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Constitution d'un objet d'analyse : représentations des conceptions incas et espagnoles

Chapitre 2 Construction des données sociologiques relatives à la chronique retenue, son

2.5. Constitution d'un objet d'analyse : représentations des conceptions incas et espagnoles

Une fois le contenu du matériau décrit brièvement, il importe de pouvoir faire le pont avec mon objet de recherche, soit les représentations des conceptions espagnoles et incas du monde. Il s’agit donc ici de donner un aperçu de comment s’est effectué la prise en compte, à l’intérieur de la chronique, des notions retenues au chapitre 1 et comment l’observation de ces notions dans le discours spécifique de Sarmiento a permis l’émergence d’un objet d’analyse propre à ce discours. En bref, il me faut expliciter comment je suis partie de définitions conceptuelles pour en arriver à l’analyse des catégories propres au matériel empirique retenu. Je n’ai pas l’espace ici pour présenter mes notes de lectures et classifications effectuée à différentes étapes du processus, mais il me semble important de résumer ma démarche et de présenter les premiers résultats qui m’ont fourni les pistes à suivre pour l’analyse du discours de Sarmiento et des schémas organisateurs qui en ressortent.

D’abord, j’ai repris les définitions retenues de mes deux notions principales : les conceptions du monde selon Ikenga-Metuh et les caractéristiques des civilisations selon Mauss, afin d’établir une première grille de lecture. Ce n’est pas une liste exhaustive, mais les dimensions établies pour ces deux notions m’ont permis d’établir des principes avec lesquels aborder le texte. C’est ainsi que j’ai pu identifier sept dimensions à prendre en compte : trois pour les civilisations selon Mauss (formes, couches et aires) et quatre pour les conceptions du monde selon Ikenga-Metuh (mythes, systèmes de croyances et de savoirs, codes symboliques et institutions). Je pouvais alors poser des questions au texte afin d’en faire une lecture liée à mon objet de recherche, les représentations de Sarmiento, de façon à trouver ses univers de sens autour des dimensions retenues.

Donc, à partir de cette grille, j’ai fait un travail de classification de différents extraits qui me semblaient illustrer les représentations de Sarmiento quant aux croyances

espagnoles et incas, ou aux institutions de chacun. Ce genre de lecture, répété à plusieurs reprises, de ce que dit Sarmiento sur les dimensions des conceptions du monde dans une civilisation et dans l’autre m’a permis d’identifier certaines catégories et distinctions de sens qui lui sont propres, lesquelles sont résumées dans le Tableau 2 (page suivante). Puis, la comparaison de ces catégories m’a permis d’observer quatre tensions principales que le Tableau 2 synthétise : mes définitions de départ (orange foncé), les catégories qui émergent chez Sarmiento (orange clair) et leurs tensions dichotomiques (rose).

Tableau 2 : Dimensions des conceptions du monde comme phénomène de civilisation et ce que Sarmiento en dit pour les Espagnols et les Incas

Civilisations (Mauss) / Conceptions du monde (Ikenga- Metuh) Empire espagnol et la civilisation à laquelle il appartient (couches passées, forme contemporaine, aire – lieux et groupes)

Empire inca et la civilisation à laquelle il appartient (couches passées, forme contemporaine, aire – lieux et groupes)

Les dichotomies qui émergent et qui seront à explorer pour identifier le schéma organisateur de Sarmiento Mythes, récits ou histoire : - de création - fondateurs - différents mythèmes Narration - standardisée - collective - signification robuste - valeur de vérité - image du monde - cosmologie - histoire - sociologie - anthropologie

Catégories : raison, vérité et histoire

Couches passées : les mythes

bibliques des premier et deuxième âges, séparés par le déluge, et le mythe du peuplement du monde suite au déluge (Noé et sa descendance) ainsi que de l’Atlantide de Platon sont des faits historiques, des « true historical reasons, of

a quality worthy of belief, such as men of reason and letters may adopt respecting the peopling of these lands »

(1907 : 27).

Forme contemporaine : les

chronologies chaldéennes, hébraïques, grecques, romaines et bibliques permettent d’établir la vérité sur l’histoire (1907 : 19-20).

Aire : ces sources sont jugées

universelles, elles expliquent le peuplement du monde et les références à des éléments semblables chez les Incas (ex. : le déluge) prouvent leur universalité (1907 : 31-32).

Catégories : fable, mensonge, illusion Couches passées : les récits

incas sur la création du monde et des humains par Viracocha Pachayachachi, la destruction par un déluge et la recréation des humains (1907 : 28-34) sont des « fables and extravagances » (1907 : 27),

des « pleasing salad » (1907 : 28) mélangeant des mensonges, fraudes, illusions à certains faits véridiques (1907 : 27-28).

Forme contemporaine : c’est

le même Viracocha qui a créé les Incas, qui se définissent comme ses enfants (1907 : 44), ce qui est un mensonge (1907 : 43-44).

Aire : Les Incas ont raconté ce

mensonge d’être les descendants de Viracocha, pour pouvoir diriger et conquérir les autres nations (1907 : 44).

