• Aucun résultat trouvé

Construction du récit de peuplement : le vrai et le faux selon les sources utilisées 117

Chapitre 3 Description et analyse du schéma organisateur de Sarmiento 90

3.2. L’univers de sens du monde intellectuel selon ses explications du passé : les théories du

3.2.3. Construction du récit de peuplement : le vrai et le faux selon les sources utilisées 117

Les sections précédentes ont donc montré qu’une fois les cadres généraux d’explication historique posés à partir de son système de croyances et de savoirs (création et peuplement du monde) et à partir d’une logique qu’il considère rationnelle (3.2.1), Sarmiento peut appliquer cette logique pour rejeter comme des fables les cadres d’explications propres aux Incas, tout en insérant les faits historiques auxquels ils réfèrent, dont l’histoire des généalogies incas, dans cette logique et les cadres d’explications qui lui sont propres (3.2.2). Or, il a aussi été montré que la « logique rationnelle » de Sarmiento s’appuie en grande partie sur les sources qu’il considère comme vraies ou fiables, alors que,

s’il mentionne l’existence de certaines sources historiques chez les Incas, il n’y réfère pas directement. La présente section vise, d’une part, à mieux comprendre sur quelles sources il fonde sa vérité pour rejeter l’autre dans le mythe et, d’autre part, à mieux comprendre sa relation aux sources incas.

J’ai déjà mentionné que Sarmiento décrit Noé comme le père des êtres humains après le déluge, qui marque pour lui le début du « deuxième âge » et du repeuplement de la terre (Sarmiento 2006, 21; voir la p.102-103). Il écrit :

The divine scriptures show us that eight persons were saved from the flood, in the ark. Noah and his wife Terra or Vesta, named from the first fire lighted by crystal for the first sacrifice as Berosus would have; and his three sons to wit, Cam and his wife Cataflua, Sem and his wife Prusia or Persia, Japhet and his wife Funa, as we read in the register of the chronicles

(Sarmiento 2006, 21).

Sarmiento cite ainsi trois sources : la Bible, Berosus et le registre des chroniques. En comparant ce que dit Sarmiento et ce qui se retrouve effectivement dans la Bible54, l’on peut constater une concordance des grandes lignes : l’idée d’un déluge (Gn 6, 5-14, 28), d’une arche dans laquelle Noé fait monter son épouse, ses trois fils (Sem, Cham et Japhet) et leurs femmes, et d’un repeuplement subséquent de la terre par Noé et ses descendants (Gn 8, 13-19, 30). Sa chronologie coïncide aussi avec la chronologie de James Ussher55 (1658), calculée à partir de la Bible, selon laquelle le déluge s’est écoulé 1656 ans après la création d'Adam et 2348 ans avant l’ère chrétienne.

Une première question se pose concernant les conséquences de poser le déluge de Noé comme un événement historique ou comme un mythe. De façon générale, se servir de la Bible (ou d’autres traditions religieuses) pour établir une chronologie universelle comme le fait Sarmiento, comme l’a fait James Ussher et comme continuent de le faire certains théoriciens du créationnisme biblique (sans oublier que nous entrons actuellement dans la 2e décennie du XXIe siècle selon une chronologie chrétienne, une chronologie qui ne tient pas compte de celles des autres religions), ne revient-il pas à fixer un patrimoine religieux

54 Traduction œcuménique de la Bible, l’Ancien et le Nouveau Testament, 1992, Société biblique canadienne, Montréal-Corée.

55 « (born Jan. 4, 1581, Dublin, Ire.—died March 21, 1656, Reigate, Surrey, Eng.), Anglo-Irish prelate of the

Anglican church who was memorable for his activity in religious politics and for his work on patristic texts, especially the chronology of the Old Testament.

Ordained priest in 1601, Ussher became professor (1607–21) and twice vice-chancellor (1614, 1617) at the university where he had received his B.A., Trinity College, Dublin. He was made bishop of Meath in 1621 and archbishop of Armagh in 1625. Ussher became primate of all Ireland in 1634. He was in England in 1642, when the Civil War broke out, and he never returned to Ireland. Having earned the respect of both Anglicans and Puritans, he proposed in 1641 a method for combining the episcopal and presbyterian forms of church

comme référence au détriment des autres patrimoines religieux du monde, avec tout l’ethnocentrisme que cela implique?

