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LE POUVOIR DES PROCESSUS PRETORIENS

LES ARRÊTS SUCCESSIFS

B. La généralisation progressive

77. Deux étapes principales paraissent caractériser le processus de généralisation

progressive. Dans un premier temps, le juge admet la règle nouvelle dans une série de cas particuliers, dont il augmente progressivement la liste. Puis, lorsqu’il dispose d’assez de matière, il proclame le caractère général de la règle appliquée.

640 C. Mouly, note sous Cass. civ. 1ère 15 nov. 1989, D. 1990, p. 177.

641 Cass. civ. 1ère, 19 avr. 1983, n°82-11.080, Bull. civ., I, n°122 et 22 juin 1983, n°82-13.166, Bull. civ. I, n° 182. 642 Cass. civ. 1ère, 3 mai 1984, Bull. civ. I, n°147, p. 125.

643 Cass. civ. 1ère 30 juin 1987, Bull. civ. I, n°210, p. 155. 644 V. infra, n°.

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C’est le cheminement qu’a adopté la jurisprudence en matière de personnes morales. Elle s’est, d’abord, « limitée, dans une première étape »645, à reconnaître la qualité de sujet de Droit à quelques entités juridiques déterminées. Puis, « dans un arrêt très hardi » rendu le 28 janvier 1954646, la Cour de cassation a « posé le principe général »647 selon lequel, le législateur n’a pas le monopole de la création des personnes morales. La Haute juridiction a emprunté la même voie, au sujet des droits des étrangers. Dans « une première étape »648, elle a attribué aux étrangers certains droits civils déterminés. Puis, « elle a fini par leur attribuer

d’emblée tous les droits civils, exception faite de ceux expressément réservés aux Français par une disposition législative »649.

La première étape de ce processus peut se subdiviser, en trois périodes. Dans un premier temps, le juge admet la règle nouvelle, mais de manière très restrictive : il procède dans le cadre d’une hypothèse particulière et pose des conditions précises. Dans un deuxième temps, le juge étend l’interprétation nouvelle à des cas voisins, qui présentent une similitude avec l’hypothèse de départ. Dans un troisième temps, l’interprétation nouvelle est élargie à des cas

lointains : le juge s’éloigne davantage du cas initial, ce qui le conduit à assouplir les

conditions posées à l’origine.

78. Le principe de responsabilité du fait d’autrui en donne un exemple. La Cour de

cassation a imposé cette règle prétorienne, issue d’une interprétation de l’article 1384 alinéa 1er du Code civil650, selon la « méthode des petits pas »651. Dans l’arrêt Blieck, rendu le 29

645 S. Belaid, Essai sur le pouvoir créateur et normatif du juge, LGDJ, coll. Bibliothèque de philosophie du droit, vol XVII, Paris, LGDJ, 1974, p. 124.

646 Cass . 2ème sect. civ. 28 janv. 1954, D. 1954.217, note G. Levasseur, JCP 1954.II.7978, concl. Lemoine, Dr. soc. 1954.161, note P. Durand.

647 S. Belaid, op. cit. 648 Ibid., p. 279. 649 Ibid.

650 C’est un cas d’interprétation créatrice (V. supra, n° 16 et s.). Le texte ne contenait à l’origine qu’une phrase introductive annonçant les cas particuliers de responsabilité du fait d’autrui prévus par le législateur, c’est-à-dire la responsabilité des père et mère du fait de leurs enfants mineurs (1384, alin. 4), des maîtres et commettants du fait de leurs domestiques et préposés (1384 alin. 5), et des instituteurs et artisans, du fait de leurs élèves et apprentis (1384 alin. 6). La jurisprudence fut longtemps en ce sens, même après avoir reconnu dans la première partie de ce texte l’existence d’un principe général de responsabilité du fait des choses (Cass. civ. 2ème, 24 nov. 1976, D. 1977.595, note C. Larroumet) Une curieuse schizophrénie s’était donc installée dans l’interprétation de ce fameux alinéa : c’était l’expression d’un principe, pour ce qui concernait la responsabilité du fait des choses, mais le texte restait une annonce de plan, pour ce qui avait trait à la responsabilité du fait d’autrui. Lorsqu’une évolution sociale sembla le requérir, la jurisprudence changea de position : elle se mit à considérer que ce texte contenait lui-même une norme.

