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La Répétition de la scène

B. Les Fantaisies appelées par les « conflits du quotidien »

L’inconscient que prête l’auteur à ses personnages s’avère extrêmement violent dans cinq

fantaisies qui mettent en scène la mort brutale de proches. Trois d’entre elles prennent pour objet

la mort de

Lyon. Ces personnages féminins ont en commun d’être

ncore La Morte saison qui donne à lire les deux autres fantaisies. Elles s’intére

ies illustre comment le sujet investit la culpabilité du Désir et, parallèl

même dans les fantaisies de la figure féminine aimée : Eléonore, dans La Morte saison et Hélène dans Quelques jours à les filles légitimes de grands propriétaires. Elles sont ce que le personnage n’est pas, inspirent la reconnaissance immédiate et naturelle de ce qu’elles sont. C’est e

ssent cette fois à l’assassinat d’un rival : le Père, opposant de Martin dans sa quête de légitimation de l’amour maternel de Madame Villette, et Patrice, adversaire du narrateur-personnage dans le cœur d’Eléonore. Bien qu’elles empruntent des éléments qui appartiennent à la réalité, chacune de ces fantaisies relate ce qui n’est pas, n’a eu et n’aura jamais lieu. Dans l’histoire de la libido du personnage et de son être-à-l’amour, elles dénoncent un désir à jamais insatisfait et proposent une réponse à ce désir. Tandis que le récit permet au lecteur de reconstituer l’émergence et l’évolution de ce désir, la fantasy se concentre sur le dénouement du

scénario dont elle fait l’économie. Grâce à ces morts imaginées, elle introduit dans le tissu

romanesque des fins possibles de l’histoire que le récit infirme. L’écart apparent entre le récit et ces « possibles » de la diégèse livre les indices de cette autre histoire qui relate l’interdit implacable du Désir. Chacune de ces fantais

ement, se fait l’instrument qui justifie le sceau « coupable » apposé à ces inclinations affectives qui prennent l’autre pour objet. Dans l’économie du Désir, elles constituent à la fois la manière et le moyen qui met en scène une fin avant la fin. Dans les fantaisies de la mort d’Eléonore et d’Hélène, l’objet du désir est tué, alors que l’élimination du Père et de Patrice révèle une stratégie fantasmatique du Désir à l’œuvre : il s’agit de supprimer ce qui semble empêcher le personnage d’accéder à la satisfaction. La violence de l’explosion imaginée dénonce, dans la fantaisie-même, l’impossible de cette étape préliminaire. Il en est de

la noyade d’Eléonore et de l’accident d’Hélène. La disparition de l’objet aimé n’est pas souhaitée par le personnage. En revanche, ces fantaisies répètent et illustrent l’abolition du Désir coupable. En cela, elles prolongent et complètent le récit des événements passés. Le souvenir de fantasy (la noyade d’Eléonore et l’assassinat du Père et de Patrice) ainsi que la narration de telles constructions imaginaires sont liés à l’entreprise mémorielle. Affinons cette analyse de l’économie du Désir et de son rôle dans le récit remémoratif, en rappelant cette croyance populaire qu’indique Prosper Eve dans son essai La Religion populaire à La Réunion82 : « Saque la pa mor

dann zot li, lé mor kom ssa meim, ou d’moun la tié a zot ou bon dié la tié senmé déboulé (« Ceux qui ne sont pas morts dans leur lit, ou les suicidés, ou les accidentés sont des âmes perdues.) » (p. 25). Plus loin, l’historien, dont l’analyse est d’autant plus précieuse qu’elle sait s’enrichir de perspectives linguistiques et ethnographiques, explique que l’ « on croit fermement à La Réunion, que dans le cas du suicidé, de l’assassiné, de l’accidenté, la mort n’est pas voulue par Dieu. » (p. 37). L’âme errante doit alors être pacifiée. Les morts brutales et non naturelles envisagées dans ces fantaisies reposent implicitement sur le postulat fantasmatique que les femmes aimées et les rivaux sont et deviennent des « âmes perdues » qui hantent le sujet désirant. La fantaisie répare la blessure narcissique causée par le Désir rigoureusement défendu ainsi que le manque suscité et, par ses convocations que rapporte le narrateur, elle pérennise à la fois les « âmes perdues » et l’économie du Désir. Désir et mémoire sont intimement liés. Dans L’Homme

aux rats83 (p. 48, note 1), Freud précisait à propos des fantaisies morbides des malades de contraintes :