Puis, l’autre source importante de Sarmiento au sujet de Noé et sa descendance semble être Berosus, qu’il cite à deux reprises pour consolider sa référence au déluge et à la descendance de Noé. En plus d’y référer pour les noms des épouses de Noé et de ses fils, il affirme notamment que Nimrod, le roi qui a construit Babylone 130 ans après le déluge selon Berosus, était en fait un descendant de Cham, l’un des fils de Noé. Pour mieux comprendre la nature des écrits de Bérosus comme source historique, voici ce que l’Encyclopaedia Britannica rapporte de ses écrits :

Berosus, also spelled Berossus, Berossos, or Berosos, Akkadian Belreʿušu (flourished c.

290 bc), Chaldean priest of Bel in Babylon who wrote a work in three books (in Greek) on the history and culture of Babylonia dedicated to Antiochus I (c. 324–261 bc). It was widely used by later Greek compilers, whose versions in turn were quoted by religious historians such as Eusebius of Caeserea and Josephus. Thus Berosus, though his work survives only in fragmentary citations, is remembered for his passing on knowledge of the origins of Babylon to the ancient Greeks.

The second and third books contained the chronology and history of Babylonia and of later Assyria, beginning with the “ten kings before the flood,” then the story of the flood itself, followed by the restoration of kingship with a long line of kings “after the flood,” then “five dynasties,” and finally the late age of history under the Assyrians, the last Babylonian kingdom, and the Persians to their conquest by Alexander the Great. Cuneiform texts written in the Akkadian (Assyro-Babylonian) language have corroborated several elements of Berosus’ account. The original names of seven of Berosus’ bringers of civilization (Oannes and his brethren) are included in a late-Babylonian tablet found at Uruk (modern Warka). His scheme of chronology and history, although imperfectly preserved in quotations, has been elaborately investigated by modern scholars and compared with the cuneiform literature (Encyclopædia Britannica 2010).

Donc, le travail de Berosus n’est connu que selon des fragments cités ou utilisés par plusieurs sources anciennes et Sarmiento ne spécifie pas d’où il tient son information sur Berosus. Une source possible est le pseudo Berosus (Annius de Viterbe), une source qui est fortement remise en question. Sarmiento cite à deux reprises Annius ou Juan Annius (Giovanni Nanni, dit Annius de Viterbe, voir glossaire), référant à lui comme une source relatant l’épopée de Noé et du repeuplement du monde après le déluge. L’auteur en question, aussi dit pseudo Bérose, était un historien de la Renaissance italienne, rendu célèbre pour la publication (ou la falsification), en 1498, de fragments de Berosus et de plusieurs autres chroniqueurs anciens dans son livre Antiquitatum Variarum. L’essayiste créationniste Mike Gascoigne mentionne par ailleurs que son travail aurait été remis en question comme frauduleux en 1504, soit deux ans après sa mort (Gascoigne 2010). Or, bien que ce doute sur la valeur de cette source ait été soulevé depuis plus de 60 ans au

moment où il écrivait, Sarmiento n’en prend pas compte et il ne mentionne pas sur quelles bases il tranche en faveur du travail de Annius de Viterbe. Sans s’arrêter pour situer ses sources et leur validité, Sarmiento poursuit sa chronologie.

Selon Sarmiento, une grave inondation aurait submergé l’Atlantide et serait la sixième du genre qu’ait connue l’humanité. Il écrit au sujet des autres déluges :

This special flood may be added to the five floods recorded by the ancients. These are the general one of Moses, the second in Egypt of which Xenophon makes mention, the third flood in Achaia of Greece in the time of Ogyges Atticus, described by Isidore as happening in the days of Jacob, the fourth in Thessaly in the time of Deucalion and Pyrrha, in the days of Moses according to Isidore, in 782 as given by Juan Annius. The fifth flood is mentioned by Xenophon as happening in Egypt in the time of Proteus (2006, 23). [Les caractères gras

