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LE POUVOIR DES INSTRUMENTS PRETORIENS

Section 1 ère L’exégèse prétorienne

A. L’exégèse modificatrice

13. Le juge peut user de l’exégèse pour modifier un principe. Sous couvert de révéler son sens originaire, il change en réalité l’un de ses caractères essentiels. La portée du principe peut ainsi augmenter considérablement. S’agissant d’une présomption légale, par exemple, une présomption de faute, susceptible d’être renversée par la preuve contraire, pourra être changée en responsabilité de plein droit, dont seule la cause étrangère ou la faute de la victime peuvent venir à bout. L’Arrêt Bertrand171, qui transformait la présomption de faute de l’article 1384 alinéa 4 en une « responsabilité de plein droit » tout à fait étrangère à l’esprit du Code civil, en est un exemple. De même, une règle de preuve dans la loi, conditionnant la recevabilité de la preuve d’un acte (formalité ad probationem), pourra devenir, sous l’action prétorienne, une véritable règle de forme conditionnant la validité de l’acte lui-même (formalité ad validitatem)172.

14. Sur ce dernier point, la matière du cautionnement contient un exemple éloquent. L’article 1326 du Code civil exige de la caution173 qu’elle mentionne « de sa main »174 « en toutes lettres et en chiffres » le montant exact de la dette qu’elle s’engage à payer. Par un arrêt

du 30 juin 1987175, la Cour de cassation a précisé que cette règle n’était pas « une simple règle

de preuve », comme on le pensait jusqu’alors176. En effet, soutenait-elle, il résulte d’une « combinaison » avec l’article 2015 [anc.]177 que ce texte a « pour finalité la protection de la

caution » et qu’il contient, par conséquent, une règle de forme178. Cette règle a donc une force

171 Arrêt Bertrand, Cass. civ. 2ème, 19 févr. 1997, D. 1997.265, note P. Jourdain, JCP 1997.II.22848, concl. Kessous, note G. Viney, Gaz. Pal. 1997.1.572, note F. Chabas, LPA 15 sept. 1997, p. 12, note M.-C. Lebreton, H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette, op. cit., Tome 2, n° 215-217, p. 444 et s.).

172 Au-delà de l’exemple que nous allons analyser, ce procédé a été appliqué à l’article 1907 alinéa 2, en matière de stipulation d’intérêt. Ce texte, traditionnellement considéré comme contenant une règle de preuve (Cass. civ. 22 juin 1853, D.P. 1853.1.211), a été réinterprété comme comportant une règle de forme (Cass. civ. 1ère, 9 fév. 1988, JCP 1988.II.21026, note Gavalda et Soufflet ; H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette, op. cit., Tome 2, n°285, p. 800 et s.; v. déjà. Cass. Req. 30 juill. 1895, D.P. 1896.1.86 ; S. 1896.1.353, note Appert et rapport Lardenois). 173 Le texte s’adresse, plus généralement, à toute personne qui s’engage unilatéralement.

174 C’était la rédaction du texte en 1987. La loi n° 2000-230 du 13 mars 2000 est venue substituer à cette formule, l’expression « par lui-même ».

175 Cass. civ. 1ère, 30 juin 1987, Bull. civ. I, n° 210, p. 155 ; H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette, op. cit., Tome 2, n°292-295, p. 835 et s. L’interprétation s’est progressivement dégagée à partir des années 1970, v. sur le détail de l’évolution jurisprudentielle, V. la première édition de, M. Cabrillac et C. Mouly, Droit des sûretés, Litec, 1990, n°112, p. 95.

176 Depuis Cass. Req. 20 oct. 1896, S. 1897.1.8, D.P. 1897.1.528. V., sur ce point, M. Cabrillac et C. Mouly,

Droit des sûretés, op. cit., n°104, p. 86.

177 Aujourd’hui, l’article 2292 du c. civ. : « Le cautionnement ne se présume point ; il doit être exprès et ne peut

pas l’étendre au-delà des limites dans lesquelles il a été contracté ».

178 L’arrêt ne précise pas la nouvelle qualification de la règle, même s’il écarte expressément celle de « règle de

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juridique très importante : elle n’affecte pas seulement la preuve de l’acte, mais bien l’acte lui-même et sa violation ne donne pas seulement lieu à l’irrecevabilité de la preuve, mais à la nullité du contrat.

Le juge déclare parvenir à cette solution par une opération de pure exégèse : il recherche l’intention du législateur. Celle-ci apparaît, soutient-il, lorsqu’on fait une « combinaison » de deux textes animés par le même esprit. L’article 2015 [anc.], en déclarant qu’on ne peut étendre le cautionnement « au-delà des limites dans lesquelles il a été contracté », révèle le véritable objectif de la mention manuscrite : il s’agit de protéger la caution afin d’éviter qu’elle ne soit tenue au-delà de ce qu’elle a réellement voulu179. Or, dès lors que la mention manuscrite a « pour finalité la protection de la caution »180, elle ne peut logiquement constituer une « simple règle de preuve »181, sans quoi elle ne remplirait pas son objectif. L’irrecevabilité de la preuve ne suffit pas à protéger la caution ; seule la nullité du contrat le peut, en libérant la caution d’un engagement non consenti. La mention manuscrite constitue donc nécessairement une règle de forme.

