île. Le gardien invente la vie de sa fille depuis qu’elle est partie. Emmanuel pense à son père, il l’imagine en train d’attendre son appel téléphonique ou en train de le chercher. Il raconte au fur et à mesure ce qu’il imagine au vieux gardien du phare, auditeur exigent, de sorte que l’ornithologue constitue un « double narrateur », dans le pur respect

de la tradition littéraire, telle que la rappelle Gérard Genette84. Ainsi le récit réunionnais que l’on

s’apprête à lire a-t-il, du moins pour un temps seulement, dans le récit nordique, un autre personnage pour premier locutaire. L’espace de l’île du nord est campé. Dès la première séquence du récit réunionnais apparaît Sven, un enfant d’une nature assez sauvage : il suit à distance « le vieillard » qui, retiré depuis des années dans le cirque de Salazie, effectue une promenade journalière le long de ses ravines. La séquence s’achève avec la fin de la journée : la longueur du chapitre respecte le temps chronologique. Le rêve d’Emmanuel est synchrone avec le présent qu’il vit dans l’île des Wadden : si le soir du songe s’interrompt, celui du présent d’Emmanuel commence. Il quitte le gardien qui doit allumer le phare, pour repeindre la future chambre de Sven. Il gagne le pavillon de plage où il réside et où rien n’a changé depuis le « départ » d’Anne. Emmanuel s’endort, le rêve reprend. A partir de la deuxième séquence du récit réunionnais, le déroulement du rêve d’Emmanuel s’étend sur deux ou trois chapitres, de sorte que la vie rêvée de Sven semble envahir peu à peu la « réalité » d’Emmanuel. Le récit saisit Sven en focalisation interne. Le narrateur dévoile tout d’abord le souvenir qu’a l’enfant du jour de son arrivée. En errant dans la vieille demeure, il découvre que des objets et des meubles ont disparu et ont été remplacés par de piètres avatars. Il observe le « vieillard » qui surveille la propriété. Celui-ci le laisse seul dans la maison pour gagner Salazie, sur sa jument Maya. Il prend soin de charger Sven de se tenir prêt à décrocher le téléphone s’il sonne. De retour, le vieillard, tel un nouveau Barbe

Bleue, lui interdit de pénétrer dans l’une des chambres. Il ordonne à Sven de faire la vaisselle,

l’enfant s’exécute. La tâche finie, « le vieux » l’entraîne dans la même promenade que la veille, jusqu’à la nuit (p. 37-50). Au chapitre suivant, le rêve reprend en plein après-midi : de retour, le

vieil homme d’humeur maussade s’inquiète du « coup de fil ». Après une brève dispute, il n’a de cesse d’intervenir dans les jeux de l’enfant. Sven observe que dans ce rituel, le jeu de la marelle est celui qui est systématiquement arrêté par son hôte. Vient la promenade qui prend bientôt l’aspect d’une inspection. Pour la première fois, Sven éprouve le sentiment d’un danger. La séquence s’achève au bout de la promenade, sur une crête, où les deux randonneurs prennent leur repas (p. 51-59). Le présent de la narration balaie le songe avec la visite inopinée qu’Emmanuel rend au gardien du phare. Aux propos badins relatifs à l’aménagement de la chambre de Sven dont le nom est passé sous silence succèdent les commentaires du gardien au sujet des appels téléphoniques avortés d’Emmanuel qui raccroche à peine a-t-il composé le numéro. Avant de laisser l’ornithologue, il évoque l’arrivée prochaine d’Anne. Si la vision de l’enfant sur le cheval referme la séquence (p. 60-68), elle est immédiatement prolongée par le rêve qui met en scène Sven : il accourt annoncer le coup de téléphone au « vieillard ». Dans l’ignorance de son nom, l’enfant n’a pas su se présenter, on a raccroché. Tout en interrogeant Sven, le tyran lui dicte le texte qu’il devra prononcer lors du prochain appel, mais se garde de lui révéler son nom. La méfiance ne cesse de grandir en Sven. L’irruption du jeu du petit train (p. 72), sorti du grenier, ne fait que la renforcer. La discorde, latente, entre le vieil homme et l’enfant, éclate. De dépit, l’adulte laisse l’enfant seul jusqu’à son retour, en fin de journée, avec Maya. La réconciliation a lieu parce que Sven accepte de se soumettre à la volonté du « vieillard ». Le rêve est brutalement interrompu par la visite du gardien du phare dans le pavillon. L’entretien porte sur la reconstitution de la chambre d’enfant : son mobilier et les jouets. Le gardien ne peut s’empêcher de comparer Sven à sa fille (p. 82). Emmanuel fuit son enfermement dans le passé. Après avoir sorti des livres d’une caisse, il s’isole dans son laboratoire photo. Dans son esprit, Sven lui apparaît comme un miroir de lui-même ce qui confère à l’enfant plus de réalité. La métalepse narrative (p. 82-85) se donne pour clausule un vers de Jules Supervielle : « Au mal que je lui fis,