Tension entre fables et vérités historiques 2.a. La deuxième dichotomie qui m’est

apparue en construisant ma grille d’analyse à partir des

extraits du texte de Sarmiento :

Au sein des mythes

de création et de peuplement du monde, il y aurait,

dans le texte, une

dichotomie

entretenue par Sarmiento entre les

vérités historiques et les fables, mensonges et

illusions.

Cette dichotomie semble s’appuyer sur

celle entretenue au sein des codes

symboliques, où il y

a également une

dichotomie entre les sources écrites,

notamment les

Écritures saintes, et

Systèmes de croyances et de savoirs Religion Philosophie Métaphysique A priori scientifiques Épistémologie Axiologie Praxéologie Ontologie Explication du passé Prédiction du futur Savoir être Savoir-faire Savoir savant Catégorie : Dieu

Dieu est inspirateur de savoir, de raison, de vérité (1907 : 28).

Couches passées : la raison est

en évolution et c’est Dieu qui la prodigue, avec générosité, aux Espagnols (1907 : 3-4). Les richesses accumulées et les peuples qui choisissent de se soumettre en sont la preuve (1907 : 3-4).

Forme contemporaine : Dieu

est celui qui a rendu possible l’immense succès de la conquête et qui accorde encore et toujours la gloire et les richesses au roi d’Espagne (1907 : 2-3)

Aire : Dieu est le vrai pilote de

la conquête de ce nouveau territoire (1907 : 3).

Catégorie : Diable Couches passées : c’est le

diable qui a inspiré les fables auxquelles adhèrent les Autochtones quant à la création du monde et son peuplement (1907 : 27).

Forme contemporaine : ils

vénèrent des idoles et des démons (1907 : 8).

Les réformes religieuses de l’Inca Pachacuti exigent des offrandes au diable (1907 : 102).

Aire : c’est au nom de

Viracocha que les conquêtes d’autres nations étaient faites (1907 : 94-95).

Tension Dieu-Diable 1. La première dichotomie qui m’est

apparue clairement est celle entre Dieu et

le diable au sein du système de croyances

et de savoirs de Sarmiento. Le système espagnol est associé au vrai Dieu,

lequel inspire les savoirs et la raison, alors que le système inca, avec le Dieu Viracocha, est associé

au diable, lequel entretient les humains

dans leurs faiblesses et leur ignorance. Codes symboliques - Langage - Mode de pensée - Temps et espace - Savoirs : vérité et réel - Lois et préceptes moraux - Histoire : transmission des faits historiques et mémoire collective Catégorie : Savants true Scriptures (Bible) et most

ancient authors (1907 : 14)

La Bible comme référence d’une vérité écrite, l’écriture comme fondement du savoir

Couches passées : le savoir

s’établit sur des textes anciens (1907 : 16-17).

C’est l’écriture qui garantit la transmission des faits et de la vérité. Lire des écrits anciens est garant de certitude (1907 : 2- 3,14-15).

Forme contemporaine : les

deux raisonnements (logiques ou codes principaux) qui sont acceptés par Sarmiento comme base de la vérité/réalité sont l’écriture et l’observation à partir desquelles il peut déduire différents faits. Autrement dit, si un raisonnement combine des observations et des références écrites, alors c’est la vérité.

Catégorie : Barbares

Sans écriture, les Autochtones n’avaient pas les moyens ni les méthodes pour transmettre

avec précision et sans mensonge leur mémoire et les

événements du passé (1907 : 27).

L’oralité comporte le risque de déformation de la réalité en

y mêlant les mensonges du diable, des ajouts et inventions, pour former une sorte de salade plaisante, mais

fausse (1907 : 28).

Couches passées : les

behetrias, qui ont précédé les

Incas, ne connaissaient rien et n’ont pas compilé le passé, on ne connaît donc rien des 3519 ans entre le déluge et le règne des Incas (1907 : 37-38).

Forme contemporaine : les

Incas avaient des méthodes historiques, telles que des annales mémorisées et transmises de père en fils, la conservation de certains faits par les quipus (« as by

letters ») et des historiens

experts qui avaient compilé l’histoire sur des tableaux peints et conservés à Cuzco (1907 : 40-41).

Tension entre les savants lettrés et les

barbares sans écriture :

2.b. Une hiérarchisation au

niveau des codes symboliques sous-

tend celle entre la vérité historique et les

fables (voir 2.a). Les savants qui peuvent déterminer la vérité sont lettrés, ils se

basent sur les Écritures saintes et les

auteurs anciens de leur civilisation.

Sarmiento ne reconnaît pas les codes symboliques

qui expriment les savoirs des Incas (même s’il en fait mention : quipus, peintures, sculptures,

calendriers, etc.). Il préfère donc parler

des barbares ignorants, même si, lorsqu’il fait l’histoire

des Incas, on voit un grand empire d’une

organisation complexe.

Aire : tous ceux qui liront sa

chronique comprendront la vérité, que les Incas ne sont pas les seigneurs naturels et que la conquête est une libération (1907 : 190).

