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LES LIMITES SUBSTANTIELLES

L’INJUSTICE DE L’AMENAGEMENT PRETORIEN

B. Le sacrifice de la partie forte

138. Si l’équité peut autoriser à favoriser l’une des parties en cause, elle ne peut conduire à

sacrifier complètement les intérêts de l’autre partie. Car alors la solution n’est plus équitable ; elle est partiale et appelle des critiques. On oppose l’équité à l’équité, révélant par là même que cette notion ne peut se trouver complètement d’un côté ou de l’autre, mais implique toujours la recherche d’un juste milieu, d’un équilibre à redéfinir sans cesse entre les intérêts en présence.

139. Prenons l’exemple de la « garde juridique ». Cet aménagement prétorien apporté à

l’article 1384 alinéa 1er du Code civil par l’arrêt rendu le 3 mai 19361080 était tout entier fondé sur « l’équité »1081. Il tendait à assurer l’indemnisation de la victime d’un accident causé par une voiture volée, alors même que le voleur était introuvable ou insolvable. Le droit devait être aménagé, soutenaient les partisans de cet aménagement, car en l’état il conduit à un résultat inéquitable : il laisse la victime sans réparation. Or, le concept de garde juridique est précisément un moyen d’éviter cela : il permet de prolonger la responsabilité du propriétaire, en estimant que celui-ci conserve un pouvoir juridique sur son véhicule, bien qu’il n’en ait plus la détention matérielle. Ainsi, le propriétaire restant responsable à titre de gardien juridique, la victime retrouvait un débiteur solvable.

Or, cette solution sacrifiait les intérêts du propriétaire volé. Celui-ci était déclaré responsable d’un dommage causé par un autre, au moyen d’une chose sur laquelle il n’avait plus d’emprise au moment des faits1082. Et, en outre, sa responsabilité semblait pouvoir se

1080 Cass. civ. 3 mai 1936, D. 1936.1.81, note H. capitant.

1081 « Etant donné que l’insolvabilité du voleur constitue la règle presque constante, exonérer le légitime

possesseur de l’automobile équivaudrait à sacrifier la victime de l’accident, qui devrait alors supporter sans recours effectif le dommage subi, ce qui reviendrait à lui faire endosser la responsabilité d’un accident dans lequel elle a joué un rôle purement passif, alors qu’elle ne se trouvait ni en faute, ni en état de risque par elle créé, sacrifice qui serait plus dur encore que celui du gardien légitime, lequel possédait et utilisait, pour son plaisir ou dans son intérêt, une chose susceptible de nuire à autrui. On peut donc estimer que, sur le terrain de l’équité, la solution consacrée par la chambre civile est encore plus acceptable ; entre deux maux, le sacrifice du légitime gardien ou celui de la victime, la haute juridiction a choisi le moindre » (L. Josserand, « Le gardien,

l’automobile, le voleur et la victime d’un accident », D.H. 1936, chr. p. 37). V. aussi, à propos des critiques doctrinales opposées à la solution : « Aucune de ces objections n’a échappé à ceux qui défendent la théorie de la

garde juridique. Mais aucune ne les a ébranlés car le fondement de leur système est tout entier dans un argument d’équité, auquel ils estiment qu’aucune réponse ne peut être faite » (Rapp. Président Lagarde, sous Arrêt Franck, Cass. Ch. Réun. 2 déc. 1941, D. 1942, Jur. 25).

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prolonger « indéfiniment »1083. Puisque le propriétaire conservait la garde juridique autant qu’il ne l’avait pas transférée, combien de temps cette responsabilité était-elle censée durer ? « Nul ne le sait », répondaient les auteurs. « Un mois, un an, vingt ans après le vol, le

propriétaire dépossédé aura-t-il toujours la garde de la chose volée ? » 1084 Ajoutons à cela que ce dernier ne disposait pas même d’un recours contre l’assureur ; bien souvent, le voleur n’avait pas de permis de conduire et à l’époque les polices d’assurance ne couvraient pas les risques dans ce cas1085.

