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Explications du passé par les Incas selon Sarmiento : fables et faits historiques 112

Chapitre 3 Description et analyse du schéma organisateur de Sarmiento 90

3.2. L’univers de sens du monde intellectuel selon ses explications du passé : les théories du

3.2.2. Explications du passé par les Incas selon Sarmiento : fables et faits historiques 112

Dans la logique de raisonnement de Sarmiento, l'autorité des anciens forme le cadre de la démonstration factuelle (observation) à l’intérieur duquel sont interprétés les faits historiques. Or, si cette logique est valable pour expliquer le passé des peuples occidentaux qu’il connaît, elle l’est d’autant plus en ce qui concerne de nouveaux lieux et populations à expliquer : « If this is so in ancient and well known works, it is still more desirable that in treating of new and strange lands, like these » (2006, 19). C’est pourquoi il procède selon la même méthode pour considérer le passé des Incas selon ses sources incas qui devaient être multiples (voir section 2.2.3 pour un aperçu de la diversité des discours incas). Ainsi, lorsque Sarmiento dit entreprendre un travail pour « certifier la vérité » (2006, 17) par une démarche historique rationnelle, il s’appuie sur des sources anciennes provenant de civilisations s’étant développées autour de la Méditerranée (voir section 2.2.2.1) pour expliquer les réalités andines.

Ce n’est donc qu’après avoir posé ses cadres explicatifs de la vérité que Sarmiento aborde deux types de discours concernant le passé de la part des Autochtones du Pérou, soit leurs récits d’origine et l’histoire du règne des Incas. Comme ces récits reposent sur des sources et des conceptions complètement différentes des siennes, Sarmiento fait une distinction entre les « fables et extravagances » d’origine que racontent les Incas, qui ne

cadrent pas avec ses propres explications de la création et du peuplement du monde, et leur capacité de parler de l’histoire politique de leur nation :

When we come to consider attentively what these barbarians of Peru relate of their origin and of the tyrannical rule of the Incas Ccapacs, and the fables and extravagances they recount, the truth may be distinguished from what is false, and how in some of their fables they allude to true facts which are admitted and held by us as such. Therefore the reader should peruse with attention and read the most strange and racy history of barbarians that has, until now, been read of any political nation in the world (2006, 24).

Déjà, dans cette citation, on peut observer une tension : si les Autochtones du Pérou font allusion à certains faits historiques véritables, tels que définis par les Espagnols, pourquoi, selon Sarmiento, les explications/interprétations de ces faits par les Incas relèvent-elles de fables et d'extravagances? De plus, comment Sarmiento arrive-t-il à la fois à rejeter comme « fables » leurs récits d’origine et écrire une histoire généalogique du règne des Incas sur la base de leurs témoignages?

Sarmiento stipule dans un premier temps que, sans écriture pour faire la preuve de ce qui s'est dit dans le passé, il n'est pas possible pour les « Indiens » de transmettre adéquatement la vérité, ni de garder en mémoire les événements de leur passé, puisqu’ils n'ont pas les moyens, les outils ni les méthodes pour faire la part des choses entre le vrai et le faux.

As these barbarous nations of Indians were always without letters, they had not the means of preserving the monuments and memorials of their times, and those of their predecessors with accuracy and method. As the devil, who is always striving to injure the human race, found these unfortunates to be easy of belief and timid in obedience, he introduced many illusions, lies and frauds […] By chance they formerly had some notice, passed down to them from mouth to mouth, which had reached them from their ancestors, respecting the truth of what happened in former times. Mixing this with the stories told them by the devil, and with other things which they changed, invented, or added, which may happen in all nations, they made up a pleasing salad, and in some things worthy of the attention of the curious who are accustomed to consider and discuss human ideas (2006, 24).

Évidemment, si les Incas mélangent leurs observations de faits avec les mensonges et illusions du diable, ils ne peuvent pas avoir de cadres explicatifs fiables et il vaut mieux, selon Sarmiento, interpréter les faits qu’ils rapportent selon leur adéquation avec ce que rapportent ses propres sources « d’autorité », malgré le fait que les Incas jugent leurs méthodes de transmission valides52, à un point tel qu’ils disent eux-mêmes détenir la vérité et y croient autant que s’ils avaient été témoins des événements du passé.

52 Ce qui est en jeu ici, ce sont les normes qui rendent « possible l’accord entre les sujets sur une même représentation ou un même ensemble de représentations », pour reprendre les termes de Berthelot (2008, 206). Selon Berthelot, pour l’élaboration et la transmission des représentations « les hommes procèdent - et ont sans

This absurd fable of their creation is held by these barbarians and they affirm and believe it as if they had really seen it to happen and come to pass (2006, 28).

[…] the stories which are here treated as fables, which they are, are held by the natives to

be as true as we hold the articles of our faith, and as such they affirm and confirm them with unanimity, and swear by them (2006, 24).

