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Survol des recherches occidentales : une ou plusieurs civilisations andines? 28

Chapitre 1 Représentations des conceptions incas et espagnoles du monde lors de leur

1.2. Réduction du phénomène dans le contexte empirique 26


1.2.1. Choix d’un observatoire signifiant de la rencontre des civilisations andines et occidentales 27

1.2.1.1. Survol des recherches occidentales : une ou plusieurs civilisations andines? 28

Dans ma recherche pour acquérir une meilleure compréhension du contexte andin, les lectures d’andinistes (Albó 1998 ; Arnold et al. 1992 ; Estermann 2006 ; Harris 1985 ; Platt 1976 ; Zuidema 1964) ont révélé d’énormes défis pour clarifier ce qui est « andin », ce qui constituerait une ou plusieurs civilisations andines. Dans un premier temps, personne ne réfère aux mêmes groupes, aux mêmes espaces ni au même temps pour établir l’identité collective andine ou l’identité historique d’un peuple. Ainsi, selon les auteurs – leur cadre théorique, leur méthodologie, leur idéologie et le terrain à partir duquel ils généralisent leurs résultats – le terme « andin » peut s’appliquer à différentes communautés et aires géographiques. Cette section tente donc d’abord de situer ce que différents auteurs occidentaux entendent par cultures et civilisations andines, afin de mieux clarifier le rapport entre ce qui est « andin » et l’étude de l’empire inca.

Deux approches principales semblent émerger chez les andinistes, l’une qui consiste à étudier un « être andin » en général (Estermann et Albó) et l’autre consistant à choisir un observatoire précis et à généraliser les conclusions à l’ensemble de ce qui est andin (Platt, Denise Arnold et Olivia Harris). D’abord, Estermann6 (2006) mentionne que l’espace andin couvre toute la partie montagneuse de l’Amérique du Sud, du Vénézuéla au Chili, mais, selon lui, « andin » réfère à la fois à ce cadre géographique et à une catégorie culturelle dont il cherche à cerner les conceptions philosophiques. Il soutient que l’environnement andin est à la base de l’expérience vécue par les peuples qui l’habitent et fonde un être identitaire spécifique : Runa (en quechua) ou Jaqui (en aymara). Autrement dit, la philosophie andine s’exprime dans les concepts véhiculés par les langues quechua et aymara qui traduisent, selon lui, la réflexion et l’expérience de ces communautés pour former un « type idéal andin » (Estermann 2006, 61). Ce type idéal andin forme-t-il une civilisation regroupant les cultures quechuas et aymaras ? Estermann considère que ces deux groupes en seraient venus à former cette catégorie culturelle andine, mais il ne spécifie pas comment.

6 Estermann est un théologien et philosophe suisse, né en 1956, formé en Suisse et aux Pays-Bas. Il est professeur et chercheur à l’Institut supérieur œcuménique andin de théologie de La Paz (Bolivie). Il est également professeur à l’Université catholique San Pablo de Cochabamba (Bolivie) et membre de l’association sud-américaine de philosophie et théologie interculturelles (ASAFTI). Estermann est enfin coordinateur national de la Misión Belén de Immensee (MBI) en Bolivie (Centro de Encuentro Cultural

Albó7 partage en partie cette perspective puisque, selon lui, les communautés de langues autochtones aymaras et quechuas de la Bolivie appartiennent toutes à la même « culture andine » (Albó 1998, 4). Il reconnaît pourtant qu’il existe différents « groupes andins » dans la Bolivie actuelle, lesquels occupaient dans le passé un même espace socioculturel et géographique. En fait, selon Albó, chaque groupe (Pakasa, Karanka, Killaka, etc.) occupait une diversité de territoires (îlots de populations dans différents étages écologiques) et ensemble, les groupes formaient des fédérations comme celles des Charkas ou des Qhara Qharas, avant d’être intégrés, par alliance ou par conquête, dans l’empire inca ou le Tawantinsuyu, qui s’est étendu du sud de la Colombie jusqu’au nord du Chili et de l’Argentine et incluait les peuples de la côte pacifique et ceux des piémonts de la cordillère orientale (Albó 1998, 1). Dans cet empire, les groupes et fédérations de ce qui est aujourd’hui la Bolivie formaient le Qollasuyu (Albó 1998, 5), une des quatre grandes régions administratives. Selon Albó, les groupes auraient, par ces contacts, entremêlé les langues et les ethnies (Albó 1998, 1), produisant un métissage complexe qu’il appelle la « culture andine ».