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mars 1991652, elle découvrit la règle nouvelle mais de manière très restrictive. L’arrêt portait, en effet, sur des circonstances atypiques : il était question de la responsabilité d’une association en charge de personnes handicapées pour les dommages causés par ses pensionnaires alors qu’ils étaient traités selon des méthodes libérales653. Si l’association était condamnée, c’était, aux termes de l’arrêt, parce qu’elle avait accepté « la charge d’organiser

et de contrôler à titre permanent, le mode de vie de ce handicapé ». La règle nouvelle était

donc étroitement liée aux « données de l’espèce »654 et soumise à des conditions « taillées sur

mesure pour envelopper des internats, entrecoupés de périlleuses libertés, à destination d’adultes plus ou moins déficients »655.

Un deuxième pas fut effectué lorsque le juge étendit la règle nouvelle à un cas voisin : celui des centres éducatifs pour mineurs délinquants656. L’analogie s’expliquait : les mineurs délinquants semblent être, d’abord, comme les personnes handicapées, des individus représentant un danger potentiel et nécessitant, à ce titre, une garde. Ensuite, les centres éducatifs pour mineurs délinquants ont, comme les associations pour personnes handicapées, accepté la mission « d’organiser et de contrôler à titre permanent » le « mode de vie » de ces individus657. Mais la jurisprudence marquait un progrès : la règle nouvelle comptait désormais un nouveau cas d’application, tandis que le lien entre le mode de traitement pratiqué et la responsabilité de la personne morale semblait s’estomper658.

652 Arrêt Blieck, Cass. Ass. Pl. 29 mars 1991, D. 1991.324, note C. Larroumet, Somm. 324, obs. J-L. Aubert, chr. G. Viney, p. 157, JCP 1991.II.21673, concl. Dontenwille, note J. Ghestin, Gaz. Pal. 1992.2.513, obs. F. Chabas, RTD civ. 1991.541, obs. P. Jourdain, H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette, op. cit., Tome 2, n° 227-229, p. 493 et s. Les juges du fond s’étaient, toutefois, déjà engagés dans cette voie (Trib. pour enfants de Dijon, 27 février et 22 mars 1965, D. 1965.439, RTD civ. 1965.652, obs. Rodière).

653 Aux termes de l’arrêt, l’association était, en effet, « destinée à recevoir des personnes handicapées mentales

encadrées dans un milieu protégé » et l’auteur du dommage était « soumis à un régime comportant une totale liberté de circulation dans la journée ».

654 H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette, op. cit., p. 501 et s.

655 J. Carbonnier, Droit civil, Les biens, les obligations, op. cit.,, n° 1151, p. 2319. La Cour de cassation confirma cette jurisprudence pour un organisme en charge de personnes handicapées (v. not. Cass. 2ème civ., 24 janv. 1996, Bull. civ. II, n° 16, D. 1996.IR.63).

656 V. not. Cass. crim. 10 oct. 1996, D. 1997.309, note M. Huyette, JCP 1997.II.22833, note F. Chabas; Cass. Crim. 26 mars 1997, D. 1997.496, note P. Jourdain, JCP 1997.II.22868, rapp. Desportes ; Cass. civ. 2ème 20 janv. 2000, D. 2000.571, note M. Huyette.

657Cette extension était novatrice, mais restait dans les limites déjà tracées, car « les missions des établissements

chargés de recevoir des mineurs en danger correspondent bien aux critères posés par l’Assemblée plénière »

(M. Huyette, note précit., D. 1997.309).

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Ce fut un troisième pas, lorsque la Cour de cassation étendit la règle nouvelle à des cas

lointains. Par deux arrêts du 22 mai 1995659, elle l’appliqua, en effet, à des associations sportives. L’extension était considérable : si l’association était déclarée responsable au nom d’une mission d’ « organisation » et de « contrôle », les modalités de cette mission avaient changé. Il ne s’agissait plus de gérer un « mode de vie », « à titre permanent », mais seulement une « activité » qui pouvait être provisoire660. Et elle ne s’appliquait plus au même type d’individu, puisque le sportif n’est pas une personne potentiellement dangereuse. En créant ce nouveau cas de responsabilité du fait d’autrui, inédit661, la Cour de cassation s’éloignait ainsi des préoccupations originaires662.

