• Aucun résultat trouvé

LE POUVOIR DES PROCESSUS PRETORIENS

LES ARRÊTS SUCCESSIFS

A. La création progressive

74. Le juge peut agir par création progressive. L’élaboration de la règle s’accomplit alors

selon trois phases successives. Elle est d’abord admise de manière détournée : le juge continue d’appliquer la règle antérieure tout en modifiant sa manière de la mettre en œuvre. La règle nouvelle est ensuite, accueillie implicitement : le juge l’évoque mais de manière ambigüe. Enfin, la règle nouvelle est consacrée explicitement : le juge dévoile clairement la règle nouvelle, par un arrêt de principe qui vient clore le processus617.

75. Prenons, pour exemple, la jurisprudence au sujet des clauses abusives. La Cour de cassation a, en effet, modifié pas à pas l’interprétation de la loi du 10 janvier 1978618. Les textes, à l’origine, privaient le juge de tout pouvoir en la matière619 ; seul le gouvernement avait compétence pour établir la liste des clauses abusives. Devant l’insuffisance du système législatif620, la Cour de cassation changea le sens de ce texte621. Elle élabora « par touches

617 La méthode des petits pas implique en effet « que le dernier pas s’interprète par rapport aux pas

précédents » (M. Menjucq, note précit.).

618 La loi de 1978 a, par la suite, été codifiée dans les articles L. 132-1 et s. du Code de la consommation. 619 Dans le système législatif, le juge était donc relégué à « une tâche d’application quasi-mécanique des textes » (H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette, op. cit., Tome 2, n°159, p. 142) : il devait se limiter à annuler les clauses expressément prohibées par décrets.

98

successives »622, une règle nouvelle, selon laquelle le juge dispose d’un pouvoir analogue à celui du gouvernement. Elle procédait ainsi progressivement, selon la « méthode des petits

pas »623, en marquant les trois étapes énoncées.

Elle admit, d’abord, l’interprétation nouvelle de manière détournée. Elle agissait « par

allusion »624, en modifiant sa manière d’appliquer la règle antérieure. Dans deux arrêts rendus le 16 juillet 1987625 et le 25 janvier 1989626, elle annulait ainsi des clauses qui n’avaient pas été prohibées par décret tout en se justifiant au regard des circonstances particulières de l’espèce : c’est l’indivisibilité de deux clauses, dont l’une seulement était interdite627 ou l’indivisibilité de deux contrats, alors que la clause n’était prohibée que dans le cadre de l’un d’eux, qui fondaient la position adoptée628. Le juge maintenait donc la règle antérieure, selon laquelle seul le gouvernement peut identifier les clauses abusives, tout en l’attaquant par le versant des faits, c’est-à-dire « la mineure » du syllogisme629.

La règle nouvelle fut, ensuite, accueillie « implicitement »630. Dans l’arrêt rendu le 6 décembre 1989631, la Cour de cassation censurait les juges du fond pour avoir annulé une clause qui n’était pas interdite par décret, sans avoir caractérisé « en quoi [la clause] [était]

constitutive d’un abus de nature à la priver d’effet ». La précision était d’importance : elle

laissait entendre qu’il n’était pas interdit au juge d’annuler des clauses si elles étaient

réellement abusives, c’est-à-dire si elles correspondaient aux caractères énoncés dans la loi.

La Cour de cassation se plaçait donc cette fois au niveau de la majeure du syllogisme, de la règle applicable : celle-ci semblait avoir changé, même si ce changement n’était accessible que par un raisonnement a contrario632.

621 V. supra, n° 16.

622 H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette, op. cit., p. 145.

623 J. Ghestin, note sous Cass. civ. 1ère, 14 mai 1991, D. 1991.449.

624 J. Carbonnier, Droit civil, Les obligations, Tome 4, Puf, coll. « Thémis »,19ème éd., 1995, n° 83, p. 148. 625 Cass. civ. 1ère, 16 juill. 1987, D. 1987, somm. 456, note Aubert, D. 1988.49, note Calais-Auloy, JCP 1988.II.21001, note Paisant, RTD civ. 1988.14, obs. J. Mestre.

626 Cass. civ. 1ère, 25 janv. 1989, D. 1989. Jur. 253, note Ph. Malaurie. 627 Cass. civ. 1ère, 16 juill. 1987, précit.

628 Cass. civ. 1ère , 25 janv. 1989, précit.

629 Ph. Malaurie, note précit. Les auteurs y virent « une lueur d’espoir dans la lutte contre les clauses abusives » (Calais-Auloy, note précit.).

630 J. Carbonnier, Droit civil, Les obligations, op. cit.

631 Cass. civ. 1ère, 6 déc. 1989, D. 1990.289, note Ghestin, JCP 1990.II.21534, note Delebecque, Defrénois 1991. 366, obs. Aubert, RTD civ. 1990.277, obs. Mestre.

632 Sur les aléas de cette méthode d’interprétation appliquée à la jurisprudence, v. C. Atias, « Jurisprudence a contrario ? », D. 1997, p. 297.

