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La Récursivité structurelle

C. 2. Le contre-chant de Mademoiselle

Mademoiselle se distingue des autres romans de l’auteur par son minimalisme : il ressortit à

l’efficacité de sa structure, au monologue auto-narrativisé (une seule voix se fait entendre), au nombre restreint de personnages, à la rareté des pauses narratives, à la tonalité qui décline l’amour-haine du fils pour sa mère, au respect de la règle des trois unités. Singuliers également, le rapport à la mort, à la présence-absence d’un être aimé malgré l’irréversible de la mort, la mise en œuvre de la croyance au revenant sur laquelle repose tout le récit. Le fils dialogue avec le fantôme de sa mère. Si le récit rejoint en cela la littérature fantastique, il faut rappeler l’importance des croyances en les spectres pour la population créole réunionnaise. Ce n’est qu’à l’avant-dernière page que l’on apprend les circonstances de la mort de la mère : un malaise cardiaque dans le poulailler. Une mort naturelle, par conséquent. Or, dans la croyance populaire, comme l’indique

Prosper Eve65, les fantômes sont volontiers les accidentés et les suicidés. La mère d’Eric semble

le hanter, comme elle semblait elle-même hantée de son vivant. Un degré de plus est atteint dans l’écriture de « l’improbable », pour reprendre le terme et l’acception dans laquelle l’entend Yves Bonnefoy66.

Le tableau n°8 présenté à la page XXV des annexes récapitule les dix-sept séquences, séparées les unes des autres par un blanc qui semble correspondre à un silence provisoire. La dixième séquence relative à l’interdit du père dans l’économie du désir réalise le point d’articulation du récit. Elle fait apparaître deux volets distincts : le premier (pages 7-54) relate le passé commun, convoque la mémoire partagée du fils et de la mère, leur vie dans l’interdit du père ; le second (pages 67-97) remet en cause la possibilité de construire une vie d’adulte dans la haine de soi et dans la négation du père. Le cadre du monologue est réalisé par la messe anniversaire de la mort de la mère. Imminent, l’office est mis en attente, hors-champ. L’interlocutrice d’Eric Feuguet n’est autre que cette mère morte, l’héroïne éponyme. Eric s’est

65 Prosper Eve, Ile à peur, La Peur redoutée ou récupérée des origines à nos jours, Saint-André : Océan éditions, 1992. s essais, Paris, Gallimard, 1992.

enfermé dans une chambre avec son spectre : « j’ai fermé la serrure à double tour pour être certain que tu ne t’éclipseras pas comme d’habitude » (p. 52). L’énonciation du narrateur nie la mort de la mère comme l’indique l’expansion temporelle « comme d’habitude ». Ce déni de la mort apparaît dès le début du monologue. Le monologue ne donne à lire que cinq allusions au jour anniversaire. Elles restent énigmatiques au début du roman : « surtout aujourd’hui » (p.7) et « Mais il faut bien qu’aujourd’hui, en ce jour anniversaire, je lui [le sentiment de pitié] rende enfin l’importance qui est la sienne et qu’il a toujours eue. » (p. 27). La réalité de la mort de la mère fait irruption, à la fin de la neuvième séquence, c’est-à-dire au seuil de la rupture avec l’interdit du père, imposé par la défunte de son vivant : « D’ailleurs les enfants jouent dans le jardin : tu imagines leur terreur si tu te montrais sous la véranda ! » (p. 53). L’horreur du corps décharné et l’effet produit sur les enfants en sont les premières manifestations. Si le narrateur s’est enfermé dans une chambre avec le revenant, c’est pourtant celui-ci qui s’est imposé : « Mère, depuis que je t’ai surprise dans l’ombre de ma chambre aujourd’hui et que je me suis mis à te parler, j’ai à peine évoqué Sylvie. » (p. 85). Il est bel et bien question d’un revenant comme l’indique le narrateur-personnage : « Maintenant, elle t’aide à revenir . » (p. 94). La tradition des revenants est respectée : le fantôme menace le vivant qui doit exaucer sa demande pour rendre la paix à son âme et pour que ce dernier recouvre la sienne. Ici, l’hésitation entre l’acceptation et le déni de la mort menace l’intégrité psychique du personnage. De plus, elle inscrit le récit dans le registre fantastique : la menace de la frontière qui sépare la vie de la mort remet en cause l’effet de réalité. Comme le narrateur le révèle à la fin du monologue, cet entretien a été mille fois répété : « Tu te réserves pour l’anniversaire, […]. » (p. 95). Le fantôme de la mère répond, réagit et le fils réagit à son tour. Même si le texte manque son destinataire, un revenant, le discours dominant est dialogique. Le fils ne cesse de guetter les moindres gestes de sa mère tout en lui parlant et en reprenant les termes qu’il lui entend dire avant de réagir à ceux-ci. Ainsi le texte est-il scandé par ces interventions de la revenante et par ce qu’il conviendrait d’appeler, si le texte assumait pleinement son appartenance au genre théâtral, des didascalies internes qui informent

