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LE POUVOIR DES INSTRUMENTS PRETORIENS

Section 2 nde L’analogie prétorienne

A. L’analogie dérogatoire

35. L’extension est dérogatoire, lorsque le juge élargit un principe afin d’en écarter un

autre, normalement applicable. Schématiquement, la situation se présente ainsi : l’hypothèse à laquelle le juge est confronté est traditionnellement régie par un principe A. Mais l’application de ce principe aboutit à une solution contestable. Le juge, qui ne peut abroger le principe A, décide alors d’élargir parallèlement un principe B, pour y inclure l’hypothèse litigieuse et la faire échapper au traitement normal. L’interprétation extensive apparaît ainsi comme un moyen de déroger au droit applicable : l’élargissement du principe B ne sert, en définitive, qu’à écarter le principe A.

Pour justifier le rattachement de l’hypothèse litigieuse au principe B, le juge procède par assimilation : il la présente comme constituant l’une des expressions particulières du principe B. L’hypothèse litigieuse serait donc une espèce du genre constitué par le principe B. Une telle requalification, fondée sur des considérations apparemment logiques, a pourtant un objectif dérogatoire. Il s’agit, ainsi qu’il a été indiqué, de changer le principe applicable pour modifier le régime juridique de la situation litigieuse : les conditions ou les effets du principe

A sont écartés au profit de celles ou ceux du principe B.

36. L’hypothèse du vil prix permet de rendre la démonstration plus concrète. Cette

hypothèse est traditionnellement réglée par le droit de la vente. Aux termes de l’article 1591, le prix constitue, en effet, un élément essentiel du contrat de vente350. Si le prix est inexistant ou s’il est si faible qu’il est qualifié de « vil », la vente encourt la nullité pour absence de l’un de ses éléments essentiels351. Dans l’arrêt du 23 septembre 2011352, la Cour de cassation rattache toutefois l’hypothèse du vil prix à un autre texte, relevant, cette-fois, du droit

350 Article 1591 c. civ. : « Le prix de la vente doit être déterminé et désigné par les parties ».

351 Un arrêt rendu par la Chambre commerciale le 23 octobre 2007, consacrant une jurisprudence constante, affirme ainsi que « la vente consentie sans prix sérieux est affectée d’une nullité qui, étant fondée sur l’absence

d’un élément essentiel de ce contrat, est une nullité absolue » (D. 2008, 954, note G. Chantepie, JCP

2008.II.10024, obs. N. Roget, Defrénois 2007, 1729, obs. R. Libchaber, RDC 2008, 234, note T. Genicon, CCC 2008, comm. n° 65, note L. Leveneur, AJDI 2008, p.795, obs. F. Cohet-Cordey). V. précédemment, Cass. civ. 1ère, 10 fév. 1993, Defrénois 1993, n° 22, p. 1375, obs. Aubert, Cass. com. 30 nov. 1983, Gaz. Pal. 1984, II, p. 675, Cass. civ. 1ère, 20 oct. 1981, n° 80-14.741, Bull. Civ., I, n° 301 ; Cass. sect. civ. 4 août 1952, S. 1953.1.20.

352 Cass. civ. 3ème, 21 sept. 2011, n° 10-21.900 ; LPA, 06 déc. 2011, n° 242, p. 15, note D. Sindres, L’Essentiel,

Droit des contrats, 1er nov. 2011, n° 10, p. 6, obs. M. Latina, L’Essentiel, Droit de l’immobilier été urbanisme, 1er nov. 2011, n° 10, p. 7, obs. B. Vial-Pedroletti, D. Houtcieff, Gaz. Pal., n° 307, 3 nov. 2011).

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commun des contrats. Le contrat conclu « pour un prix dérisoire ou vil », déclare-t-elle, est «

nul pour défaut de cause ».

