• Aucun résultat trouvé

Seigneurs ou roi illégitimes : les coutumes tyranniques des Incas 129

Chapitre 3 Description et analyse du schéma organisateur de Sarmiento 90

3.3. L’univers de sens du monde politique selon ses visées institutionnelles : la légitimité ou

3.3.2. Seigneurs ou roi illégitimes : les coutumes tyranniques des Incas 129

À l’inverse de ce qu’il défend pour les Espagnols, Sarmiento refuse d’entrée de jeu de reconnaître l’acquisition du pouvoir inca par droit divin, puisqu’il soutient que les Incas s’étaient servis de leur habileté pour mentir aux autres nations afin de les diriger et d’imposer leur « worst and most inhuman tyranny of these Incas and of their curacas who are not and never were original lords of the soil » (2006, 17).

En fait, si les Incas ne furent jamais, comme Sarmiento le prétend, les propriétaires naturels du territoire, c’est parce qu’avant eux il n'y avait pas de gouvernement régulier, pas de souverain naturel au Pérou.

But it may be assumed that, although the land was peopled and full of inhabitants before the Incas, it had no regular government, nor did it have natural lords elected by common consent to govern and rule, and who were respected by the people, so that they were obeyed and received tribute. On the contrary all the people were scattered and disorganized, living in complete liberty, and each man being sole lord of his house and estate (2006, 29).

Pour Sarmiento, les Incas viennent changer la situation, mais ils le font « without the consent or election of the natives », ce qui les rend, pour Sarmiento, d’entrée de jeu des souverains illégitimes par leur forme d’acquisition du pouvoir59.

De plus, les Incas n'ont pas les qualités inhérentes aux souverains naturels, car ils instaurent une gouvernance qui se base sur des lois tyranniques, ce qui porte les peuples à se rebeller constamment.

Besides this, there are their tyrannical laws and customs. [It will be understood that your Majesty has a specially true and holy title to these kingdoms of Peru, because your Majesty and your most sacred ancestors stopped the sacrifices of innocent men, the eating of human flesh, the accursed sin, the promiscuous concubinage with sisters and mothers, the abominable use of beasts, and their wicked and accursed customs] (2006, 17).

Dans cette seule phrase, Sarmiento accuse les Incas de crimes contre l’humanité (consommation de chair humaine, sacrifices d’hommes innocents, une accusation qui revient en pages 56 et 66 de l’édition 2006), d’idolâtrie (les « usages abominables des

59 En ne reconnaissant pas les titres divins des Incas, Sarmiento se place dans une situation où il exige que les Incas aient obtenu le consentement de la population pour être les souverains. Autrement dit, lorsqu’il est question des rois d’Espagne, Sarmiento insiste sur la valeur divine des titres de souverain (relation des rois avec Dieu qui les élit comme souverains), et même s’il y avait eu différents systèmes d’élection par une certaine élite politique au cours de l’histoire des royaumes d’Espagne, il n’explique pas son fonctionnement. Les droits divins sont-ils suffisant pour le roi d’Espagne, peu importe le mode humain d’élection ? Puis, s’il mentionne lui-même que le système d’élection du souverain inca relevait d’une classe « noble » de la population, les orejones (une institution proche de la chevalerie) qui conseillait, approuvait ou désapprouvait la succession par un ou l’autre des héritiers du trône (2006, 39 et 79), pourquoi ne leur reconnaît-il pas le statut de « seigneurs naturels » sur la base de la monarchie contractuelle où les sujets auraient légué le pouvoir politique au roi « elected by common consent » ?

bêtes » : 2006, 51, 67-68) et de comportements sexuels inacceptables (inceste, polygamie). Cet ensemble de comportements lui apparaît incompatible avec l’idée qu’il se fait de seigneurs naturels60. En plus de ces « lois et coutumes » tyranniques, Sarmiento soutient qu’ils ne respectaient pas leurs propres règles de succession par le fils aîné, parce qu’ils agissaient sous le coup des sentiments ou des émotions, plutôt que guidés par la rationalité de Dieu.

For, although the custom of these tyrants was that the eldest legitimate son should succeed, it was seldom observed, the Inca preferring the one he liked best, or whose mother he loved most, or he who was the ablest among the brothers (2006, 65).

Donc, il énumère des comportements qui sont contraires à l’exercice libéral du pouvoir et qui en font des tyrans, même entre eux. Cette tyrannie est d’autant plus flagrante, selon Sarmiento, que les Incas n’auraient pas su acquérir l’allégeance de leurs sujets, puisque ceux-ci se rebellent dès qu’ils en ont la possibilité :

their violent Incaship was established without the will and election of the natives who always rose with arms in their hands on each occasion that offered for rising against their Inca tyrants who oppressed them, to get back their liberty. Each one of the Incas not only followed the tyranny of his father, but also began afresh the same tyranny by force, with deaths, robberies and rapine. Hence none of them could pretend, in good faith, to give a beginning to time of prescription, nor did any of them hold in peaceful possession, there being always someone to dispute and take up arms against them and their tyranny (2006,

94).