des actes et des mimiques de la mère. Ces indications contribuent à la dimension dramatique du texte qui n’a pas échappé au critique Guy Coq. Dans la chronique littéraire de l’Actualité Religieuse, ce professeur de philosophie posait cette question rhétorique : « Y aura-t-il un metteur en scène

assez génialement fou pour mettre au théâtre ce texte qui rejoint Strindberg ou Kafka ? »67. Le

narrateur commence par remarquer l’approbation de sa mère : « Tu hoches la tête avec amertume, tu marmonnes, tes lèvres bougent, mais si faiblement qu’aucun des mots qui s’y forment ne me parvient. » (p. 8). On mesure l’immense demande affective à cette observation qui s’attache à l’infime. La revenante s’exprime à la fois verbalement et corporellement. Ainsi, pour lui demander de se taire, Eric doit-il interrompre son dire et railler brutalement son geste : « Arrête ! Je vois ton hochement de tête […].» (p. 10), « Laisse-moi parler ! Ne te défends pas ! Ne cherche pas à expliquer ! » (p. 12) et « Non ! Tais-toi ! » (p. 77). Le fils sait reconnaître l’ironie exprimée par le geste : « Arrête ! Je vois ton hochement de tête lourd de sous-entendus. Je vois la façon dont tu embrasses du regard la pièce où nous sommes […].» (p. 10). De même, elle reconnaît les questions qui n’attendent pas de réponse : « Pourquoi te récries-tu à nouveau ? » (p. 84). Elle se mure dans le silence. Eric lit dans les pensées de sa mère : « Non, mère ! Ne t’enfuie pas à n

ouveau vers la porte, les pommettes cramoisies, au moment où j’aborde ce sujet. » (p. 52). L’attention pour sa mère est telle que son fils devine ce qu’elle ressent, de l’apaisement à l’indignation : « Ah ! Te voilà tout de suite calmée parce que j’ai employé le mot « amour » ! » (p. 8), « Je m’y attendais : tu t’indignes de m’entendre ainsi parler des Nativel. » et « Voilà que tu t’indignes à nouveau. » (respectivement p. 33 et 35). Rappelée par l’indignation, la conscience morale demeure l’enjeu qui oppose la mère et le fils. Elle est au cœur de chacun de leurs échanges : « Cette fois c’en est trop ! J’en ai trop entendu ! » t’exclames-tu en te levant et en fermant ton imperméable avec une colère qui se reporte sur ses boutons. » (p. 16) et « Tu t’indignes, tu t’agites. L’émotion fige tes traits, tes yeux semblent se ramasser au fond de leurs orbites, ton regard se durcit. « C’est lui qui est parti ! t’exclames-tu. C’est lui qui m’a abandonnée,

qui t’a abandonné ! Je n’allais quand même pas lui entretenir un culte !» (p. 54). Les gestes, les traits du visage, ainsi que les intonations, donnent libre cours à la colère. Eric répète les mots de sa mère et décrit chacun de ses mouvements comme pour prêter son corps et sa voix à ce spectre. De la même façon, il répète en décrivant (les propositions incises en témoignent) les interventions de sa mère qui interrompent son exposé : « Je ne savais pas que tu me détestais à ce point ! » t’exclames-tu. » (p. 67), « Tu n’as pas honte ! t’indignes-tu. Après tout ce qu’elles [les Nativel] ont fait pour nous ! » (p. 68) et « C’est comme ça que tu les remercies pour t’avoir accepté comme gendre ! » (p. 69). Les réactions de la mère sont autant de fuites stratégiques face au discours de son fils qui incriminent. Forte de sa conscience morale, plutôt que de lui répondre, elle préfère lui reprocher sa haine envers elle (p. 67). Ainsi tente-t-elle de déplacer le débat. Elle n’hésite pas à infantiliser son fils adulte et père de famille par la formule convenue « tu n’as pas honte ! » et (s’)interdit tout regard critique face à la générosité qu’elle soit sincère ou égoïste (p. 68). L’antiphrase est une de ses armes (p. 69). Remarquons que le verbe « remercier » s’applique à l’exposé d’Eric dans son intégralité : il donne son congé à cette mère lémure qui le vampirise. L’usage de l’antiphrase, ici, met le lecteur en droit subitement de douter de leur profond désaccord : il permet de supposer que le fils a le pouvoir de prendre la parole pour sa mère. Même lorsque Eric évoque son mariage dépourvu d’amour avec Sylvie, le désaccord qu’elle exprime s’efforce moins de rectifier le jugement de son fils que de démentir la vérité qui lui est insoutenable : « Mais ce n’est pas vrai ! dis-tu. Sylvie t’aimait ! Cela crevait les yeux ! Et toi aussi tu l’aimais ! Il suffisait de vous voir ensemble ! » (p. 80). Elle cherche autant à convaincre qu’à se convaincre, mais l’argument reste faible dans la mesure où il ne fait qu’affirmer qu’elle n’a cessé de s’en ten

