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La Répétition de la scène

C. Les Foires aux vanités

D. 4. L’Anti-mémoire réitéré

Le Temps qui ne passe pas. La répétition implique une datation, tant chronologique qu’affective, qui se refuse. Les événements ne trouvent pas une place définie dans ne histoire. Ainsi, produit de la mémoire, la répétition apparaît-elle comme un anti-mémoire. Elle peu

r s jour

u

t représenter, en effet, ce temps qui ne passe pas. Souvent, rien ne distingue, dans les

écits lodsiens, le s des uns des autres. Le rêve quotidien de Martin qui ouvre La Morte Saison

(« Ce matin-là comme tous les autres […] », I, 1, p. 13) fait écho à l’endormissement matinal de Sven évoqué page 197. Les soirs se répètent comme les matins. Sur le Porthos qui emmène Anne-Sylvie vers l’île de La Réunion, dans Le Bleu des vitraux, le même abandon vespéral des espaces collectifs : « Il n’y a pas grand monde dans le salon-fumoir des premières transformé en piste de danse comme tous les soirs. » (p. 28). Les jours s’écoulent invariablement, en abolissant les repères veille-jour-lendemain. En revanche, dans Sven, la fin de la journée demeure marquée tant par

le coucher du soleil (repère naturel) que par le geste qu’il impose : « Comme tous les soirs précédents, je ne reposai mes jumelles qu’au moment où le soleil était sur le point de plonger derrière l’horizon. » (p. 29). La nature et l’Homme semblent en harmonie. La nature offre ses indices à l’ornithologue : « Devant moi, comme tous les soirs, l’air était rempli des allers et venues d’oiseaux au-dessus de Mokbaaï. » (p. 224). Le temps s’écoule au jour le jour, dans la mesure où le début et la fin de la journée restent distincts, tandis que ce qui caractérise les moments liminaires demeure inchangé. Un jour advient mais ne peut faire date. La présence d’un déterminant indéfini, que sa valeur soit globalisante (tout, tous) ou fréquentative (chaque), dans l’expansion temporelle, contribue grandement à cela. En effet, dans Le Bleu des vitraux, l’expansion « [c]omme chaque jour. » (p. 115) ne permet aucune datation du récit. L’effacement des repères intervient d’un jour à l’autre, mais il peut également apparaître dans la journée même, comme le montre cet extrait de La Part de l’eau : « Pour l’instant les maillons des heures se déroulait comme chaque jour, et il me fallait reprendre mon poste à cette chaîne. » (p. 164). La métaphore filée de la chaîne des heures est suscitée par l’expression figurée « égrener les heures », comme on égrène un chapelet : implicitement et par le jeu des signifiants, le temps est sacralisé. Sacré, il se fait atemporel, et échappe ainsi à tout saisissement mémoriel. Le texte lodsien se plaît à inscrire les événements qu’il donne à lire dans un hors-temps qui serait proche de celui du conte, s’il n’était marqué par la répétition, phénomène qui tend à le rapprocher du rituel et du Nouveau Roman. Cette occurrence extraite de La Morte Saison est très éloquente à cet effet : « Ce matin-là, comme elle le faisait chaque fois que le Père se levait tard, madame Villette m’emmena avec elle pour tailler les rosiers de l’allée. » (I, 17, p. 105). La phrase commence par deux expansions temporelles : la seconde développe la première. Celle-ci, constituée d’un substantif encadré par la forme renforcée du déterminant démonstratif, tend à dater le procès verbal. Cependant, la seconde expansion compromet aussitôt toute velléité d’inscription dans une chronologie par l’expression d’une fréquence indéfinie (« chaque fois que le Père se levait tard »). Dans Sven, la répétition sur l’île de La Réunion est placée sous le signe de l’inanité. En témoigne cette

dénonciation des actes réitérés en dépit du fait qu’ils ont perdu leur signification : « C’est ma faute , pense Sven, en se levant, à midi trente, de la table où il monte comme chaque jour sa

garde inutile dont il respecte pourtant les règles. » (p. 89). A l’instar des personnages du Désert des

artares103 ou du Rivage des Syrtes104, Sven se fait la vigie de ce qui ne varie pas, suivant en cela une i qui n’existe que pour lui. L’inanité est aussi le fait de l’indifférence du vieil homme à l’égard de l’enfant : « Mais, comme chaque fois