99

Enfin, l’interprétation nouvelle était admise « explicitement »633. La Cour de cassation, par un arrêt du 14 mai 1991634 approuva les juges du fond d’avoir annulé une clause non prévue par décret mais qui remplissait les caractères de la définition légale. Aux termes de l’arrêt, ils avaient « à bon droit » décidé que « cette clause revêtait un caractère abusif et devait être

réputée non écrite ». La Cour de cassation révélait donc la règle nouvelle : les clauses

abusives ne sont pas seulement celles qui sont prohibées par décret ; ce sont toutes celles qui répondent aux critères posés par le législateur. L’arrêt rendu le 26 mai 1993635 confirma cette évolution : il formula solennellement la règle nouvelle, dans un chapeau, détaché de son application à l’espèce : désormais le juge a le pouvoir de compléter la liste des clauses abusives, à l’instar du gouvernement.

76. La méthode des petits pas peut ainsi conduire à l’apparition d’une règle contraire à la

règle antérieure sans que la continuité des arrêts ne soit brisée. La Cour de cassation a procédé de la même manière, lorsqu’elle a transformé la fonction de la mention manuscrite de la caution636. L’interprétation nouvelle s’est, en effet, développée de manière très lente, « par

petites touches »637 successives. Arrêt après arrêt, et « comme si de rien n’était »638, la Cour de cassation a admis progressivement que la mention manuscrite de la caution, règle de preuve dans l’article 1326 du Code civil, était, en réalité, une véritable règle de forme, nécessaire à la validité du contrat.

L’admission de la règle nouvelle avait d’abord été détournée. Au début des années 1970639, la Cour de cassation avait commencé par négliger de censurer des arrêts d’appel annulant des cautionnements au motif que la mention manuscrite était insuffisante, alors que la sanction aurait dû être, normalement, l’irrecevabilité de la preuve. La Haute juridiction se retranchait alors derrière le pouvoir souverain d’appréciation des faits, et la règle nouvelle était ainsi admise de manière allusive.

633 J. Carbonnier, Droit civil, Les obligations, op. cit.

634 Cass. civ. 1ère, 14 mai 1991, D. 1991, p. 449, note Ghestin et Somm. 320, obs. Aubert, JCP 1991.II.21763, note Paisant, CCC 1991, n°160, note L. Leveneur, Defrénois, 1991, 1268, obs. Aubert, RTD civ. 1991. 526, obs. J. Mestre.

635 Cass. civ. 1ère, 26 mai 1993 : « sont réputées non écrites les clauses relatives à la charge du risque

lorsqu’elles apparaissent imposées aux non-professionnels ou consommateurs, par un abus de la puissance économique de l’autre partie et confèrent à cette dernière un avantage excessif » (D. 1993.568, note Paisant,

Defrénois 1994.352, obs. Delebecque, RTD civ. 1994.97, obs. J. Mestre). 636 V. supra, n° 14-15.

637 M. Cabrillac et C. Mouly, Droit des sûretés, Litec, (première édition) 1990, n°112, p. 95.

638 M. Gobert, « La jurisprudence, source du droit triomphante, mais menacée », RTD civ. 1992, p. 344.

639 V. la rétrospective de la jurisprudence faite par C. Mouly et M. Cabrillac, in Droit des sûretés, op. cit., n°112, p. 97.

100

Puis, l’admission fut implicite. Au cours de l’année 1983, la Cour de cassation usait « de

formules plus fermes »640 et combinait l’article 1326 du Code civil avec l’article 2015 (anc.), afin de donner un fondement plus solide à l’interprétation nouvelle. Ainsi, le 19 avril 1983641, elle déclarait qu’après avoir « souverainement estimé que l’engagement n’était pas

suffisamment déterminé », la cour d’appel en avait « justement déduit qu’un tel engagement n’était pas valable ». Elle renforçait bientôt ses exigences et jugeait, par exemple, le 3 mai

1984642 que le renvoi au corps imprimé de l’acte était inopposable à la caution. Mais la règle nouvelle n’était toujours pas proclamée.

Enfin, l’interprétation nouvelle était admise de manière explicite. Le 30 juin 1987643, la Cour de cassation changeait ouvertement la qualification de la mention manuscrite. Elle déclarait que « les exigences relatives à la mention manuscrite ne constituent pas de simples règles de

preuve mais [avaient] pour finalité la protection de la caution ». La règle était ainsi

mentionnée clairement dans un « attendu de principe » : la mention manuscrite est une règle de forme. La Haute juridiction l’avait enfin dévoilée. Et lorsque, par la suite, il fut question de supprimer cette règle, elle suivit rigoureusement au retour, les étapes qu’elle avait marquées à l’allée644.

Au terme du processus de création progressive, une règle complètement nouvelle est posée. Une autre manière de procéder consiste à procéder tout de suite à l’innovation, tout en l’encadrant strictement, puis, à la généraliser peu à peu, au point, à terme de lui accorder une véritable portée générale.