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LES LIMITES SUBSTANTIELLES

L’INJUSTICE DE L’AMENAGEMENT PRETORIEN

A. La surprotection de la partie faible

135. L’équité peut justifier la protection d’une partie en situation de faiblesse. Mais si cette

protection est trop importante, elle risque d’entraîner des effets indésirables. Notamment, la protection peut se retourner contre la partie protégée, souvent par l’effet de la logique des mécanismes et raisonnements juridiques. Les solutions portent alors atteinte à cette même équité qu’il s’agissait de réaliser.

136. En matière délictuelle, la partie faible est généralement la victime. « Sur le plan de

l’équité, notre époque se satisfait mal de laisser des victimes sans réparation »1044. La jurisprudence s’efforce donc de favoriser leurs intérêts en leur assurant la meilleure indemnisation possible. Or cet objectif équitable peut toutefois aboutir au résultat inverse : la surprotection dont la victime bénéficie se retourne contre elle et sa réparation est réduite, voire refusée. Cette situation se rencontre, par exemple, lorsque la victime ne se trouve pas dans sa position habituelle. Elle a, par exemple, la double qualité de victime et de responsable, parce qu’elle a commis une faute qui a concouru à son propre dommage. Dans ce cas, tout

l’apanage du juge. Selon la formule du Doyen Carbonnier, l’équité est ainsi la « justice du cas particulier » (J. Carbonnier, « Les dommages résultant des accidents corporels en droit français », in J. Carbonnier, Ecrits, op.

cit. p. 538 et s., spéc. p. 549).

1042 La question de l’équité « se pose, non pas au niveau du législateur qui édicte la règle de droit, mais au

niveau du juge qui doit l’appliquer à un litige particulier » (Ph. Malinvaud, Introduction à l’étude du droit, op. cit., n° 23, p. 22 et s.).

1043 Pour Aristote, l’équité s’apparente au juste légal tout en étant « encore meilleur » (op. cit. p. 230 et s.). C’est une « superjustice », ajoute Michel Villey (op. cit., p. 97).

1044 Y. Lambert-Faivre, « Le transport bénévole, Réflexions au sujet d’un revirement de jurisprudence », D. 1969, chr. p. 91.

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renforcement de la responsabilité à des fins d’indemnisation entraîne automatiquement pour elle la conséquence inverse : sa réparation est réduite.

Prenons, pour exemple, les arrêts d’Assemblée plénière du 9 mai 19841045 sur la responsabilité de l’infans. Lorsque la Cour de cassation a déclaré que l’enfant en bas-âge, pourtant dépourvu de discernement, pouvait désormais commettre une faute et engager sa responsabilité civile, quel était son objectif ? C’était un objectif d’« équité »1046 : la Cour de cassation entendait garantir « l’indemnisation nécessaire des victimes »1047 de dommages causés par des enfants en bas-âge.

Or, ce faisant, la surprotection accordée aux victimes risquait de se retourner contre elles. Car que se passe-t-il si la victime est elle-même un enfant et qu’elle a commis une faute ayant concouru à la réalisation de son dommage ? Sa réparation sera diminuée, au titre d’une faute qu’on peut désormais lui reprocher. La logique juridique l’impose : si l’enfant peut commettre une faute, il est fautif qu’il soit auteur ou victime du dommage1048. La doctrine regrettait ainsi cet effet secondaire de l’aménagement prétorien qui, fondé sur un texte général, ne pouvait introduire les distinctions nécessaires. La solution, déplora-t-on, est « extrêmement

rigoureuse »1049 et même « choquante »1050. « A quoi sert d’avoir tant réclamé le triomphe de

l’appréciation in abstracto totale, d’avoir prôné la responsabilité de l’infans ? Hélas, il est responsable envers lui-même ! La logique juridique est un piège »1051. La Cour de cassation entendit, d’ailleurs, ces critiques et assouplit l’appréciation de la faute de l’enfant victime du dommage dans la jurisprudence ultérieure1052.