onologue ique de la mère à laquelle s’empresse de

ir aux apparences, comme en témoigne le champ lexical de la vue. Le dynamisme du ressortit également à l’ellipse d’une répl

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répondre Eric. Tel est le cas, page 48, ainsi que le montre la locution adverbiale bien sûr : « Non, bien sûr, cette scène ne s’est pas passée. ». De plus, l’enchaînement rapide des arguments est marqué par l’adresse réitérée, à la fois déférente et péremptoire, à la mère : « Oui, mère, cette

scène je l’ai vécue avec autant d’intensité que si j’étais tombé dans le guet-apens. » (p. 48), « Non, mère ! Ne t’enfuie pas à nouveau vers la porte, les pommettes cramoisies, au moment où j’aborde ce sujet. » (p. 52) et « Oui, mère, qu’est-ce que nous en avons fait ? » (p. 54 ; nous soulignons). L’enfermement de sa mère dans la chambre se double d’un enfermement verbal. Une des dernières observations d’Eric adopte la modalité interrogative : « Pourquoi me regardes-tu avec ces yeux-là ? » (p. 90). Pour la première fois, il questionne le regard de l’autre qui le regarde. Mais qui est cet autre qui lui signifie qui il est ? Qui est ce « tu » à qui Eric répond « je » ? Un revenant, une production de son imaginaire. Ainsi le monologue du narrateur-personnage constitue-t-il une composition unique à plusieurs voix. Une sorte de contrechant.

La Lettre au père de Franz Kafka manque elle aussi son destinataire : M. Kafka père ne reçut jamais la lettre de son fils. Autre point commun entre les deux textes : le thème du mariage qui les traverse. Dans la lettre tchèque, comme dans l’invective réunionnaise, le mariage est le moteur de la prise de parole. Chez Kafka, le mariage ravive la rivalité avec le père : « J’aurais une famille, ce qui est d’après moi ce qu’on peut atteindre de plus élevé et, par conséquent, ce que tu

as atteint de plus élevé toi-même, je serais ton égal […]. »68. Dans Mademoiselle, le mariage ne cesse

d’affirmer le manque du père, et plus précisément, l’absence du nom du père que suppose ici ce contrat. Comme l’indique le titre, aucun contrat marital n’a lié le père et la mère d’Eric. Le mariage de ce dernier avec Sylvie, la femme choisie par sa mère, ne saurait pallier ce manque. Cette union pose la question du nom, du nom du père. Il inscrit son absence dans l’économie de la culpabilité : Eric s’est marié, à la différence de sa mère abandonnée, en acceptant de se lier à une femme qu’elle a choisie pour lui. Ce « jamais nommé » (p. 55) apparaît au cœur du roman (séquences 9 et 10, p. 52-67). Ainsi la structure du monologue semble-t- elle régie par ce point culminant, sorte d’acmé dans le drame d’Eric et de sa mère. La première partie du roman est placée sous le signe du gynécée, de ce « monde sans sexe » que constituent Mademoiselle Feuguet et la famille Nativel dans l’enfance du narrateur : deux mères, trois filles et trois domestiques