sont de moi, pour souligner les sources auxquelles Sarmiento réfère, dont Juan Annius]. Donc, comme Sarmiento parle de six déluges et que le déluge qui sépare le « premier âge » du « deuxième âge », celui où le repeuplement s’est effectué à partir de l’arche de Noé, est bien différent des cinq autres, quels ont été ses critères et ses stratégies de vérification pour associer le déluge de Noé à celui que rapportent les nations andines ? S’il associe les Amériques avec l’Atlantide, pourquoi n’associe-t-il pas le déluge que les Incas rapportent avec celui de l’Atlantide ? Surtout, en quoi est-ce pertinent d’énumérer ces différents déluges et de ne pas faire de débat autour de ce que signifiait la notion de déluge pour chaque nation andine ? Peut-être avait-il choisi d’associer leur récit avec celui de Noé parce qu’il marquait un sens semblable de séparation entre un premier et un deuxième âge. Pourtant, n’est-ce pas également le cas du déluge de Deucalion où tous les humains furent détruits, sauf Deucalion et Pyrrha (voir le glossaire) ? Pourquoi Sarmiento n’associe-t-il pas ce déluge à Noé ? En fait, mes lectures sur Deucalion laissent entendre que toutes les religions de l’Antiquité font référence à un déluge. N’est-il pas étonnant que Sarmiento puisse faire cohabiter un déluge ordonné par le Dieu judéo-chrétien (YHWH, celui dont Noé est le héros) et un déluge ordonné par le dieu grec (Zeus, dont Deucalion est le héros) ? Surtout, dans ce cas précis, pourquoi arrive-t-il à faire cohabiter différents déluges et pas celui des nations andines ? Si ses sources reposaient sur des fragments de citations par différents auteurs, pourquoi avaient-elles plus de poids que les sources incas ?

J’ai expliqué que Sarmiento mentionne des annales qui étaient gardées dans un temple à Cuzco « comme dans une bibliothèque » (1907, 61), sans pourtant expliciter s’il y a eu recours ni comment il y aurait eu recours. L’existence de ce genre de bibliothèque chez les Incas est également attestée par un autre chroniqueur, Cristobal de Molina, un prêtre

travaillant à l’hôpital pour autochtone de Cuzco, à l’époque de Sarmiento (lui écrivit autour de 1575) :

But, in a house of the Sun called Poquen Cancha, which is near Cuzco; they had the life of each one of the Yncas, with the lands they conquered, painted with figures on certain boards, and also their origin (de Molina 1873, 4).

Or, cette bibliothèque pouvait avoir été détruite à l’époque de Sarmiento, puisque le temple du Soleil (Coricancha), où se serait située la bibliothèque selon Sarmiento, était déjà du passé à l’époque de Cieza de León, qui en parle dans les termes suivants :

This temple was more than four hundred paces in circuit, entirely surrounded by a strong wall. The whole edifice was of excellent masonry, the stones very well placed and fixed.

[…]

In one of these houses, which was the richest, there was the figure of the sun, very large and made of gold, very ingeniously worked, and enriched with many precious stones. This temple also contained some of the figures of the former Incas who had reigned in Cuzco, and also a vast quantity of treasure (Cieza de León 1883, 84-85).

Si déjà du temps de Cieza de León, qui écrit en 1555, soit 20 ans après le début de la conquête espagnole du Pérou, le Coricancha n’était qu’un souvenir, quel accès peut avoir eu Sarmiento aux annales qu’il contenait ? Comment pouvait-il se baser sur ces sources pour comprendre les savoirs et croyances incas concernant la création et le peuplement du monde, si elles avaient déjà été en grande partie détruites ? En même temps, il n’hésite pas à utiliser des sources fragmentaires lorsqu’il s’agit d’écrits chaldéens ou grecs.