La surprotection accordée à la victime peut également se retourner contre elle, lorsque c’est, cette fois, l’auteur du dommage qui n’est pas dans sa situation habituelle. On trouve un exemple en matière de responsabilité parentale. Aux termes de la loi, la responsabilité des

1045 Cass. Ass. Pl. 9 mai 1984, D. 1984.525, concl. Cabannes, note F. Chabas, JCP 1984.II.20256, note P. Jourdain, RTD civ. 1984.508, obs. J. Huet, H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette, Les grands arrêts de la

jurisprudence civile Tome 2, Obligations, Contrats spéciaux, Sûretés, n° 193, p. 354 et s.

1046 Cabannes, concl. précit. 1047 Ibid.

1048 « Triste dilemme ! Comment concilier les soucis de ne pas laisser sans indemnité la victime d’un infans et de

ne pas diminuer l’indemnité de celui-ci, lorsqu’il est victime ? » (F. Chabas, note précit.). V. aussi, F. Terré,

Ph. Simler et Y. Lequette, Droit des obligations, Précis Dalloz, 11ème éd., 2013, n° 732, p. 787. 1049 H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette, op. cit., Tome 2, n°193, p. 354, spéc. p. 361.

1050 « C’est ce qui choquera le plus les esprits » (F. Chabas, note précit.). 1051 Ibid.

1052 V. not. Cass. civ. 1ère, 18 févr. 1986, Bull. civ. I, n° 32, Civ. 2ème, 4 oct. 1989, JCP 1989.IV.187, 4 juill. 1990,

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parents du fait de leurs enfants n’est engagée, que si l’enfant habitait avec eux au moment du dommage1053 . Le 19 février 19971054, la Cour de cassation a pourtant jugé qu’une cohabitation concrète1055 n’était plus nécessaire pour que la responsabilité des parents soit engagée et qu’une simple cohabitation légale1056 – un lien juridique d’autorité parentale – suffisait. A nouveau, elle agissait pour des raisons d’équité. Elle cherchait à favoriser les « droits des victimes »1057, notamment lorsque les dommages étaient causés par des enfants de parents divorcés1058.

Mais la nouvelle conception de la cohabitation risquait de se retourner contre elles. Lorsque les parents de l’enfant auteur du dommage, n’ont aucun droit sur lui, leur responsabilité sera exclue, même en présence d’une cohabitation concrète. La doctrine fit ainsi remarquer que l’« attachement excessif au lien officiel d’autorité parentale »1059 pouvait conduire le juge à laisser les victimes sans réparation. « L’excès de juridisme »1060 a même porté la Cour de cassation à décider que l’annulation d’une reconnaissance d’un enfant naturel, faisait disparaître, avec l’autorité parentale, la responsabilité des parents pour les dommages causés antérieurement1061. La solution, commandée par l’objectif d’indemnisation, va donc « cette

fois au détriment des victimes »1062.

137. Le même schéma se retrouve en matière contractuelle. La jurisprudence tente de

favoriser les intérêts de la partie faible, qui est, dans cette hypothèse, le contractant placé dans

1053 Art. 1384 al. 4 c. civ. dispose : « les père et mère, en tant qu’ils exercent l’autorité parentale, sont

solidairement responsables du dommage causé par leurs enfants mineurs habitant avec eux ».

1054 Arrêt Samda, Cass civ. 2ème 19 fév. 1997, D. 1997.265, note P. Jourdain, chron. 279 par C. Radé, JCP 1997.II.22848, concl. Kessous, note G. Viney, Gaz. Pal. 1997.1.572, note F. Chabas, RTD civ. 1997.670, obs. P. Jourdain. L’arrêt déclare : « l’exercice d’un droit de visite et d’hébergement ne fait pas cesser la cohabitation du

mineur avec celui des parents qui exerce sur lui le droit de garde ».