Aire : comme les barbares

étaient lâches et naïfs (1907 : 43), les Incas ont pu leur faire croire qu’ils étaient « more

than men, even worshipping them as gods » (1907 : 44). Institutions -Contrôle de l’environnement -Établissement d’institutions, par exemple : - Religion - Gouvernance - Éducation - Famille - Groupes d’appartenance - Économie - Les rôles et fonctions qui leur sont attribués - La structure qu’elles forment dans la société - Idéologies présentes dans les institutions

Catégories : « lois naturelles » et « seigneurs naturels » :

Les régimes politiques ont une mission (téléologie) quand il s’agit des Espagnols (Lettre au

roi).

Couches passées : les qualités

de seigneur naturel du roi d’Espagne sont ancrées dans les traditions judéo-chrétiennes et gréco-romaines (1907 : 1-2).

Forme contemporaine : le roi

d’Espagne est un bon catholique, il a des droits légitimes, saints et honorables sur les Amériques, il a des sujets naturels (1907 : 11). Les qualités du roi (généreux, libérale et kind) (1907 : 1) le posent naturellement à un niveau supérieur.

Aire : c’est le devoir des rois

catholiques de faire respecter les lois naturelles, même chez leurs « voisins », ils ont donc le droit de mettre fin à la gouvernance des tyrans pour imposer leur gouvernance selon les lois naturelles (1907 : 10).

Catégories : « tyrannie » et « tyrans »

Les régimes politiques ont une histoire compilant les faits d’armes, conflits et conquête,

quand il s’agit des Incas (Chapitres 14 à 70).

Couches passées : les Incas

ont usurpé un pouvoir qui ne leur appartenait pas et imposé une religion totalement hérétique et un tribut, jugé par les populations, totalement inacceptable et qui équivaut à du vol (2006 : 38-40, 75). Chaque génération d’Inca a imposé aux autres nations des successions illégitimes (2006 : 94) et ces derniers sont toujours prêts à se rebeller.

Forme contemporaine : ils

ont des coutumes tyranniques qui incluent les sacrifices d’innocents, la consommation de chair humaine, le péché, le concubinage, l’inceste et l’usage abominable des bêtes (1907 : 10).

Aire : les conquêtes des

territoires et des peuples de l’Équateur au Chili, l’exercice de leur pouvoir sur les peuples conquis, sont des formes d’oppression barbares et tyranniques, parce qu’appliquées sans le consentement du peuple conquis. La conquête, en utilisant la force et la cruauté, est une subjugation tyrannique inacceptable (2006 : 17, 24- 25, 31, 33, 37-38, 48-50). L’administration inca, en forçant les mouvements de population, est tyrannique (2006 : 64).

Tension entre le bon système politique (naturel) et le mauvais système politique (tyrannique) 3. Puis, la troisième dichotomie fondamentale qui a émergé fut celle où les systèmes de croyances et les mythes entretenus en fonction de différents codes symboliques jugés valides ou non (fondant une vérité ou

non) ont des conséquences sur les

institutions qui sont

également présentées en dichotomie :

d’une part, les institutions liées aux

lois naturelles, par

exemple les seigneurs naturels, et celles que Sarmiento associe à la tyrannie, par exemple, la transmission du pouvoir d’un Lord

Inca à son successeur.

Comme le montre la synthèse du Tableau 2, laclassification du contenu de la chronique m’a permis de tirer certaines conclusions qui fondent des pistes à approfondir dans la description du schéma organisateur de Sarmiento. Par exemple, Sarmiento aborde bien les sept dimensions des conceptions du monde comme phénomène de civilisation, à partir de ses propres catégories, dans sa chronique. Cependant, les catégories varient pour décrire une même dimension, selon qu’elles s’appliquent au Soi espagnol ou à l’Autre inca. De plus, cette variation est exprimée en tensions dichotomiques. Ainsi, en abordant deux systèmes équivalents (les conceptions du monde de deux empires) dans deux civilisations différentes, Sarmiento les présente en opposition. Mais selon quel schéma organise-t-il ces différentes tensions dichotomiques? Quelles relations Sarmiento entretient-il entre ces dichotomies? Par exemple, y a-t-il des catégories qui sont centrales et influencent les autres? Y a-t-il des niveaux hiérarchiques entre ces dichotomies? Ou comment se soutiennent-elles les unes les autres?

Pour comprendre les règles d’articulation de ces différentes représentations, il m’a fallu aborder les réseaux organisant ces dichotomies. Je suis donc passée des tableaux linéaires à l’outil de réseaux conceptuels « Cmap », afin de tenter de schématiser les relations entretenues entre les catégories du discours de Sarmiento. En organisant ces différentes catégories entre elles, j’ai pu identifier peu à peu les arguments fondamentaux et ceux qui les appuient, dans la logique de Sarmiento. Le prochain chapitre vise justement à expliciter le schéma organisateur du discours de Sarmiento.

Chapitre 3 Description et analyse du schéma organisateur de

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