A partir de là, de nouvelles extensions devenaient possibles. Les juges étendirent la règle prétorienne à d’autres types de groupements ayant un rapport avec le sport : association de supporters663, association scoute664, et même association de majorettes665. On en arrive ainsi, par ces décalages successifs, à de nouveaux cas d’application qui, tout en ayant un lien avec l’hypothèse directement précédente, n’ont plus rien de commun avec l’hypothèse initiale. Chaque variation de la jurisprudence représente un nouveau point de départ à partir duquel d’autres extensions peuvent être apportées et la jurisprudence se développe, non pas par revirement, mais « par glissements »666.

Dans l’hypothèse du principe de responsabilité du fait d’autrui, la quatrième étape n’a pas encore été franchie. Encore aujourd’hui, soit plus de vingt ans après l’arrêt Blieck, la règle générale n’a pas encore été proclamée667. Mais l’on mesure le chemin parcouru depuis. Les

659 Cass. civ. 2ème, 22 mai 1995, J. Mouly, JCP 1995.II.22550, et I.3893, n° 5, note G. Viney, RTD civ. 1995.899, obs. P. Jourdain. La solution fut confirmée par la suite (3 fév. 2000, JCP 2000.II.10313, note Mouly, Defrénois 2000.724, note D. Mazeaud ; 20 nov. 2003, JCP 2004.II.10017, note Mouly, RTD civ. 2004.106, obs. Jourdain. 660 L’association sportive ne contrôle pas le mode de vie de ses membres mais organise simplement les sessions d’entraînement et les compétitions ; il ne s’agit donc, en tout et pour tout, que d’un contrôle « intermittent » (H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette, op. cit., p. 505).

661 Ce nouveau cas « diffère de toutes les autres applications qui ont été faites, à la suite de l’arrêt Consorts

Blieck, de l’article 1384 alinéa 1er » (G. Viney, note précit.).

662 La doctrine fait remarquer que « si les sportifs sont dignes de protection, il n’existait pas en ce qui les

concerne un besoin social aussi fort que pour les victimes des pensionnaires de centres de rééducation en milieu ouvert » (J. Mouly, note précit. JCP 1995.II.22550).

663 CA Aix, 9 oct. 2003, RCA 2004, n° 89, note Radé.

664 CA Paris, 9 juin 2000, RCA 2001, n° 74, note Grynbaum. Les juges du fond appliquèrent la jurisprudence

Blieck aux associations de chasse (TGI Cusset, 29 fév. 1996, JCP 1997.II.22849, note Mouly, Dijon, 5 sept.

2002, JCP 2003.IV.1413), mais ils furent censurés par la Cour de cassation (Cass. civ. 2ème, 11 sept. 2008, JCP 2008.II.10184, note Mouly). Le principe fut également écarté pour les syndicats (26 oct. 2008, JCP 2007.II.10004, note Stoffel-Munck).

665 Cass. civ. 2ème, 12 déc. 2002, RTD civ. 2003.305, obs. P. Jourdain.

666 J. Carbonnier, Droit civil, Introduction, Les personnes, La famille, l’enfant, le couple, n° 144, p. 274.

667 De sorte que l’on en « ignore encore la portée exacte » (J. Ghestin et G. Goubeaux, Traité de droit civil,

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« petits pas » démontrent ainsi tout leur potentiel normatif. Et celui-ci apparaît encore plus nettement, lorsqu’il ne s’agit plus seulement de développer une règle nouvelle, mais de créer de toute pièce une notion prétorienne.

§ II. La formation progressive d’une notion prétorienne

79. Lorsque le juge élabore un concept complètement nouveau, c’est-à-dire une notion

autonome distincte des notions légales, il procède habituellement de manière progressive. Le « concept émergent »668, issu des traditions juridiques ou des « simples réalités de la vie

sociale »669, se forme derrière le paravent d’un concept légal, puis apparaît à ses côtés dans les décisions, avant de s’en distinguer670.

Ce processus peut être divisé en deux phases principales : la phase de développement, tout d’abord, qui couvre la genèse du concept nouveau, depuis sa création derrière le concept existant, jusqu’à son émergence à ses côtés (A) ; la phase de détachement, ensuite, au cours de laquelle le concept nouveau se sépare du concept existant, jusqu’à acquérir sa complète autonomie (B).