1055 Auparavant, les juges exigeaient que les parents aient partagé avec l’enfant une communauté de vie matérielle, relativement continue, leur permettant d’assurer leurs missions de surveillance et d’éducation. Par conséquent, l’interruption de cette communauté de vie, dans la mesure où elle était légitime, était propre à exonérer les parents de leur responsabilité. C’était le cas, lorsque l’enfant était en pension dans un établissement scolaire (V. not. Cass. soc. 15 juin 1972, Bull. civ., V, n° 442, Cass. civ. 1ère, 2 juill. 1991, Bull. civ., I, n° 224 ; Cass. crim. 27 nov. 1991, Bull, crim., n° 443) ou, en cas de divorce des parents, lorsque l’enfant commettait le dommage alors qu’il se trouvait chez l’autre parent, à l’occasion du droit de visite et d’hébergement (Cass. crim. 13 déc. 1982, Bull. crim. n°282, p. 758).

1056 A. Ponseille, « Le sort de la cohabitation dans la responsabilité civile des père et mère du fait de leurs enfants », RTD Civ. 2003.645, F. Terré, Ph. Simler, Y. Lequette, Droit civil, Les obligations, op. cit., n° 820, p. 865.

1057 A. Ponseille, art. précit.

1058 A-M. Galliou-Scanvion, « Une responsabilité civile enfin trouvable ou les voies de l’indemnisation de victimes d’enfants de parents divorcés », Gaz. Pal. 1997.1, doctr. 658.

1059 F. Terré, Ph. Simler, Y. Lequette, Droit civil, Les obligation, op. cit. 1060 Ibid.

1061 Cass. crim. 8 déc. 2004, Bull. crim. n° 315.

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une situation d’infériorité économique. Mais, à nouveau, si cette protection est excessive, elle risque de se retourner contre la partie protégée.

Ce sera le cas, lorsque la sanction prononcée contre la partie forte aboutit à des conséquences néfastes pour la partie protégée. On en trouve un exemple en matière de convention d’exclusivité. Afin de protéger le distributeur, partie faible au contrat, la Cour de cassation avait considéré que la sanction applicable lorsque la clause était prévue pour une durée excessive1063, n’était pas la caducité du contrat1064, mais la nullité absolue de la clause, pouvant entraîner la nullité du contrat lui-même et de l’ensemble des conventions qui y étaient attachées1065. Cette sanction semblait mieux protéger le distributeur « contre tout

risque d'abus de puissance économique ou de position dominante »1066.

Mais cette protection risquait de se retournait contre le distributeur. L’annulation du contrat tout entier lui est préjudiciable : il perd le bénéfice du contrat. Les auteurs insistèrent sur ce point. « Voilà donc un dispositif abusivement interprété pour défendre les distributeurs liés

par une obligation d’achat exclusif et qui se retourne maintenant, par le jeu d’une interprétation excessive, contre eux »1067. La doctrine s’interrogea : « est-ce de bonne

politique juridique ? »1068 Et la Cour de cassation, ainsi alertée sur les excès de cette sanction, fit preuve de plus de mesure dans les décisions suivantes1069.

La surprotection peut être nuisible pour une autre raison. L’excessive sollicitude dont la partie protégée fait l’objet peut provoquer l’apparition de nouveaux dangers, plus graves pour elle. La matière du cautionnement en offre une illustration. Lorsqu’en 1984, la Cour de cassation fit de la mention manuscrite prescrite par la loi une règle de forme1070, elle poursuivait une « politique volontariste de libération des cautions »1071. Il s’agissait de protéger les cautions,

1063 C’est-à-dire, aux termes de la loi du 14 octobre 1943, pour une durée excédant dix ans.

1064 Comme c’était le cas auparavant : v., Cass. com. 1er févr. 1972, JCP 1972.II.17136, 11 mars 1981, Bull. civ.

IV, n° 135, Com. 1er déc. 1981, Bull. civ. IV, n° 423 ; D. 1982. IR.95, et la note de Ph. Malaurie, sous CA Paris,

20 sept. 1990, D. 1991, p. 165.