« Ainsi, dans tout conflit de la vie, ils [les malades de contraintes] sont à l’affût de la mort ce soit l’un des deux parents, un rival ou l’un des objets d’amour entre lesquels oscille leur inclination. ».

C’est pourquoi il importe de replacer chaque fantaisie dans le contexte des « conflits de la vie » qui les a vues naître.

d’une personne qui signifie quelque chose pour eux, le plus souvent une personne aimée, que

83 Sigmund Freud, L’Homme aux rats, Paris, Presses Universitaires de France, 2000.

Dans La Morte saison, deux d’entre elles se succèdent et sont le fait de Martin enfant. Elles mettent en scène la mort par une charge d’explosifs du père Brunet placée dans sa chambre (I, 12, p. 80) puis celle de Patrice, son rival auprès d’Eléonore (ibidem, p. 81). Les deux assassinats sont méticuleusement prémédités, puisqu’ils supposent l’installation des explosifs. Les lunettes brisées, les morceaux de soutane et la tête de Patrice dans sa raquette de tennis sont autant de trophées. La dernière fantaisie morbide de l’œuvre lodsienne apparaît dans Quelques Jours à Lyon où elle est envisagée par le narrateur adulte, Romain Durieux. Elle explore la mort d’Hélène, sa femme, dans un accident de voiture (p. 155-157). Elle est annoncée par une fantaisie relative à la vie d’Hélène et de leur fils à Salazie, tandis que le personnage principal séjourne à Lyon. Ce premier scénario est paisible, il relate le moment que s’aménage la jeune mère pour prendre un bain dans le cirque (p. 138-142).

Le narrateur-personnage de La Morte saison rapporte in medias res le souvenir d’une fantasy qui capte l’attention du lecteur par son caractère ophélien. Chaque matin, le narrateur-personnage voit depuis sa fenêtre le corps d’une noyée qui flotte à la surface de l’étang. La comparaison « comme tous les autres » qui précise le connecteur temporel « ce matin-là » et le déterminant indéfini « une » appliqué au nom « morte » confèrent à la phrase un aspect énigmatique. Est-ce le contenu de la vision qui se répète, ou le personnage qui perçoit une seule vision dont l’une des caractéristiques est de s’être répétée, ou est-ce le fait d’avoir ce type de vision qui se réitère ? Est-ce une morte différente que Martin retire de l’eau chaque jour ? Le narrateur passe de l’objet vu à la localisation de son point de vue qu’il quitte aussitôt. Martin observe en surplomb, depuis sa chambre. Il lui faut descendre jusqu’à la prairie pour rejoindre le corps. Tandis que le monde d’en haut est placé sous le signe de l’éveil, à terre la mort règne. La vision opère un contraste entre la mort et l’évocation quelque peu stéréotypée du « matin du monde » : l’« herbe […] blanche de rosée, « le soleil » qui orne « la crête des montagnes », « le duvet de brume […] au-dessus du sol » (I, 1, p. 13). L’évocation du cirque et des sonjes situe la scène à La Réunion. Le jour se levant sur la nature domestiquée du parc est simultané à l’éveil de la maisonnée : « la vieille bonne » s’affaire

dans la cuisine. L’alliance de la douceur émanant du cadre et de la violence de la mort indiquée de façon lapidaire ressortit à la cruauté enfantine. Le scénario de la fantasy s’attarde sur l’aspect ordinaire de cette pêche ophélienne réalisée par le personnage. Chaque geste détaillé semble correspondre à un rituel matinal. Dix minutes avant son petit déjeuner, Martin va chercher sa

