• Aucun résultat trouvé

LE POUVOIR DES INSTRUMENTS PRETORIENS

LA CORRECTION PRETORIENNE

B. Le complément désactivateur

Le complément réducteur et le complément désactivateur, ont, entre eux, une différence de degré. La situation est la même au départ : une notion est laissée volontairement indéterminée dans la loi et le juge va lui apporter un complément normatif réduisant le nombre de faits qu’elle peut recouvrir. Mais, dans cette deuxième hypothèse, le complément est tellement restrictif qu’il finit par paralyser la notion légale. Il s’agit, par exemple, d’une condition extrêmement difficile à remplir ou d’une définition contenant des conditions à la fois lourdes et cumulatives539. Ainsi verrouillée, la qualification légale est neutralisée et le principe n’est pratiquement plus mis en œuvre.

535 Y. Loussouarn, obs. précit.

536 La jurisprudence va bien « au-delà des exigences légales » (C. Atias, Epistémologie juridique, op. cit., n° 152, p. 91). « Ni l’article 1116 du Code civil, ni même l’article 1109 ne subordonnent l’annulation à cette

condition ; la demande en ce sens ne devrait pas pouvoir être rejetée au motif que la preuve de l’erreur commise n’est pas rapportée » (C. Atias, Le contrat dans le contentieux judiciaire, Litec, coll. « Litec professionnels »,

5ème éd., 2010, n° 345, p. 199) 537 C. Atias, art. précit.

538 C. Atias, Le contrat dans le contentieux judiciaire, op. cit., n° 345, p. 200.

539 Ce procédé, dont la Chambre sociale fait un usage fréquent et remarqué (C. Wolmark, La définition

prétorienne, Etude en droit du travail, th. Paris, 2007), permet à la Cour de cassation de retrouver tout pouvoir

81

62. La « faute inexcusable » a subi un tel traitement. Cette notion, prévue à l’article 3 de la

loi du 5 juillet 1985 sur les accidents de la circulation, n’a pas été définie par le législateur540. La faute inexcusable est une notion floue ; on ignore ce qu’elle recouvre exactement. Face aux divergences d’opinion sur ce point, la Cour de cassation est donc venue apporter un complément d’information. Le 20 juillet 1987541, elle a déclaré que « seule est inexcusable au

sens de ce texte, la faute volontaire d’une exceptionnelle gravité exposant sans raison valable son auteur à un danger dont il aurait dû avoir conscience »542.

Le juge paraît se limiter à compléter la loi. Le silence du législateur semble, en effet, autoriser le juge à revêtir « l’habit du législateur »543 et à suppléer cette lacune544. Il apporte donc un complément prétorien qui se situe dans le prolongement des textes. La loi du 5 juillet 1985 avait, en effet, pour objectif déclaré, d’améliorer la situation des victimes d’accidents de la circulation545. Or, elle ne paraît pouvoir remplir cet objectif que si la faute inexcusable est entendue de façon stricte : la victime ne doit être privée de son droit à indemnisation que dans de rares hypothèses. Si la faute inexcusable était conçue de manière large, un grand nombre de fautes commises par les victimes seraient qualifiées d’inexcusables et l’objectif général de la loi risquerait de ne pas être atteint.

procédé a été utilisé notamment à propos de la faute inexcusable en matière d’accidents du travail (Cass. ch. réun. 16 juill. 1941, D.C. 1941.117, note Rouast ; JCP 1941.II.1705, note Mihura).

540 Le législateur indique seulement le rôle que la faute doit jouer dans l’accident : qu’il faut qu’elle en soit la « cause exclusive ».

541 Cass. civ. 2ème, 20 juill. 1987, Bull. civ. II, n° 160, p.90 ; H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette, op. cit., Tome 2, n° 233, p. 521 et s. La formule fut reprise textuellement par la chambre criminelle (Cass. crim. 4 nov. 1987, D. 1988, IR. 7, JCP 1988.IV.14), consacrée par l’Assemblée plénière en 1995 (Cass. Ass. Pl. 10 nov. 1995, D. 1995, p. 633, rapp. Chartier, JCP 1996.II.22564, concl. Jéol, note Viney, RTD civ. 1996.187, obs. Chabas) et ne varia plus par la suite.

542 Elle reprenait ainsi, en la renforçant, la formule proposée par l’avocat général Bouyssic : « En résumé, nous

pouvons considérer comme inexcusable, la faute d’une exceptionnelle gravité (au regard des règles de la circulation ?) commise avec témérité et exposant sans raison valable son auteur, à un danger dont il devait avoir conscience » (Rapport Cour de cassation, La documentation française, 1987, p. 24, spéc. 28). Cette formule est

elle-même inspirée de la définition que la faute inexcusable a reçu en droit aérien et en droit social (sur ce point, v. E. Bloch, « La faute inexcusable du piéton », JCP 1988.1.3328).