vais-je le reconnaître ? ». 85 Il semble que la suite du roman s’efforce d’apporter une réponse à

intil, vers 25 : la convocation de cette strophe fait écho à l’épigraphe du Bleu 85 « Les Amis inconnus », cinquième qu

cette inquiétude. Le rêve reprend sur l’événement singulatif (« un jour », p. 87) que constitue l’appel téléphonique d’Emmanuel, le dernier appel avant que la ligne ne soit définitivement coupée. Faute de pouvoir décliner son identité à l’interlocuteur qui la lui demande, Sven raccroche. Il attend une nouvelle sonnerie jusqu’à ce que le vieillard lui apprenne que le réseau est en panne. Le garçon fuit alors dans ses rêves qui lui donnent à voir pour la première fois une forêt d’ailleurs et un cheval. Pris de remords à l’égard du vieil homme, il lui demande le train électrique. L’unité de cette séquence du récit enchâssé réside dans les étapes de ce jeu. Elles vont scander les chapitres 9 à 12 du roman. Le « vieux » le redescend du grenier avec deux autres boîtes. La maquette du cirque abritant la maison se déploie peu à peu sous les yeux de Sven (p. 93). Grâce à lui, le vieil homme met en scène son passé, lui transmet son histoire. Les figurines s’agitent entre ses doigts jusqu’à ce que le maître du jeu n’en puisse plus. A la séance succède une promenade dans le cirque. De retour à la maison, l’envie prend au vieil homme d’apprendre à Sven à monter Maya. Au chapitre suivant, le rêve d’Emmanuel surprend les deux personnages en plein jeu (p. 105-107). De nouveau, la séance est suivie d’un cours d’équitation. Elle précède cette fois la promenade au bord de la ravine. Le lendemain, Sven ne veut plus jouer (p. 113). La figurine d’Emmanuel l’obsède ; de nouveau, il se replie dans ses rêves qui s’organisent autour de Dune, sa jument imaginaire à la robe isabelle (p. 115-119). Les occupations d’Emmanuel répondent à ses songes. Il se fait livrer des rouleaux de clôture pour l’enclos du cheval de Sven. Il n’ose plus pénétrer dans la future chambre du garçon : « elle appartenait à celui pour qui je l’avais aménagée ». A cette appropriation de l’espace fait écho celle de la Dame en vert qui apparaît dans

la vision de Sven (séquence n°5 du récit réunionnais86, chapitre 14, p. 127). Dans son refuge de

caoutchoucs sous la véranda, Sven rêve qu’il viole l’interdit du vieillard et pénètre dans la chambre interdite. Il commence à s’identifier à Emmanuel. Mais rêver de Dune, à l’écart, le protège. A son retour dans la maison, le père d’Emmanuel lui tend le vieux costume marin de son fils et l’entraîne dans le village de Salazie en ruines pour assister à la messe du dimanche. Ce n’est

86 Cf. Annexes, tableau n°6, page XIV. des vitraux (cf. p. 14 de cette étude).

qu’arrivé à la maison, que le garçon aperçoit la photographie qui marque une page dans le livre de messe et le billet sur papier avion adressé à Muriel. Il imagine Emmanuel et Muriel ensemble et heureux

n à venir grâce à Dune (chapitre 17). La folie croissante du père d’Emmanuel assure l’unité de cette sixième séquence du récit réunionnais (chapitres 17 à 19, p. 155-183). Elle réalise une parfaite symétrie avec le désir d’évasion qui s’empare de Sven et le protège des constructions