T

lo

, celui-ci ne se dérange pas. » (p. 38). Le père d’Emmanuel feint de ne rien entendre lorsque le garçon recherche une explication sur la disparition de divers objets dans la maison. A l’idée de répétition, le narrateur de Quelques Jours à Lyon ajoute le sème de la cause dans la description de la maltraitance maternelle (p. 31). Le refus d’obéissance suscite systématiquement un chantage à la violence. La répétition participe ici à l’expression du modus

vivendi qu’impose la mère à son fils. L’incident est relaté sur le mode itératif, il ne fait donc pas

date. Mais ce hors-temps, hors chronologie, invite à le penser comme se substituant à la mémoire.

La Répétition, manifestation paradoxale du principe de réalité : répétition et changement. Comme nous l’avons remarqué, la répétition peut avoir pour fonction de mettre en relief le changement. Tel est le cas dans le premier roman de Jean Lods, lorsque la locution temporelle complète une proposition de type négatif. Observons tout d’abord : « Jeanne n’essayait plus de s’enfuir comme le matin, de s’évanouir dans le fantomatique paysage. » (p. 90). L’évanescence caractéristique de Jeanne est manifeste dans les lexèmes « s’enfuir » et « s’évanouir », de même qu’elle apparaît comme le fait de l’habitude grâce à l’imparfait itératif. L’adverbe de négation « plus », en corrélation, désigne le révolu. Il infirme la tentative de Jeanne de disparaître, alors que la lagune dont elle est le génie du lieu conserve son caractère évanescent. La comparaison, avec le déterminant défini qui indique la proximité dans le temps, corrobore le fait que Jeanne, subitement, n’est plus elle-même. A la fin du roman, page 183, la répétition est le fait de la même locution temporelle et de l’adverbe « encore » associé à l’imparfait itératif. Le

103 Dino Buzzati, Le Désert des Tartares, Paris, Laffont, 1950. 104 Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1992.

stagiaire klaxonne comme pour appeler les ouvriers qui ont quitté la lagune depuis longtemps. La négation vient rompre l’ordre établi que convoque la répétition : « mais rien ne bougeait derrière les fenêtres fermées. ». Ainsi la répétition des actes effectués par les personnages est-elle souvent défiée par le principe de réalité. Elle semble parfois même avoir pour fonction de le mettre en valeur, d’offrir une assise à l’ordre qui est sur le point d’être rompu. De plus, la répétition et son aspect rassurant peuvent étoffer l’ancien ordre des choses, le temps d’avant la submersion de la lagune. Rappelons à cet effet : « Chaque matin j’étais réveillé à l’aube, comme au temps où j’allais travailler au chantier. » (p. 83). L’expansion temporelle en position initiale caractérise le passé et le « présent » du récit. Elle est complétée par la comparaison en position finale, qui, elle, ne se rapporte qu’au passé, quand les travaux de terrassement avaient un sens.

Rares sont les occurrences où la répétition est synonyme de rupture, de discontinuité dans le récit. Elle fait progresser les interrogations de Sven quant à l’univers convoqué dans ses jeux et dans ses rêves. L’expansion « comme plusieurs fois déjà » l’introduit dans la phrase suivante : « Et, comme plusieurs fois déjà, lui vient le soupçon que ce monde est rêvé par quelqu’un qui n’a

plus la force, ou plus envie, de continuer, et qui laisse tout aller. » (p. 134).La suspicion suppose

une prise de recul à l’égard de ce qui est perçu. La répétition fait place ici au métalangage sur les expériences du personnage. Enfin, pour compléter cette étude de la répétition, il convient d’observer une locution qui constitue une véritable antithèse de la répétition. Elle semble résider dans le singulatif de la folie. La locution « comme jamais » indique le caractère exceptionnel d’un procès. On n’en trouve qu’une seule occurrence dans Sven : « Il a le menton appuyé contre la poitrine, les yeux grands ouverts comme jamais Sven ne les lui a vus. » (p. 100). Le vieil homme du cirque revit son passé à travers la miniature du petit train, il exulte en racontant à Sven qu’il a appris à nager à Emmanuel. Le père a transmis à son fils la maîtrise de l’eau. La confusion des temporalités se lit sur son visage au regard exorbité.

Chapitre 3