1065 Cass. com. 7 avr. 1992, D. 1992.396, note D. Ferrier, RTD civ. 1992, p. 759, note J. Mestre. 1066 Note J. Monéger, sous CA Douai, 27 nov. 1997, RTD com. 1998, p. 824.

1067 D. Ferrier, note précit. 1068 Ibid.

1069 V. not. Cass. civ. 3ème, 31 janv. 2001, D. 2001. Somm. Comm. 3520, obs. L. Rozès. 1070 V. supra, n° 14-15.

1071 C. Mouly, note sous Cass. civ. 1ère 15 nov. 1989, D. 1990, p. 177. Le développement de cette politique a été favorisé par un mouvement général de renaissance du formalisme à des fins protectrices en législation (M. Cabrillac et C. Mouly, Droit des sûretés, v. première édition, Litec, 1990, n° 104, p. 86 et n° 111, p. 95) et

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parties faibles au contrat1072 face aux banques et établissements de crédit, à une époque où celles-ci semblaient particulièrement menacées par la prolifération des cautionnements et l’augmentation des montants garantis1073.

Or, cette « surprotection » entraîna « des réactions parmi lesquelles la création des garanties

dites autonomes »1074. Les créanciers perdant toute confiance dans le contrat de

cautionnement élaborèrent de nouvelles garanties. Et celles-ci étant autonomes par rapport au contrat principal, elles apparaissaient « autrement redoutables »1075. De sorte que l’excès de protection se retournait contre le protégé. La doctrine a attiré l’attention de la Cour de cassation sur ce point1076. Trop protéger, c’est prendre le risque de nuire. En droit aussi, le serment d’Hippocrate trouve à s’appliquer. « Un remède mal administré peut s’avérer pire

que le mal. Protéger le faible, certes, mais en faisant preuve de mesure »1077.

Ajoutons que la jurisprudence en matière de cautionnement fit apparaître un autre problème lié à la surprotection de la partie faible. La règle nouvelle pouvait être exploitée par des cautions qui ne nécessitaient aucune protection. Si la tentative de « protection des cautions » était « périlleuse », c’était précisément parce que la caution n’était pas toujours un profane inexpérimenté1078 ; il pouvait s’agir d’un homme d’affaires avisé. Dans ce cas, la caution était encouragée à faire preuve de mauvaise foi, en s’appuyant sur la mention manuscrite pour se libérer de son engagement ; une situation « évidemment peu favorable à l’épanouissement de

la bonne foi contractuelle »1079 et injuste à l’égard du cocontractant.

Mais, déjà, dans ce cas, les intérêts de la partie adverse sont en jeu. C’est le point qu’il convient de voire à présent : la jurisprudence est également inéquitable lorsqu’elle conduit à faire le sacrifice de la partie adverse.

notamment la loi n°80-525 du 12 juillet 1980, venue modifier l’article 1326, auquel Monsieur le conseiller Pierre Sargos se réfère explicitement dans ses écrits.

1072 Y. Strickler, « La protection de la partie faible en droit civil », LPA, n° 213, 25 oct. 2004, p. 6. 1073 C. Mouly, note précit.

1074 Y. Strickler, art. précit. V. supra, n° 111.

1075 H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette, op. cit., Tome 2, n° 292-295, p. 843.

1076 La « volonté systématique de protéger les cautions pourrait bien à terme engendrer des effets pires que les

dangers qu’elle cherche à prévenir » (Ibid.). V. sur ce point, Terray, « Le cautionnement, une institution en

danger », JCP 1987.1.3295, Simler, « Les solutions de substitution au cautionnement », JCP 1990.1.3427. 1077 Y. Strickler, art. précit.

1078 C. Mouly, note précit.

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