L’intention du législateur à laquelle il est fait référence est, en outre, celle du législateur historique. A l’époque, Monsieur le conseiller Pierre Sargos, qui défend cette jurisprudence, insiste sur ce point. Loin d’être « révolutionnaire », cette décision fait « une application

normale des textes qui régissent le cautionnement »182. Elle marque seulement un « retour à

l’orthodoxie juridique »183, une redécouverte des « concepts stricts des origines du Code

civil »184. Les rédacteurs du Code auraient dès le départ placé une règle de forme à l’intérieur de l’article 1326. Le juge, en changeant l’interprétation traditionnelle, n’aurait donc pas innové. Il se serait contenté de rectifier une erreur séculaire d’interprétation et de réhabiliter

179 Monsieur le conseiller Pierre Sargos soutient que « la question de la mention manuscrite doit nécessairement

se combiner avec l’art. 2015 du Code civil », car « c’est la seule mention manuscrite qui exprime la connaissance qu’a la caution de la nature et de l’étendue de son engagement, de sorte qu’il s’agit bien d’une règle de protection et non d’une règle de preuve » (« L’opération “Glasnost” de la Cour de cassation en matière

de cautionnement ou cinq brèves observations sur une jurisprudence », Gaz. Pal. 1988, 1, doctr. 219). 180 Si la sanction applicable n’est que l’irrecevabilité de la preuve, l’objectif de la loi n’est pas atteint. 181 Au pluriel, dans l’arrêt.

182 P. Sargos, « L’opération “Glasnost” de la Cour de cassation en matière de cautionnement ou cinq brèves observations sur une jurisprudence », art. précit. V. aussi, P. Sargos, « Le cautionnement : dangers, évolution et perspectives de réformes », Rapport de la Cour de cassation, 1986, p. 33 et s.

183 P. Sargos, « L’opération “Glasnost” de la Cour de cassation en matière de cautionnement ou cinq brèves observations sur une jurisprudence », art. précit.

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« un principe oublié et occulté »185. La nouvelle interprétation correspond ainsi à « l’intention

retrouvée des rédacteurs d’origine du Code civil »186.

15. Le résultat de cette opération d’exégèse est, cependant, novateur. L’article 1326, fait remarquer la doctrine, n’a jamais contenu une règle de forme pour cette raison évidente qu’il figure dans le Code civil au chapitre consacré à la « preuve des obligations ». Ce texte est donc « dénué de toute ambiguïté »187. Il contient clairement une règle probatoire, dont l’objectif est de compliquer la tâche du créancier qui profiterait de ce qu’il détient seul la preuve du cautionnement188 pour augmenter frauduleusement le montant de la dette189. Quant à l’article 2015 [anc.], son éclairage n’apporte aucun changement. Il ne fait qu’inviter le juge, en cas de doute sur l’étendue du cautionnement, à interpréter le contrat en faveur de la caution190 – ce qui n’est qu’une façon de renforcer la directive générale d’interprétation formulée à l’article 1162 du Code civil191. Aussi, la doctrine recherche « par quelle étrange

alchimie »192, une règle de preuve, au contact d’une règle d’interprétation, peut devenir une

règle de forme.

L’opération d’exégèse aboutit ainsi, en réalité, à la « transformation d’une règle de preuve en

règle de forme »193. Et cette transformation, dont l’objectif non avoué est de mener une « politique volontariste de libération des cautions »194, est de grande ampleur. Elle décuple aussitôt les pouvoirs du juge : le défaut de mention manuscrite l’autorise désormais, non plus seulement à repousser une preuve irrecevable, mais à annuler les contrats de cautionnement valables au regard de la loi. Le cautionnement lui-même change donc de nature : à l’origine,

185 Ibid. 186 Ibid.

187 M. Gobert, « La jurisprudence, source du droit triomphante mais menacée », RTD civ. 1992, p. 334. 188 S’agissant d’un acte unilatéral, le cautionnement échappe à la règle du double original.

189 H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette, op. cit., Tome 2, n° 292-295, p. 841. La loi poursuit donc bien un objectif de « protection de la caution », mais au niveau de la preuve de l’obligation uniquement (M. Cabrillac et C. Mouly, Droit des sûretés, op. cit., n° 103, p. 85).

190 Ph. Simler et Ph. Delebecque, Droit civil, Les sûretés, La publicité foncière, Précis Dalloz, 5ème éd., 2009, n° 119, p. 108.

191 Article 1162 c. civ. : « Dans le doute, la convention s’interprète contre celui qui a stipulé et en faveur de

celui qui a contracté l’obligation ». Ce renforcement s’explique compte tenu du caractère unilatéral de

l’engagement : s’il faut favoriser le débiteur en cas de doute, on doit le faire a fortiori lorsqu’il s’engage unilatéralement, car un engagement sans contrepartie est plus grave pour le débiteur.

192 H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette, op. cit., Tome 2, n° 292-295, p. 843. 193 Ibid.

194 C. Mouly, note sous Cass. civ. 1ère 15 nov. 1989, D. 1990, p. 177. V. infra, n° 137. Le développement de cette politique a été favorisé par un mouvement général de renaissance du formalisme à des fins protectrices en législation (M. Cabrillac et C. Mouly, op. cit., n° 104, p. 86 et n° 111, p. 95) et notamment la loi n°80-525 du 12 juillet 1980, venue modifier l’article 1326, auquel Monsieur le conseiller Pierre Sargos se réfère explicitement dans ses écrits.

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consensuel - formé par le simple échange des consentements – il devient « par la volonté du

juge, contre celle du législateur »195, un contrat solennel196. La jurisprudence, sous couvert d’exégèse, s’arroge ainsi le droit d’établir un formalisme direct, prérogative qui, en raison de sa gravité, semble appartenir exclusivement au législateur197. Cette interprétation a ainsi été décrite comme « l’exemple le plus éclatant »198 de la violation des textes – ce qui fut l’une des raisons pour lesquelles elle fut abandonnée quelques années plus tard199.

Par quoi l’on mesure tout le potentiel normatif de l’interprétation exégétique : elle permet de changer la portée d’un principe légal. Mais elle peut aller plus loin et créer entièrement un principe nouveau à partir d’un texte qui ne contenait, en soi, aucune norme.