Mais, jugeant que ces peuples sont naïfs au point de se faire tromper facilement par les mensonges du diable, Sarmiento n’accepte pas leur tradition orale et soutient qu’il doit distinguer le vrai de la fable dans la « pleasing salad » que lui rapportent ses informateurs.

Par exemple, Sarmiento distingue au moins un fait véritable, selon lui, auquel les Incas font référence, le grand déluge après lequel Noé et sa descendance auraient peuplé le monde :

One thing is believed among all the nations of these parts, for they all speak generally and as well known of the general flood which they call uñu pachacuti. From this we may clearly understand that if, in these parts they have a tradition of the great flood, this great mass of the floating islands which they afterwards called the Atlanticas, and now the Indies of Castille or America must have begun to receive a population immediately after the flood, although by their account, the details are different from those which the true Scriptures teach us. This must have been done by divine Providence, through the first people coming over the land of the Atlantic Island, which was joined to this, as has been already said. For as the natives, though barbarous, give reasons for their very ancient settlement, by recording the flood, there is no necessity for setting aside the Scriptures by quoting authorities to establish this origin (2006, 26).

Pour lui, il ne vaut même pas la peine de considérer ce qui diffère et ce qui se ressemble, ou les principes divergents et convergents derrière les histoires de l’uñu pachacuti53 et du déluge de Noé. Il suffit de constater qu’un récit confirme le sien pour trancher sur la véracité du déluge qui confirme, par le fait même, ses croyances et sa théorie sur le peuplement des Amériques.

D’ailleurs, il lui importe peu de comprendre les différences qui peuvent exister entre les narrations d’une région et d’une autre quant au déluge et au repeuplement du monde

doute procédé : en répétant les choses, en s’assurant point par point des accords, en trouvant des formules de mémorisations, en procédant par des tests de vérification… » (Berthelot 2008, 206-207). Ce qui rend possibles les accords, mémorisations et vérifications relève d’une dimension normative et interactive qui mobilise l’intentionnalité des individus. Or, qu’arrive-t-il si un récit s’est maintenu à travers les accords, mémorisations et vérifications incas et qu’il doive faire ses preuves dans un système normatif et interactif différent, celui des Espagnols, en fonction d’une intention peut-être de survie ou de conversion de la part des témoins retenus par Sarmiento?

53 Par exemple, l’idée de pachacuti, comme il le rapportera lui-même au sujet d’un Inca qui a reçu ce surnom, relève de l’idée du retournement du monde, d’un événement qui change complètement le sens du monde. D’autres traductions de pachacuti font appel à des conceptions cycliques de l’espace-temps, où un pachacuti met fin à un cycle pour en commencer un autre. Est-ce que le déluge de Noé avait cette connotation pour les

dans le « deuxième âge », puisqu’il s’agit selon lui d’explications aveugles d’un fait réel, dont les détails farfelus varient d’une nation à l’autre.

Some of the nations, besides the Cuzcos, also say that a few were saved from this flood to leave descendants for a future age. Each nation has its special fable which is told by its people, of how their first ancestors were saved from the waters of the deluge. That the ideas they had in their blindness may be understood, I will insert only one, told by the nation of the Cañaris, a land of Quito and Tumibamba, 400 leagues from Cuzco and more

(1907, 30).

Mais heureusement, selon Sarmiento, certains individus sortent de leur aveuglement, en acceptant la foi catholique et les vérités sur la création et le peuplement du monde, ce qui leur permet de faire la part des choses entre le vrai et le faux dans leurs récits :

There are a few, however, who by the mercy of God are opening their eyes and beginning to see what is true and what is false respecting those things. But we have to write down what they say and not what we think about it in this part (2006, 28).

Il semblerait donc que les Incas convertis étaient capables, selon Sarmiento, d’identifier certains faits historiques et qu’il leur reconnaisse alors la capacité de discerner.

Puis, Sarmiento admet dans un deuxième temps que les Incas ont réussi à maintenir une histoire basée sur des méthodes adéquates, ce qui lui permet d’appuyer la validité du travail historique qu’il réalise.

Some may say that this history cannot be accepted as authentic being taken from the narratives of these barbarians, because, having no letters, they could not preserve such details as they give from so remote an antiquity. The answer is that, to supply the want of letters, these barbarians had a curious invention which was very good and accurate

(1907, 40).

À partir de cette affirmation, Sarmiento reconnaît quatre méthodes permettant aux Incas de connaître l'histoire de leurs ancêtres. D’abord, la tradition orale permettait à chaque lignage, à chaque nation et à chaque famille de transmettre leurs annales.

This was that from one to the other, from fathers to sons, they handed down past events, repeating the story of them many times, just as lessons are repeated from a professor’s chair, making the hearers say these historical lessons over and over again until they were fixed in the memory. Thus each one of the descendants continued to communicate the annals in the order described with a view to preserve their histories and deeds, their ancient traditions, the numbers of their tribes, towns, provinces, their days, months and years, their battles, deaths, destructions, fortresses and “Sinchis” (1907, 40).