peut manquer d’associer le corps d’Eléonore « voilé de blond par sa chevelure », décrit age 15, à la morte de l’étang. Le détail du poisson enfermé dans le rets des cheveux (§ 5) antaisie et d’une certaine jubilation u’éprouve le personnage enfant dans cette proxémie avec le cadavre. D’un point de vue symbolique, il revêt un aspect érotique : le petit poisson rouge piégé dans la chevelure peut fort bien représenter le désir libidinal captif de l’objet désiré, dont les yeux clos indiqueraient la satisfaction ou l’indifférence (§ 4, « ses paupières fermées »). En cela également, la morte s’apparenterait à la fille de Madame Villette, voire serait une représentation d’Eléonore. Le corps aquatique est extrait de l’eau pour être déposé dans son église verte (« les cierges des bambous géants », I, 1, p. 14). La fantasy s’achève par le récit des rites mortuaires auxquels procède l’enfant. Le rite se distingue par son syncrétisme et semble obéir à une tradition primitive : il consiste en un signe de croix en l’air, au-dessus du corps, et en son recouvrement par des branchages (ibidem). Le tumulus végétal est ainsi pourvu d’une croix. Ces deux éléments signalent la présence du cadavre. Comme l’indique les verbes actifs à la première personne, le personnage s’applique sans morte au centre de l’étang pour l’emmener sur le rivage. Lui donner tout d’abord, à partir de ce centre, une deuxième naissance (§ 4). L’ « eau empoussiérée de brume » contribue à donner à la scène un caractère impressionniste complété par le tableau dépeint de l’étang comme d’un locus

amoenus. La lenteur de la progression de Martin produit « une ride molle », alors que les

« bambous géants » penchés « au-dessus de l’eau » semblent protéger le cadavre de leurs « lourds panaches fumeux ». Le corps-même de la femme paraît évanescent : « le visage affleurant à peine, voilé par les vapeurs qui s’évanouissaient » vers les cimes des cannes. La « longue chevelure blonde » de la morte comparée à « une plante d’eau » évoque l’iconographie du mythe d’Ophélie. On ne

p

témoigne à la fois de l’exactitude du souvenir de la f q

s’émouvoir. Répétition du rêve ou réitération du rite mortuaire d’autant plus pressante que la mort ne semble pas naturelle : il est impossible de décider. Cependant, dans les deux cas et si l’on identifie la morte à Eléonore, ce songe montre que l’amour caché de Martin demeure dans son esprit une éternelle présente. Le personnage jalouse autant qu’il aime Eléonore. La mort de celle-ci dans cette fantaisie réitérée semble répondre à son désir inconscelle-cient de voir disparaître le conflit intérieur qui oppose l’amour éprouvé et le rejet essuyé. D’autre part, elle résout de façon impérieuse le sentiment de culpabilité lié au désir dans la mesure où l’objet du désir est honoré à

la tour à tour, de façon aléatoire, si bien que condition d’être mort. Si, dans les fantaisies lodsiennes, les femmes sont détruites par l’eau, on remarque que les figures masculines sont supprimées par le feu.

Le songe, le fantasme et le jeu ont en commun de substituer leurs « plateaux » aux cadres dans lesquels évoluent dormeurs et joueurs. A cela s’ajoute le fait que leurs récits imposent à la diégèse leurs scénarios imaginaires. Les blessures du rêveur sont cryptées dans le récit onirique. En revanche, dans les jeux, le game et le playing constituent tous deux un théâtre où se révèlent, en même temps qu’elles sont sublimées, les vanités des joueurs. La médiation de la fictivité admise que suppose le jeu, résorbe les résistances affectives et autorise une transgression des limites que la représentation est susceptible de connaître. Par conséquent, ils enrichissent considérablement la construction des personnages ainsi que la diégèse par leurs divers prolongements. De plus, le principe de répétition est au cœur de leur élaboration. C’est pourquoi il convient de leur accorder une place à part entière dès cette étape augurale de notre étude monographique.