La Cour de cassation procède donc par voie d’assimilation. Elle intègre l’hypothèse du vil prix dans le défaut de cause, en établissant entre eux un rapport de genre à espèce : le « vil prix » ne serait qu’une espèce du genre « absence de cause »353. Au premier abord, le raisonnement paraît logique : si la vente n’a pas de prix, cela signifie nécessairement qu’elle n’a pas de cause354. Le vendeur ne recevant, en effet, aucune contrepartie réelle, son obligation n’est pas causée. Le prix doit donc être envisagé à un niveau plus général : au-delà du fait qu’il est un élément essentiel du contrat spécial de vente, il est avant tout l’une des expressions d’un élément essentiel à tous les contrats, peu importe leur nature : la cause355. Dès lors, dans le raisonnement judiciaire, il n’y aurait pas lieu de se fonder sur le droit de la vente, puisqu’il existe manifestement un texte de droit commun qui exprime le principe. Et l’on ne saurait opposer la maxime d’interprétation selon laquelle la règle spéciale déroge à la règle générale356. La règle spéciale ne contiendrait, en effet, aucune prescription spécifique357 : la sanction prévue est la nullité du contrat, comme en matière d’absence de cause. La règle applicable au vil prix ne serait donc qu’une règle redondante, qui ferait écho à l’exigence générale du droit commun. En somme, le vil prix n’existerait pas en dehors du défaut de cause.

37. Cette présentation des choses n’est pas tout à fait exacte. Si le vil prix était auparavant rattaché au droit de la vente, c’est précisément parce qu’il était soumis à un traitement spécifique358. Certes, la sanction prévue était aussi la nullité, mais d’une autre nature – une

353 Le vil prix n’est pas autre chose qu’un « cas particulier » du défaut de cause (M. Latina, note précit.). 354 La doctrine fait remarquer que « le vil prix peut également être envisagé sous l’angle des conditions

générales de formation du contrat » (N. Roget, obs. précit.) Il correspond alors à l’hypothèse de l’absence de

cause. Autrement dit, si le contrat est nul, c’est sans doute parce qu’il lui manque l’un des éléments essentiels de la vente – le prix-, mais c’est surtout, parce qu’il est privé de l’un des éléments essentiels à tous les contrats : la cause (F. Cohet-Cordey, obs. précit.).

355 La raison pour laquelle le vil prix entraîne la nullité du contrat ne doit donc pas être recherchée dans le droit de la vente ; elle « se trouve dans la théorie de la cause » (Ph. Malaurie, L. Aynès et P.-Y. Gautier, Les contrats

spéciaux, Defrénois, 5ème éd., 2012, n° 212).

356 Sur cette maxime d’interprétation, v. not. J.-L. Bergel, Méthodologie juridique, op. cit., p. 191.

357 Les « lois spéciales édictent des règles particulières à une série de cas déterminés relevant par ailleurs de la

loi générale ». Elles « dérogent à la loi générale et lui font exception » (J.-L. Bergel, Méthodologie juridique, op. cit., p. 191).

358 Toute l’utilité du recours au droit spécial de la vente consistait précisément à justifier la différence de nature de la nullité prononcée pour vileté du prix, par rapport à celle prononcée pour absence de cause, en en faisant une « cause de nullité propre à la vente » (N. Roget, obs. précit.).

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nullité absolue359. Or, à partir du moment où le vil prix n’est plus qu’un défaut de cause, la nullité encourue change de nature : elle devient relative360. Et la différence entre les deux types de nullité n’est pas anodine : elle se répercute sur leur régime juridique. Nullité relative et nullité absolue n’obéissent pas aux mêmes règles et présentent des différences à bien des égards : au point de vue des titulaires de l’action, de la possibilité de confirmation du contrat ou encore du délai de prescription361.

Ce qui révèle la véritable fonction de l’assimilation : il s’agit de déroger au régime juridique applicable. En incluant l’hypothèse du vil prix dans le défaut de cause, le juge écarte les solutions consacrées sur le fondement du droit de la vente, et applique celles adoptées sur le fondement du droit commun. Dans l’arrêt du 21 septembre 2011, la Cour de cassation a opté pour une nullité relative afin de raccourcir le délai de prescription : de cette manière, elle pouvait prononcer l’irrecevabilité de l’action en nullité d’un contractant dont la mauvaise foi paraissait évidente362.