« noires et silencieuses » (p. 38). L’homme et la masculinité sont absents. Le second volet relate le triomphe de l’union dans la défaite de la mère et du fils. L’absence du nom du père que représente l’absence de contrat a fait de Mademoiselle Feuguet une éternelle fille-mère, tandis que marié, Eric n’est qu’un prête-nom, celui de sa mère. Le personnage abandonne son costume pour énoncer l’imposture. Sa seule victoire : ses deux fils qui semblent préservés de la tyrannie du atriarcat (p. 96). L’homme est à venir. Les dix-huit séquences progressent de la castration (p. 7-52), l’absence du nom (p. 52-67), à l’aliénation jusque dans l’intimité du couple (p. 67-97). Cependant, l’ensemble du roman relève d’une parole performative : Eric relate les ravages du chantage affectif de sa mère et dénonce simultanément l’inaliénable du désir. « Ma seule façon de refuser sera de faire semblant. » (p. 21). Cette phrase minimale est abondamment illustrée par la suite du monologue d’Eric. Cependant, il rapporte également qu’il a su garder intacts et à l’abri du désenchantement ses désirs pour Marie-Claire. La duplicité est l’expression du refus et s’avère protectrice du sujet. La fonction père reste opérante en dépit de l’absence du père in carne. La dernière étape du monologue s’ouvre sur la haine qu’inspire au narrateur adulte les Nativel. A ses yeux, ils sont les dignes représ

« C’est dans le regard des autres que j’ai pris conscience de ton humiliation, de ta détresse, de ta solitude, de la pauvreté de ta vie, de la commisération que tu inspires. Que nous inspirons. Je hais les autres. Je hais les Nativel. » (p. 67).

Cette haine lie le passé au présent et trouve son objet, les Nativel. « Famille d’accueil », voire de substitution dans l’enfance, les Nativel réalisent une famille effective avec le mariage de Sylvie. Eric évoque cette union comme un pacte méphitique (p. 74-75). Il repose la question du nom : « Vous regrettez même qu’il n’y ait pas plus de pages à signer, vous mettriez votre nom partout. » (p. 75). Le nom du père reste secret, Eric se marie sous le nom de sa mère. Ce matronyme fait de sa vie et de lui-même une imposture. Le narrateur demeure celui qui n’est pas celui qu’on croit.

De l’enfance réunionnaise, le premier volet retient successivement l’enfance placée sous le signe de l’indigence, dans la maison de Saint-Denis rue Juliette Dodue (p. 11-12), les bains de la mère dans le jardinet et les visites éconduites (p. 12-16), l’abandon des journées entières de d

m

l’enfant

substitue à la cause : dans le milieu social que fréquentent les Feuguet dans le jeune département français, l’abandon du père fait du garçon un « bâtard » et

de sa m e mère, à laquelle est refusé l’amour et la protection d’un

homme

enfermé dans la maison et les mauvais traitements (p.16-17), l’angoisse de la réussite scolaire (p. 19-20), et le métier d’instituteur qu’Eric considère comme un échec social lui permettant de rester près de sa mère (p. 25-26). Ces évocations de la « vie à deux » de la mère et du fils obéissent à l’ordre chronologique, des événements les anciens aux plus récents. Elles sont brutalement interrompues par l’irruption des Nativel (p. 27) : les invitations pour la plaine des Cafres, la Grande Maison et ses domestiques, les trois sœurs. Le récit ne présente que des séquences itératives. Les seuls événements singulatifs sont les songes relatifs au passé que fait Eric dans le présent de la narration (p. 46-47 et 51-52). Le second volet retrace le portrait de la mère dans une analepse. La mère est placée sous le signe de l’ambivalence : son fils la perçoit forte dans le chagrin, tandis que le regard social l’enferme dans la fragilité. Le discours d’Eric se veut explicatif : il s’efforce de démontrer que le départ du père est dû au fait que la mère et l’enfant ne valaient « rien ». L’effet se

ère, une femme qui n’est qu

, à l’instar des femmes de mœurs légères. Eric adopte le regard social pour en dénoncer à la fois la cruauté et l’ensemble de contradictions internes qu’entraîne inéluctablement une telle conscience morale. L’appréhension que réalise Eric de l’absence du nom de son père coïncide avec son affranchissement de cette conscience morale. Dès le début de son « entretien » avec le fantôme de sa mère, Eric adopte la logique de la défunte gouvernée par une certaine conscience morale, en déployant ses perspectives jusqu’à l’extrême. Ainsi en vient-il à annuler l’existence de son père et à éprouver la culpabilité qu’aurait dû éprouver ce dernier. Auprès de sa mère, il feint de prendre la place du père. Par la culpabilité, il répond là où celui-ci n’a pas répondu, a failli. Il adhère ou feint d’adhérer à cette conscience morale dont il se fait le représentant. Sa voix donne à entendre les résonances de cette autre voix collective.