Ainsi, la rébellion des nations que les Incas tentaient de soumettre prouve, selon Sarmiento, qu’ils ne reconnaissaient ni ne respectaient l’autorité des Incas qui ne savaient pas gouverner de façon libérale, dans l’intérêt des autres nations et de façon à mettre en place une gouvernance stable61. Pourtant, Sarmiento reconnaît que les peuples des différentes régions de l’empire payaient un tribut (« each province was to contribute as well for the general tax as those for Huacas, and Houses of the Sun », 2006 : 77), ce qu’il avait mentionné comme étant une reconnaissance de l’autorité chez les Espagnols. Mais la même pratique que Sarmiento reconnaît comme bonne pour les Espagnols devient tyrannique chez les Incas. Par exemple, lorsqu’il décrit les stratégies employées par l’Inca Tupac Inca

60 Pourtant, dans les faits, combien de livres ont été écrits sur les intrigues et les aventures extraconjugales des rois d’Europe et combien d’innocent(e)s ont été brûlé(e)s sur les bûchers de l’Inquisition en Europe à la même époque, où Sarmiento accuse les Incas d’assassiner des innocents ?

61 Mais Sarmiento réfère lui-même aux groupes incas qui tentaient de résister au gouvernement espagnol, en ayant installé leur gouvernement à Vilcabamba sous Manco Inca en 1536 : « Manco Inca had been a traitor to

your Majesty and was a fugitive in the Andes », lequel se maintenait encore à l’époque de Sarmiento près de

trente ans plus tard « he who is now in the Andes in rebellion, named Titu Cusi Yupanqui » (Sarmiento de Gamboa 2006, 95). Cette rébellion ne devrait-elle pas remettre tout autant en question l’autorité espagnole

Yupanqui pour assurer sa souveraineté sur son empire, Sarmiento argumente que le montant du tribut étant jugé trop élevé, voire du vol.

Besides, he [Tupac Inca Yupanqui] caused a general visitation to be made of all the land from Quito to Chile, registering the whole population for more than a thousand leagues; and imposed a tribute [so heavy that no one could be owner of a mazorca of maize, which is their bread for food, nor of a pair of usutas, which are their shoes, nor marry, nor do a single thing without special licence from Tupac Inca. Such was the tyranny and oppression to which he subjected them]. He placed over the tucuricos a class of officers called Michu to collect the taxes and tributes (2006, 75).

Ainsi, toujours selon Sarmiento, les Incas maintenaient les peuples dans la misère avec le tribut plutôt que d’être généreux et de redistribuer les richesses. Jamais il ne fait le lien entre le tribut qu’ils imposent et la grandeur de l’architecture publique, des infrastructures, des temples, etc. qu’il décrit pourtant dans les chapitres 30, 31, 32 et 36 sur la vie de Pachacuti (voir la section 3.4.5). En fait, à en croire le récit qu’il rapporte, plus les Incas prenaient des moyens variés pour stabiliser leur empire, plus ils augmentaient le nombre de sujets, plus ils construisaient des temples, des routes et des postes administratifs où s’entreposent les réserves matérielles. Mais, aux yeux de Sarmiento, la grandeur des Incas est synonyme de toujours plus de sévices. Même lorsque l'Inca Pachacuti imagine une stratégie de conquête très complexe qui vise la stabilité à long terme (« settle once for all »), ses initiatives (sa gestion interdépendante des ressources régionales, ses déplacements de populations pour faciliter l'assimilation, ses politiques linguistiques) sont définies par Sarmiento comme des comportements encore plus tyranniques :

Turning many things in his mind, and seeking for remedies, how he could settle once for all the numerous provinces he had conquered, at last he hit upon a plan which, although adapted to the object he sought to attain, and coloured with some appearance of generosity, was really the worst tyranny he perpetrated (2006, 64).

Ainsi, aux yeux de Sarmiento, les Incas sont incapables de faire preuve de générosité. Il considère qu’un tel comportement chez eux n’est qu’apparence, une ruse pour imposer leur tyrannie. Pourtant, ne pourrait-on pas en dire autant des Espagnols et de leur « générosité » lorsqu’ils évangélisent et « éduquent » les Autochtones, lorsqu’ils valorisent des grands conquérants occidentaux, ou lorsqu’ils imposent des tributs pour construire leurs institutions, tout en détruisant celles des communautés?

En fait, la structure dichotomique que Sarmiento met en place le pousse à construire des représentations qui célèbrent le Soi, ses croyances, ses savoirs et ses valeurs comme des universaux, en discourant sur les idéaux de sa nation, tout en ignorant les pratiques qui pourraient remettre en question cette perception du Soi. De plus, en rejetant

les croyances, savoirs et valeurs des Incas, il leur nie tout idéal respectable, et les pratiques de l’Autre apparaissent comme irrationnelles et mauvaises. Ce faisant, Sarmiento ne construit-il pas un discours reflétant une dualité de principes?

3.3.3. Définition des empires libéral et tyrannique : dualité de principes

Outline

Documents relatifs