L’extension d’un principe peut donc avoir une fonction dérogatoire. On repère d’autres usages de ce procédé363. Le juge procède notamment de cette façon en matière d’erreur sur la cause. Habituellement, on rattache l’erreur sur la cause à la notion générale d’ « erreur », dont elle ne paraît être qu’une espèce particulière. Mais lorsque le juge entend déroger au régime juridique de l’erreur, il profite de l’ambivalence de cette notion, pour la rattacher au défaut de

359 L’arrêt précité du 23 octobre 2007 affirme ainsi que « la vente consentie sans prix sérieux est affectée d’une

nullité qui, étant fondée sur l’absence d’un élément essentiel de ce contrat, est une nullité absolue ».

360 Conformément à la théorie moderne des nullités, l’absence de cause vise, en effet, à sauvegarder un intérêt privé (F. Terré, Ph. Simler, Y. Lequette, op. cit., n° 357, p. 378. Cass. civ. 1ère 9 nov. 1999, Defrénois 2000.250, obs. Aubert, D. 2000.507, note Cristau ; Cass. civ. 3ème, 29 mars 2006, Bull. civ. III, n° 88, p. 73, D. 2007.477, note Ghestin ; JCP 2006.I.153, n° 7, obs. Constantin).

361 A l’origine, nullité absolue et nullité relative présentaient une différence importante du point de vue du délai de prescription : trente ans pour une action en nullité absolue et seulement cinq ans pour une action en nullité relative. Depuis la réforme du 17 juin 2008, les délais de prescription ont été unifiés : il est de cinq ans dans les deux cas, même si quelques légères différences subsistent.

362 Celui-ci prenait prétexte de la vileté du prix pour se libérer d’un contrat devenu déplaisant pour d’autres raisons. Si la nullité était qualifiée d’absolue, il jouissait de l’ancien délai de prescription trentenaire ce qui le rendait recevable à agir, le contrat n’ayant été conclu que dix ans auparavant. En revanche, si les juges requalifiaient en nullité relative, ils pouvaient déclarer la demande prescrite, puisque le demandeur à l’action, ne bénéficie, dans ce cas, que d’un délai de cinq ans. V. not. D. Houtcieff, note précit.

363 L’absence de cause a encore servi de biais pour déroger à l’article 1975 du Code civil en matière de rente viagère. Alors que ce texte semble empêcher le juge d’annuler un contrat de rente viagère pour défaut d’aléa lorsque le crédirentier meurt au-delà de vingt jours après la conclusion du contrat, la Cour de cassation a emboîté le défaut d’aléa dans l’absence de cause, pour prononcer la nullité sur le fondement du droit commun (Cass. civ. 1ère, 2 mars 1977, obs. Aubert, Defrénois 1977, art. 31582, n° 111, p. 1597). Le juge s’efforça donc de réduire le champ d’application de la loi spéciale, en élargissant simultanément le domaine d’un autre principe appartenant au droit commun : il tenta d’écarter habilement l’article 1975 « en se fondant sur la théorie de la cause » (Ph. Malaurie, L. Aynès, P-Y. Gautier, Les contrats spéciaux, op. cit., n° 995).

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cause. Autrement dit, l’erreur sur la cause cesse tout-à-coup d’être une espèce du genre « erreur » pour devenir une espèce du genre « défaut de cause »364. Ce faisant, le juge peut déroger aux conditions normalement requises pour l’erreur, et notamment son caractère excusable. Ainsi, la Cour de cassation a pu déclarer dans un arrêt du 10 mai 1995365, que « l’erreur sur l’existence de la cause, fût-elle inexcusable, justifie l’annulation de

l’engagement pour défaut de cause ».

L’absence de cause a encore servi de biais pour déroger à l’article 1975 du Code civil en matière de rente viagère. Alors que ce texte empêche le juge d’annuler un contrat de rente viagère pour défaut d’aléa lorsque le crédirentier meurt au-delà de vingt jours après la conclusion du contrat, la Cour de cassation a emboîté le défaut d’aléa dans l’absence de cause, pour prononcer la nullité du contrat sur le fondement du droit commun366. Le juge s’efforçait ainsi de réduire le champ d’application de la loi spéciale, jugée dépassée au regard des progrès de la médecine367, en élargissant simultanément le domaine d’un autre principe appartenant au droit commun : il écartait habilement l’article 1975 « en se fondant sur la

théorie de la cause »368.

Lorsque la dérogation recherchée est complète et systématique, le potentiel normatif de l’interprétation extensive se révèle dans toute sa puissance : il s’agit alors d’une analogie « abrogatoire ».