Aussi, la solution fut-elle « vivement critiquée »1086. Elle souleva de fortes

« protestations »1087 en doctrine, dénonçant l’injustice de la solution. Contre cette solution jugée « inadmissible »1088, aux conséquences « particulièrement choquantes »1089, il était invoqué à la fois le « droit » et « l’équité »1090. Il y eut également un mouvement de résistance chez les juges du fond : la cour d’appel de renvoi résista1091, mais aussi d’autres juridictions du fond1092. De sorte que la Cour de cassation, en ses chambres réunies, opéra un revirement de jurisprudence, par l’arrêt Franck rendu le 2 décembre 19411093. Le propriétaire du véhicule était ainsi exonéré de sa responsabilité, tandis que la notion prétorienne de garde juridique était clairement supprimée.

On observe ainsi que si l’équité se situe naturellement du côté de la partie en position de faiblesse - la victime en l’espèce - elle peut aussi être alléguée de l’autre côté, lorsqu’elle pénalise trop fortement les intérêts de la partie adverse. Ce qui permet de renverser l’argument des partisans de la garde juridique : selon eux, il fallait choisir entre « le sacrifice du légitime

gardien ou celui de la victime »1094, et opter pour « le moindre ». Or, il apparaît que le sacrifice de l’une ou de l’autre des parties est toujours contraire à l’équité. La notion peut sans doute permettre de favoriser l’un, mais non de sacrifier l’autre.

1083 H. Capitant note précit. et G. Ripert, note précit. 1084 Ibid.

1085 A la suite de l’arrêt, les polices d’assurances avaient été modifiées pour couvrir les risques en cas de vol par une personne dépourvue de permis de conduire (Ripert, note précit.).

1086 H. Capitant, note précit. 1087 Ibid. et les références citées. 1088 H. Capitant, note précit. 1089 Ibid.

1090 Ibid.

1091 CA Besançon, 25 févr. 1937, D.H. 1937.182.

1092 Trib. Civ. Seine, 21 mars 1936, D.H. 1936.279, CA Paris 30 juin et 8 juill. 1936, D.H. 1936.2.76.

1093 Arrêt Franck, Cass. Ch. Réun. 2 déc. 1941, D. 1942, Jur. 25, note Ripert, S. 1941.1.217, note Mazeaud, JCP 1942.II.1766, note Mihura, H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette, op. cit., Tome 2, n° 200, p. 389 et s.

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L’arrêt Desmares1095 fut rejeté pour de semblables raisons. En consacrant une protection totale des victimes d’accidents de la route pour des « raisons d’équité »1096, il sacrifiait les intérêts du conducteur. En présence d’une faute inexcusable de la victime notamment, celui-ci ne pouvait être exonéré de sa responsabilité. Et, même l’hypothèse du suicide de la victime, n’y suffisait pas en elle-même. En réalité, hors les cas de force majeure, où l’événement est à la fois extérieur, imprévisible et irrésistible, le conducteur du véhicule semblait engager systématiquement sa responsabilité.

Or, l’excès d’équité en faveur des victimes entraînait un défaut d’équité au détriment du responsable. Car « l’équité interdit de faire peser exclusivement le financement de la

réparation sur le responsable »1097. Si la victime a commis une faute inexcusable ou pire, si elle a commis un suicide, le conducteur du véhicule ne peut être condamné. Cette solution serait à la fois « injustifiable du point de vue de la logique et de l’équité »1098. Le caractère inéquitable de cette règle prétorienne contribua ainsi à son échec et elle fut abandonnée avec l’adoption de la loi sur les accidents de la circulation1099 qui ménageait précisément deux exceptions pour ces fautes qualifiées de la victime1100.

140. Les réactions sont encore plus vives lorsque la partie sacrifiée au nom de l’équité,

mérite plus qu’une autre que ses intérêts soient préservés, en raison, par exemple, d’une bonne action morale ou sociale. On peut citer, à cet endroit, l’exemple du prêt à usage. Dans l’arrêt

Leininger, rendu le 19 novembre 19961101, la Cour de cassation avait changé l’interprétation traditionnelle des textes et opté pour une solution très favorable à l’emprunteur. Elle décidait qu’en l’absence de terme, le prêteur ne serait plus admis à demander la restitution de son bien à tout moment1102, mais devrait attendre que l’emprunteur n’ait plus besoin de la chose. La

1095 Arrêt Desmares, Cass. civ. 2ème, 21 juillet 1982, D. 1982.449, concl. Charbonnier, note Larroumet ; JCP 1982.II.19861, note F. Chabas, Defrénois 1982.1689, obs. Aubert ; RTD civ. 1982607, obs. Durry ; H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette, op. cit., Tome 2, n°211-213, p. 428 et s. V. supra, n° 119.