543 C. Wolmark, La définition prétorienne, Etude en droit du travail, op. cit. n° 381, p. 358.

544 Monsieur le conseiller Yves Chartier déclare ainsi qu’« en ne disant pas eux-mêmes ce qu’est la faute

inexcusable, les auteurs de la loi de 1985 ont nécessairement laissé la voie ouverte à une définition spécifique »

(Rapp. précit.). Et il est vrai que certains passages des travaux préparatoires encourageaient cette version des faits. Le Garde des Sceaux n’avait-il pas conclu : « il appartiendra à la jurisprudence de définir les critères de

cette faute inexcusable en ce qui concerne les accidents de la circulation, comme elle l’a fait en matière d’accidents du travail »? (J.O. déb. Ass. Nat. 1ère lecture, 1984, p. 7025).

82

Le complément prétorien va pourtant plus loin que la loi. Si le législateur voulait améliorer la réparation des victimes, il n’entendait pas qu’elle fût systématique546. C’était tout l’intérêt de la notion même de faute inexcusable qui justifiait que, dans certaines circonstances, la victime ne fût pas indemnisée. Le législateur qui, en réalité, disposait déjà à l’époque, des éléments généraux de la faute inexcusable547, avait laissé la notion « dans une imprécision voulue »548. Il l’avait abandonnée au pouvoir d’appréciation des faits. Le législateur avait donc bien délégué au juge le soin de déterminer le sens de la faute inexcusable. Mais ce n’était pas une délégation du pouvoir normatif. Il s’en était remis à l’appréciation des faits.

Le complément prétorien désactive ainsi la notion légale. L’accumulation des conditions à remplir, « faute volontaire », « exceptionnelle gravité », « sans raison valable », « conscience

du danger », réduit au maximum le nombre de faits pouvant prétendre à cette qualification. Le

fait, par exemple, pour un piéton en état d’ébriété de se tenir immobile sur la chaussée, de nuit et par temps de pluie, sur une voie fortement fréquentée et dépourvue d’éclairage, n’est pas considéré comme une faute inexcusable549. Si la composante comportementale est bien présente, il manque, en effet, la composante psychologique, la « conscience » du danger. La définition prétorienne réduit ainsi la faute inexcusable à quelques « cas de dangerosité

extrême »550 où la victime a, par exemple, volontairement franchi des barrières de sécurité et a consciemment accepté les risques de son attitude551.

En dehors de ces cas extrêmes, il ne peut y avoir de faute inexcusable. « En dehors de ces

hypothèses, force est de constater que la Cour de cassation, même dans des situations où le danger était important, a considéré que les fautes dont elle avait à connaître n’étaient pas inexcusables »552. La notion légale est donc pratiquement désactivée. La Cour de cassation en arrive « au point de ne quasiment plus jamais considérer qu’elles [les victimes] pourraient

546 Le Garde des sceaux, dans les débats parlementaires, citait, en exemple de fautes inexcusables, le cas du cycliste ivre qui remonte une rue en sens interdit et celui du piéton qui traverse une autoroute, de nuit (J.O. déb.

précit.). Or, on sait que, dans le cas de l’ivresse, notamment, la Cour de cassation écarte la qualification de faute

inexcusable (Cass. Ass. Pl. 10 nov. 1995, précité).

547 Les conditions qui composent la définition prétorienne existaient déjà à ce moment-là, pour avoir été dégagées par la jurisprudence, quarante ans plus tôt, à propos de la faute inexcusable en matière d’accident du travail (Cass. ch. réun. 16 juill. 1941, précit.).

548 La remarque a été faite, à l’origine, à propos de la notion de faute inexcusable, lors de son premier usage en matière d’accident du travail (H.-G., note sous Cass. civ. 15 fév. 1938, S. 1938.1.161).

549 Cass. Ass. Pl. 10 nov. 1995, précit. 550 Y. Chartier, rapp. précit.

551 Pour des exemples de fautes inexcusables, ibid. 552 Ibid.

83

avoir commis une faute inexcusable les privant de leur droit à réparation »553. Cette « conception extrêmement stricte de la faute inexcusable »554, que les textes n’imposent pas555, répond à une politique jurisprudentielle d’indemnisation des victimes556. Au nom de cet objectif, la marge de manœuvre des juges du fond est considérablement réduite, voire presque supprimée. Ainsi, la Cour de cassation qui n’aurait, en théorie, aucun pouvoir sur l’appréciation des faits, retrouve un certain droit de contrôle. Juge du droit, « elle refoule le

fait sur lequel elle n’a aucun pouvoir »557. Par ces compléments prétoriens, elle agit en amont et délimite a priori le champ de recherche des juges du fond558.