Albó et Estermann entretiennent un certain niveau de confusion entre la notion « andine » et les communautés quechuas et aymaras : s’agit-il de deux communautés linguistiques, de deux familles linguistiques, de deux peuples, et comment se rattachent-ils à une culture ou à une civilisation andine? Où se situent les Aymaras et les Quechuas dont ils parlent par rapport aux identités locales, aux fédérations préincas, puis à l’empire inca?

Plutôt que d’étudier ce qui serait une culture andine dans son ensemble, d’autres auteurs partent de l’étude de communautés bien précises, pour ensuite généraliser leurs résultats au contexte andin. Par exemple, Denise Arnold8 (Arnold et al. 1992) étudie les

7 Albó est né en 1934 à La Garriga (Catalogne, Espagne). Il devient membre de la Compagnie de Jésus en 1951. En 1952, il émigre en Bolivie où il est naturalisé citoyen bolivien. En 1958, il obtient un premier doctorat en philosophie de la Universidad Católica del Ecuador (Quito), puis, en 1970, il obtient un second doctorat en anthropologie linguistique de Cornell University. En 1971, il cofonde le Centre pour la recherche et la promotion de la paysannerie (CIPCA), dont il fut le premier directeur jusqu'en 1976. Entre 1978 et 1994, il est membre du Conseil national de la planification (CONAP) et en 1995 il devient membre de l'Assemblée et de l'équipe de l'unité pour l’action politique du CIPCA. Depuis 1972, il a enseigné dans diverses universités publiques et privées de La Paz, Cochabamba, Santa Cruz et Oruro (Albó 2010).

8 « Professor Arnold is Honorary Research Professor of the School of Languages, Linguistics and Culture and Visiting Scholar to the Birkbeck Institute for the Humanities. She holds postgraduate degrees in Architecture and in Environmental Studies, and a doctorate in Anthropology from UCL (1988); she has been a Leverhulme Research Fellow and ERSC Senior Research Fellow in England. She teaches at the Universidad PIEB in La Paz, Bolivia, as well as in the doctoral programme in Anthropology-Archaeology at the University of Tarapaca, in Arica, Chile, and in Andean Studies at the Instituto Rio Branco in Brasilia. She is directing a Summer School for the University of California, San Diego, in La Paz this year. She is Director of the

ayllus (communautés) aymaras des Qaqachakas, des Aymayas et des Qalamayas, lesquels sont répartis dans trois régions différentes de la Bolivie (respectivement Oruro, Potosi et La Paz). Olivia Harris (1985), de son côté, étudie la communauté Laymi (entre 7000 et 8000 personnes parlant l’aymara) du nord de Potosi, en Bolivie. Enfin, Platt (1976) étudie la communauté Macha (environ 10 000 personnes parlant quechua) également du nord de Potosi. Or, ces trois ethnologues généralisent leurs observations locales et leur donnent une dimension plus globale, panandine9. En d’autres mots, la partie, ou une communauté donnée, peut expliquer le tout andin. Mais comment ont-ils su si les particularités de la communauté observée sont représentatives d’une culture, d’une famille de cultures ou d’une civilisation andine?

La pertinence de cette généralisation des particularités locales à une unité andine générale est une prémisse largement répandue, appuyée par une logique de référence au passé. Par exemple, Platt s’appuie sur les travaux structuralistes de Zuidema (1964) concernant les modes de pensées andins (dualisme, tripartition, quadripartition, etc.) reconstitués à partir de la structure sociale inca des XVe et XVIe siècles, telle que décrite dans des écrits coloniaux. Le fait que Platt retrouve ces mêmes structures sociales et conceptuelles dans l’organisation de la communauté contemporaine des Machas, où il a réalisé son étude de terrain, lui permet de conclure qu’il s’agit bien de structures andines et que les modes de pensée machas appartiennent à l’être andin. Pour consolider la valeur de son hypothèse et démontrer qu’il y a continuité entre ces structures contemporaines et celles des Incas, Platt identifie un concept clé résumant la spécificité de ces structures dans le quechua contemporain des Machas (yanantin), et retrace son utilisation passée dans les dictionnaires quechuas du XVIe siècle. Autrement dit, ce qui constitue l’être andin contemporain, pour Platt, relève des structures et modes de pensées incas persistant dans les conceptions andines contemporaines.

Arnold (1992) réfère également aux Incas pour identifier un « ordre andin », mais elle le fait sur la base des récits entendus dans les communautés qu’elle étudie. Même si Instituto de Lengua y Cultura Aymara in Bolivia. She was winner of the national competition for the Project ‘Processes of Construction of Political identities in the Altiplano region, Bolivia’, UNIR Foundation, La Paz » (Centre for Iberian and Latin American Visual Studies (CILAVS) 2010).