1096 Charbonnier, concl. précit. 1097 Larroumet, note précit. 1098 Ibid.

1099 Cass. civ. 2ème, 6 avril 1987, Bull. civ. II, n° 86, p. 49, D. 1988.32, note Mouly, JCP 1987.II.20828, note Chabas, Defrénois, 1987. 1136, obs. Aubert, RTD civ. 1987.767, obs. Huet). V. supa, n° 118.

1100 Art. 3, al. 1er et al. 3 de la loi du 5 juillet 1985.

1101 Cass. civ. 1ère, 19 nov. 1996, n° 94-20.446, Bull. civ. I, n° 407, D. 1997. 145, note A. Bénabent et M.-L. Izorche, « Emprunter et retenir ne vaut ? (1ère et 2ème parties) », CCC 1997, chr. n° 8, H. Capitant, F. Terré,

Y. Lequette, op. cit., Tome 2, n° 286-287, p. 805 et s. Elle refusait ainsi aux héritiers de M. Leininger, d’obtenir la restitution du logement que leur père avait prêté à leur oncle, quatorze ans auparavant.

1102 C’était le cas jusqu’alors, ce qui n’était, du reste, que l’application du droit commun des contrats à durée indéterminée. V. not. Cass. civ. 1ère, 4 juill. 1979, RTD civ. 1980.368, obs. G. Cornu, 10 mai 1989, n° 87-10.875,

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solution retenue visait à protéger l’emprunteur d’un logement, partie faible au contrat, dans l’hypothèse d’un prêt de logement : celui-ci risquait, en effet, de perdre le toit sous lequel il vivait1103. Elle était donc fondée sur des « considérations humaines »1104 tenant, en particulier, « au droit au logement »1105.

La solution reçut, toutefois, « le feu de la critique »1106. Les auteurs évoquèrent une « position

très discutable »1107, « excessive »1108, entraînant un « bouleversement des règles séculaires et

jusqu’ici incontestées »1109. La règle prétorienne était à la fois contraire au droit, puisqu’elle allait à l’encontre de la nature du contrat de prêt à usage1110, et à l’équité, puisqu’elle venait « “gommer” le besoin du prêteur »1111. Celui-ci ne pouvait plus récupérer son bien. Il était contraint d’attendre que l’emprunteur n’en ait plus besoin, ce qui pouvait se prolonger durablement, dès lors qu’il s’agissait d’un logement – et même indéfiniment si, comme dans l’hypothèse particulière qui se présenta deux ans plus tard, l’emprunteur s’avère être une personne morale1112.

La règle prétorienne ne réalisait donc aucun équilibre entre les intérêts en présence ; elle faisait un choix entre eux : à l’emprunteur, elle assurait une protection totale, plus importante encore que celle du locataire alors même qu’il ne payait aucun loyer1113 ; et au prêteur, elle appliquait un traitement sévère, plus rigoureux encore que celui du bailleur et alors même qu’il avait eu un geste gratuit. C’est ce dernier aspect qui rendait la solution encore plus injuste : c’était « sacrifier injustement les intérêts du prêteur dont le geste gratuit mérite bien

1103 P.-Y. Gautier, obs. sous Cass. civ. 1ère, 12 nov. 1998, RTD civ. 1999.128. L’auteur évoque une certaine « compassion envers l’emprunteur ».

1104 Ibid.

1105 M.-L. Izorche, « Emprunter et retenir ne vaut ? (1ère partie) », art. précit. 1106 M. Audit, note sous Cass. civ. 1ère, 12 nov. 1998, JCP 1999.II.10157. 1107 L. Leveneur, note sous Cass. civ. 1ère, 3 fév. 2004, CCC 2004, n° 53. 1108 M.-L. Izorche, « Emprunter et retenir de vaut ? (2ème partie) », art. précit. 1109 Ibid.