Aujourd’hui, on peut encore voir comment les restes du Coricancha, ses fondations de maçonnerie inca, ont servi (et servent encore) de fondation au temple dominicain de Cuzco (figure 12, page suivante), dont la construction aurait commencé dans la deuxième moitié du XVIe siècle. Ainsi, dans sa chronique, si Sarmiento mentionne l’architecture, les calendriers, les historiens, les peintures et les quipus incas, il ne s’y réfère jamais comme source de savoir, il ne mentionne pas si ces matériaux ont été détruits ou récupérés. Il ne semble pas faire l’effort d’essayer de les comprendre, de les déchiffrer, d’apprendre ces langages différents du sien. Pourtant, ce sont ces expressions de la logique sous-tendant les institutions incas qui offrent la possibilité d’explication, de justification et de transmission de ces institutions et par conséquent ouvrent sur la possibilité d’expliquer, de justifier et de reproduire son système impérial. En refusant de les reconnaître, en classant ces explications et justifications comme fabuleuses ou mythiques, Sarmiento justifie la négation de l’autre tout en passant sous silence sa destruction. Donc, ce que je peux retenir de ces informations compilées (la non-référence aux sources savantes des Incas et la définition de la vérité selon

l’adhésion au catholicisme et aux mythes gréco-romains), c’est qu’elles montrent que Sarmiento ne cherche pas à comprendre la nature du savoir savant inca, ou à apprivoiser d’autres codes symboliques (langue, écriture, système comptable, etc.). Son travail ne relève pas d’un dialogue où on perçoit comment son savoir pourrait avoir été modifié au contact de l’Autre. Tout laisse plutôt croire que ses a priori orientaient sa démarche « rationnelle » vers une imposition « dogmatique » de son savoir sur l’Autre.

Figure 12 : Le temple dominicain construit sur les fondations du Coricancha à Cuzco

Photos : (Payá G. et Araya F. 2008, http://www.scielo.cl/fbpe/img/rci/v25n21/fig05-01a.jpg), (Kass 2010).

De mon point de vue, il devient difficile de trancher et de départager ce qui relève du mythe et ce qui relève de faits historiques dans les représentations que Sarmiento fait des récits incas. C’est d’autant plus difficile que les normes sur lesquelles il s’appuie pour évoquer certains éléments comme des « faits » sont aujourd'hui définies comme des mythes

(exemple : l'Atlantide). Mais est-ce que cela veut dire que toutes ses explications sont fausses ? Ne suis-je pas en train de constater la même confusion entre le mythe et la réalité dans les histoires et le savoir de Sarmiento que ce dont il accusait les Incas ?

Après avoir fait un survol des histoires qui entourent les personnages et les références intellectuelles que Sarmiento cite, je ne peux partager l’impression de barbarisme qu’il tente de mettre de l’avant quant aux Incas, car l’histoire judéo-chrétienne et gréco-romaine que j’ai eu l’occasion d’explorer dans ce travail m’a plongée au cœur d’un monde fantastique qui est beaucoup plus proche des récits incas que je pouvais l’imaginer au départ. Selon quels critères Sarmiento a-t-il pu juger et condamner les récits incas ou ceux des autres nations, alors qu’il reconnaissait les équivalents véhiculés par les sources dont il a parlé ? S’il reste difficile, pour moi, de trancher sur ce qui relève de l’histoire et ce qui relève du mythe dans son histoire et dans celle qu’il rapporte sur les Incas, j’arrive du moins maintenant à voir que chacune des sociétés devait entretenir des « fables », la mythologie autochtone et la mythologie occidentale, et des récits historiques, dont il doit rester encore des traces dans chacune de nos civilisations respectives.

Finalement, il faut spécifier qu’à cette époque, le monde intellectuel n’est pas une institution indépendante de la royauté et de l’Église. Il existe bien des universités, mais la formation n’est pas sous contrôle autonome comme aujourd’hui. La royauté espagnole et son armée, l’Église catholique et les congrégations religieuses sont des institutions fortement hiérarchisées, facilitant l’émergence d’intellectuels parmi les fonctions essentielles à leur bon fonctionnement. Les intellectuels, à l’époque de Sarmiento, avaient généralement grandi à l’intérieur d’une ou l’autre des grandes institutions religieuses ou politiques et avaient fini par s’imposer par leurs habiletés et leur passion pour le livre (à lire ou à rédiger), mais il semble que chacun devait s’assurer le soutien financier de mécènes pour ses recherches et sa production littéraire. C’était d’ailleurs le cas de Sarmiento avec le vice-roi Toledo et son attachement à l’institution politique royale, qui se reflète dans son univers de sens politique, que je présente justement dans la section suivante.

3.3. L’univers de sens du monde politique selon ses visées

Outline

Documents relatifs