9 « El resultado es un intento de aislar las características de un enfoque panandino sobre el dualismo, el

triadismo y el cuadripartismo, aun cuando la mayor parte del análisis detallado está dirigido solamente a los datos de los Machas » (Platt 1976, 3). (Le résultat relève d’une tentative d’isoler les caractéristiques d’une

elle reconnaît plusieurs différences culturelles entre les communautés aymaras autour du lac Titicaca et celles des terres intérieures de Potosi et Oruro (Arnold et al. 1992, 17), son étude de la littérature orale et des discours aymaras l’amène à établir des liens avec les Incas sur la base d’une théorie de la pratique (1992, 17-23). Les discours qu’elle étudie (litanies, chants et contes) sont tous liés à des pratiques (construction et inauguration de la maison, culture de la terre, etc.) et seraient porteurs de la mémoire collective andine. Certains de ces « langages rituels », comme elle les appelle (1992, 17), réfèrent à l’Inca, comme figure symbolique de l’ordre social (1992, 52-53), et à Wiraqucha, comme figure divine antérieure à l’Inca (1992, 67). Il semblerait donc qu’effectivement, les Incas soient une référence importante, du moins pour les trois populations aymaras étudiées par Arnold, et ce, malgré leurs différences. Mais il semblerait également qu’il y ait, avec la figure de Wiraqucha, des éléments de ces communautés contemporaines qui les rattachent à des peuples antérieurs aux Incas.

Olivia Harris (1985), qui a également étudié une communauté aymara, est ambivalente en ce qui concerne le lien entre les symboles incas et la structure symbolique et organisationnelle de la communauté aymara Laymi, basée sur le chachawarmi (l’utilisation du masculin-féminin). Elle établit cette structure comme proprement andine, partagée par des communautés quechuas voisines et existant du temps de l’empire inca. Mais, étant donné que la conquête de leur territoire par les Incas a été de courte durée, quelques décennies seulement avant l’arrivée des Espagnols, et tenant compte du fait que les Laymis appartenaient au groupe chayanta de la confédération préinca des Charcas (Harris 1978), Harris émet deux hypothèses quant à cette structure andine : soit elle est le résultat de l’imposition inca, soit elle existait déjà de façon répandue chez plusieurs communautés andines avant l’empire inca. Dans l’état des recherches, Harris reconnaît qu’il n’est pas évident d’établir que les Laymis ont changé leur allégeance identitaire en s’identifiant aux Incas. En fait, ne serait-il pas probable que les différentes communautés auxquelles réfèrent ces trois auteurs se reconnaissent à la fois des parentés et continuités avec les Incas et des particularités régionales et locales, ainsi que des appartenances à d’autres couches civilisationnelles andines antérieures aux Incas?

Par exemple, Estermann (2006, 69) soutient que les conceptions andines du monde dépassent largement l’expérience de l’empire inca. Pour lui, il faut se méfier des références aux Incas comme équivalent de l’identité andine puisque, par exemple, du point de vue

aymara, l’empire inca est une culture impérialiste et oppressive qui a imposé sa langue, son organisation, sa culture et sa religion, mais sans pour autant éteindre la spécificité identitaire des communautés conquises. La conquête inca serait, selon lui, une expérience aussi traumatisante pour les Aymaras que la conquête espagnole l’a été pour les Incas (2006, 70). De plus, Estermann soutient qu’antérieurement aux Incas, la catégorie « andin » couvre une variété de cultures historiques10 : Wari, Pukara, Tiwanaku (2006, 61). D’ailleurs, certains reconnaissent que les premières unifications dans les Andes auraient eu lieu à partir de 1000 av. J.-C. avec la diffusion du culte religieux Chavin (Wilson 1999).

Donc, s’il est encore difficile pour moi de définir la diversité des civilisations andines passées et présentes, il est au moins possible d’identifier l’empire inca comme une couche d’une civilisation des Andes centrales qui était en place lorsque les Espagnols sont entrés en contact avec les civilisations andines. Or, choisir l’empire inca (ou le Tawantinsuyu) comme partie andine de l’objet de recherche, c’est choisir une forme et une couche civilisationnelles limitées parmi les réalités « andines ». Pour avoir une idée de la limite, mais aussi de la validité de ce choix, la prochaine partie présente en quoi on peut considérer l’empire inca comme une couche d’une civilisation andine en place sur une vaste aire andine au moment du contact avec l’empire espagnol (appartenant à une civilisation occidentale).

1.2.1.2. La rencontre des empires inca et espagnol au XVIe siècle dans les Andes : les

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