1110 V. infra, n° 168.

1111 M.-L. Mathieu-Izorche, note sous Cass. civ. 3ème civ. 4 mai 2000, D. 2001.3154. Cette solution conduit à « sacrifier le besoin du prêteur ».

1112 Cass. civ. 1ère, 12 nov. 1998, D. 1999.414, note Langlade-O’sughrue, JCP 1999.II.10157, note M. Audit,

CCC 1999, n°22, note L. Leveneur, Defrénois 1999.802, note A. Bénabent, RTD civ. 1999.128, obs. P-Y. Gautier.

1113 La solution conduit à « donner à l’emprunteur, qui ne verse rien, une protection plus forte encore que celle

dont la loi dote le locataire qui, lui au moins, paie un loyer, ce qui est un comble ! » (L. Leveneur, note sous

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quelque considération »1114. Face à l’importante critique doctrinale, la Cour de cassation revint à la position traditionnelle quelques années plus tard1115.

Ces observations permettent d’avancer que le recours à l’équité ne peut tout justifier. Comme toute vertu, l’équité a deux contraires : l’excès et le défaut. Si le juge en tient compte et apporte un aménagement réellement équitable, il favorise la réception de son apport.

§ II. La réception de l’aménagement équitable

141. L’aménagement paraît être accueilli lorsqu’il est réellement équitable. L’équité doit

alors être non seulement mesurée, mais également fondée sur des raisons objectives. Il ne peut, en effet, s’agir, d’un sentiment de justice personnel. Une telle équité aboutirait à des décisions contraires à la loi1116 et présenterait un double risque d’ « arbitraire » et d’ « insécurité »1117. De là, le proverbe né sous l’Ancien Régime : « Que Dieu nous préserve

de l’équité des Parlements !»

L’équité ne paraît donc pouvoir légitimer une atteinte à la loi que lorsqu’elle dépasse la subjectivité du juge et, d’une certaine façon, s’objective. C’est le cas, par exemple, lorsque le juge invoque une maxime d’équité, fondée sur la raison et consacrée par la tradition (A). Aujourd’hui, les décisions seront plus facilement fondées sur des politiques jurisprudentielles

d’équité, qui semblent plus facilement contestables, mais qui peuvent être admises si le

déséquilibre qu’il s’agit de corriger est basé sur des considérations extérieures et objectives (B).

1114 L. Leveneur, CCC 2005, n° 103. V. aussi, A. Bénabent, note précit. : on « s’interroge sur les raisons qui

pourraient justifier que le prêteur – qui agit pourtant à titre gratuit, ce qui justifie que l’économie du contrat lui soit en principe favorable – subisse ainsi une restriction de ses droits par rapport au droit commun ».

1115 Cass. civ. 1ère, 3 fév. 2004, D. 2004.903, note C. Noblot, CCC 2004, n° 53, note L. Leveneur, Defrénois 2004, 1452, note R. Crône.

1116 Un jugement fondé sur l’équité est contraire à la loi, qui impose au juge de statuer « conformément aux

règles de droit » (Art. 12 du c. pr. civ. et la réserve de l’al. 4) V. Ph. Malinvaud, Introduction à l’étude du droit, op. cit., n° 24, p. 23. A ce titre, un tel jugement encourt la censure de la Cour de cassation ou du moins une

subsitution de motifs. V. l’exemple de l’affaire Giry, évoqué par Monsieur Belaid (op. cit., p. 336 et s.). Dans cette affaire, le docteur Giry, mobilisé pour aider à la résolution d’une enquête policière, avait été blessé sur les lieux du sinistre. Aucun fondement juridique ne permettait de lui allouer une réparation. Les juges du fond avaient donc indemnisé le médecin sur le fondement du « principe d’équité ». La Cour de cassation écarta cet argument, au motif qu’il ne s’agit-là que d’« une loi morale » qui, par conséquent, « ne saurait à elle seule

motiver juridiquement » une décision. Elle conserva, cependant, la solution et lui substitua un fondement

juridique : « les principes du Droit public régissant la responsabilité de la puissance publique ». 1117 Ph. Malinvaud, Introduction à l’étude du droit, op. cit., n° 27, p. 25.

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