Maya en pleine nuit pour ne revenir qu’à l’aube. Cette chevauchée nocturne n’est pas sans rappeler celle du père et du fils dans la ballade de Goethe qui est mêlée à , ses parents probablement, sans qu’il le sache. Le vieil homme perçoit le malaise de Sven sans y prêter plus d’attention. Il lui tend un épi de maïs (p. 148). Si Sven pense sans cesse à la figurine qui représente Emmanuel, ce dernier croit voir Anne partout, dans l’île des Wadden. Le vieux gardien du phare accepte qu’Emmanuel prenne sa place les prochaines nuits, au sommet du phare (p. 149-154). Les jeux n’ont plus cours dans la vie de Sven. Simultanément, le sentiment de menace et de danger grandit en lui. La folie du vieillard qui revit son passé dans le délire parachève l’isolement de l’enfant dans le cirque. Pour la première fois, le personnage éponyme projette de s’enfuir. Il puise sa force dans ses rêves qui constituent autant de répétitions de sa libératio

délirantes. Sous la direction du vieux tyran, Sven joue le rôle d’Emmanuel. A peine l’acte est-il fini que la vie de l’enfant redevient une longue attente. Mais les délires du vieillard se font plus fréquents et montrent une rupture de plus en plus manifeste avec la réalité. Le rêve de « voyage » qui habite l’enfant prend corps grâce à Maya sur laquelle il effectue une première excursion dans le cirque avant de rentrer à la maison. Au retour de Sven, à la fin du chapitre 18, fait écho celui du vieillard par lequel commence le chapitre 19. Il parle seul, à voix haute, dans la chambre interdite. La peur de Sven dans le cirque le guide sur le seuil de la porte de la chambre. L’angoisse nocturne le submerge. Il en appelle alors à des fétiches protecteurs qui ne tardent pas à s’avérer vains contre sa peur du vieillard et celle que lui inspire la vision d’une femme succube qui veut le ramener pour l’immobiliser dans sa chambre. Le refuge se trouve à l’extérieur de la maison : Sven s’enfuit de nouveau sur

qui met en suspens le récit du rêve d’Emmanuel donne à lire cette explication relative à sa fatigue qu’il donne au gardien du phare : « Je vais me reposer. Je suis fourbu comme si j’avais passé la nuit à cheval. » (p. 187). En rêvant, il reste auprès de son fils, malgré la distance géographique qui les sépare. Le gardien attend Anne comme Emmanuel attend Sven. Le narrateur énonce son arrivée prochaine au futur de l’indicatif, mode du réel : cette arrivée apparaît comme une promesse de l’avenir. Alors que Sven fait une entrée triomphale sur la scène de l’île des Wadden, le rêve d’Emmanuel le retrouve blotti dans sa niche sous les caoutchoucs de la véranda. Dans ses rêveries, il répète sa fuite vers l’île de la mer du Nord et l’homme au loden vert. Désormais, le vieillard fait ses inspections-promenades dans la solitude. A la nuit tombée, L’enfant part avec Maya plus loin que la dernière fois. De retour, il s’endort, mais le « grand jour » se lève. Sven pénètre dans la chambre interdite. Son attention est captée par un album photo dans lequel il découvre sa ressemblance avec Emmanuel. Conséquence inéluctable et probablement recherchée de cette intrusion, la fureur du vieillard éclate et donne à Sven la force de partir pour ne plus revenir. Le récit enchâssé s’achève avec sa fuite définitive. En effet, le personnage éponyme arrive, dans les deux derniers chapitres, sur la lande de Mokbaaï du récit nordique. Dans la cabine, à côté du « passeur », le gardien du phare hallucine sa fille. Tandis que le rêve du gardien du phare nie la réalité de sa fille disparue, la réalité nie le rêve dans la vie d’Emmanuel : il part dans la lande pour assister à l’arrivée de Sven.

L’avant-dernier chapitre du roman s’achève sur l’accueil rêvé de l’enfant par son père. La frontière entre le rêve et la réalité se délite tout à fait à la fin du roman. L’arrivée de Sven dans l’île de la mer du Nord coïncide avec la mort du gardien du phare qu’Emmanuel va remplacer après le départ de Sven. Les destins respectifs du père et du fils se sont rejoints pour se séparer : la boucle est bouclée pour s’ouvrir presque aussitôt. Le délitement de la frontière entre le rêve et la réalité remet en cause le statut du récit réunionnais. Dans quelle mesure le rêve d’Emmanuel n’est-il pas en fait le récit « cadre », à l’origine de l’isolement de l’ornithologue dans l’archipel des Wadden, de ce qu’il y vit ? Quel est le personnage qui a créé l’autre ? De cultiver cette indécision, le récit reste

ouvert.