Or, si Sarmiento a pu s’appuyer sur le témoignage d’individus qui auraient appris les leçons de mémoire de différents lignages, peuples et nations, il ne cite personne spécifiquement pour mentionner une information qui serait venue de tel individu appartenant à telle famille, de tel lignage, etc. Ensuite, Sarmiento mentionne le système des quipus qui permettait, selon lui, de conserver les données statistiques du passé :

Finally they recorded, and they still record, the most notable things which consist in their numbers (or statistics), on certain cords called quipu, which is the same as to say reasoner or accountant. On these cords they make certain knots by which, and by differences of colour, they distinguish and record each thing as by letters. It is a thing to be admired to see what details may be recorded on these cords, for which there are masters like our writing masters (2006, 30).

S’il existait des maîtres-scribes qui auraient pu être consultés pour connaître certains faits du passé, encore une fois, Sarmiento ne les cite pas.

Troisièmement, Sarmiento mentionne que chaque nation avait des historiens de profession : « Besides this they had, and still have, special historians in these nations, an hereditary office descending from father to son » (2006, 30). Encore une fois, le fait de mentionner qu’il existait des historiens ne renseigne pas à savoir quels historiens Sarmiento aurait pris en compte, s’il l’a fait. Finalement, Sarmiento mentionne aussi que différentes annales avaient été réunies par Pachacuti au XIIe siècle (voir figure 11 au début de la section), qui avait appelé une assemblée des grands historiens de l’empire à Cuzco.

The collection of these annals is due to the great diligence of Pachacuti Inca Yupanqui, the ninth Inca, who sent out a general summons to all the old historians in all the provinces he had subjugated, and even to many others throughout those kingdoms. He had them in Cuzco for a long time, examining them concerning their antiquities, origin, and the most notable events in their history. These were painted on great boards, and deposited in the temple of the Sun, in a great hall (2006, 30-31).

Sarmiento aurait donc pu, pour écrire sa propre histoire, s’appuyer sur les productions historiques déjà existantes dans l’empire inca, basées sur les quipus, sur les peintures ou encore sur les historiens considérés comme des autorités dans leur domaine. Pourtant, aucune référence n’y est faite de façon explicite.

Ainsi, Sarmiento fait mention des méthodes incas pour conserver l’histoire dans l’objectif de donner de la crédibilité à son récit, en affirmant que sa reconstitution d’une seule histoire généalogique avait été réalisée « with much diligence so that this history can rest on attested proofs from the general testimony of the whole kingdom, old and young, Incas and tributary Indians » (1907, 28). Mais comme il ne reste aucune trace de ces témoignages « de tous les Incas et Indiens tributaires du royaume » ni de la méthode selon laquelle Sarmiento a compilé ces témoignages pour former son histoire, il devient difficile d'évaluer quel rôle ont réellement joué les Incas avec leurs méthodes de compilation de l’histoire et quel contrôle Sarmiento a pris de leur histoire.

Par exemple, si les membres des « parties » ou de chaque lignage et chaque famille entretiennent des memorials différents, la méthode selon laquelle Sarmiento en est venu à

écrire une seule version de l’histoire reste inconnue. Jamais il ne souligne que tel historien de tel lignage soutient une version alors qu’un autre soutient une autre version. C’est donc ici qu’il est possible que Sarmiento ait repris le contrôle sur l’histoire de l’Autre, puisqu’il n’identifie pas, chez les Incas, de communauté savante, de débats internes au sein de la communauté savante ou d’individus qui seraient des sources fiables quant aux explications incas du passé. Il reste toujours le maître qui peut trancher sur ce qui est historiquement vrai ou faux et, au final, c’est lui qui tire le crédit de sa chronique et non ses sources.

Pour résumer la dualité qu’entretient Sarmiento sur les récits historiques incas, dans un premier temps, il refuse d’accorder du crédit à leur récit de création. Puis, il reconnaît certains éléments de vérité quant à leur récit du déluge, qui correspond à ce que ses propres sources soutiennent. Mais c’est à peu près le seul élément de vérité que Sarmiento reconnaît aux Incas pour ce qui est des temps anciens. Il va même jusqu’à dire que « these barbarians could tell nothing more respecting what happened from the second creation by Viracocha down to the time of the Incas » (2006, 29), une période qu’il résume dans les termes suivants : « from the general flood of which they have a tradition to the time when the Incas began to reign, which was 3519 years, all the natives of these kingdoms lived on their properties without acknowledging either a natural or an elected lord » (2006, 29). Ce faisant, Sarmiento réduit l’histoire des civilisations andines à une généalogie inca de moins de 1000 ans : « The whole period from Manco Ccapac to the death of Huascar was 968 years » (2006, 96). Ce n’est qu’à cette période qu’il accepte les faits que rapportent les Incas pour construire son histoire, alors qu’il maintient que ses propres sources lui assurent la vérité sur l’ensemble de l’histoire humaine, commençant par Adam selon lui.

3.2.3. Construction du récit de peuplement : le vrai et le faux selon les

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