Un complément prétorien peut donc désactiver un texte légal. La jurisprudence en matière de détermination du prix en donne un autre exemple significatif. Lorsque l’Assemblée plénière déclare, le 1er décembre 1995559, que « l’article 1129 du Code civil [n’est] pas applicable à la

détermination du prix », l’indétermination du prix n’affectant pas la validité des contrats et

pouvant seulement donner lieu à indemnisation ou à résiliation en cas d’abus, elle apporte bien plus qu’un simple aménagement prétorien. En déplaçant le contrôle judiciaire du prix, de la période de formation du contrat à la période d’exécution du contrat560, elle « désactive »561 l’article 1129 du Code civil et « élimine »562 une condition légale de validité du contrat. Désormais, un contrat ne contenant pas un prix déterminé, ni même déterminable, n’encourra plus la nullité. Les arrêts d’Assemblée plénière paraissent ainsi être « la manifestation d’un

principe nouveau, en vertu duquel la détermination du prix ne serait plus une condition de

553 G. Canivet et N. Molfessis, « La politique jurisprudentielle », in La création du droit jurisprudentiel, Mél. J. Boré, Dalloz, 2007, p. 79.

554 Ibid.

555 « Ceci est un choix ! » (C. Mouly, « Faute inexcusable : trios notes en marge d’une interprétation », D. 1987.234).

556 G. Canivet et N. Molfessis, art. précit.

557 J.-L. Aubert, « La distinction du fait et du droit dans le pourvoi en cassation en matière civile », D. 2005. Chr., 115.

558 V. infra, n° 210 et s.

559 Cass. Ass. Pl. 1er déc. 1995 (4 arrêts), D. 1996.13, concl. Jéol, note L. Aynès, JCP 1996.II.22565, concl. Jéol, note J. Ghestin, JCP E. 1996.II. 776, note L. Leveneur, JCP N. 1996.I.93, obs. D. Boulanger, Gaz. Pal. 1995.2.626, concl. Jéol, note P. de Fontbressin, CCC. 1996, n° 5, chr. L. Leveneur, LPA 27 déc. 1995, n° 155, p. 11, note D. Bureau et N. Molfessis, Defrénois 1996.747, obs. Ph. Delebecque, RTD civ. 1996, 153 obs. J. Mestre, H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette, op. cit., Tome 2, n° 152-155.

560 D. Bureau et N. Molfessis, note précit.

561 Il n’y a plus lieu de vérifier que le prix est déterminé au moment de la formation du contrat. « C’est

désormais au stade de l’exécution du contrat que s’effectuera le contrôle judiciaire du prix » (Ibid.)

562 C. Atias, Le contrat dans le contentieux judiciaire, Litec, coll. « Litec professionnels », 5ème éd., 2010, n° 372, p. 215.

84

validité des contrats563 ». Le texte n’est sans doute pas abrogé officiellement ; mais, en pratique, il est neutralisé.

On trouve encore un exemple de cette démarche à travers la jurisprudence en matière de condition potestative. Lorsque le 16 octobre 2001564, la Cour de cassation pose que le caractère potestatif d’une condition peut s’apprécier au moment de l’exécution du contrat, cet aménagement prétorien a des consequences considérables. S’agissant de contrôler la validité de la condition, les juges devraient se placer naturellement au moment de la formation du contrat pour apprécier son éventuel caractère potestatif565. En déplaçant le contrôle judiciaire du moment de la formation du contrat à celui de son exécution566, les juges se laissent la possibilité de refuser l’annulation d’un contrat contenant une condition manifestement potestative, au motif qu’elle n’a pas été mise en œuvre de manière abusive567. Le principe légal de prohibition des conditions potestatives est ainsi pratiquement désactivé. « Il n’y a

plus de condition potestative et l’art. 1174 du Code civil est abrogé ; il peut y avoir mise en

563 H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette, op. cit., n°152-155, p. 88.

564 Cass. civ. 1ère, 16 oct. 2001, Bull. civ. I, n°257, D. 2002, Somm.com., p 2839, obs. D. Mazeaud, JCP G 2001 IV, 2898, JCP 2002,I, n°134, obs. J. Rochfeld. V. précédemment, Cass. 1ère civ. 21 mars 1984, Bull. civ. I, n°112, RTD civ. 1985, p.382, obs. J. Mestre ; CA Aix en Provence 2ème ch., 15 juin 1988, RTD civ. 1989, p.542. Ainsi, la clause résolutoire selon laquelle les contrats conclus entre le propriétaire d’une clinique et les médecins y exerçant leur activité prendront fin sans indemnité si la clinique «cessait d’exercer en tant qu’établissement au

service des malades et d’hospitalisation », n’est pas purement potestative, dès lors que le propriétaire de la

clinique a fermé l’établissement en raison de difficultés de gestion insurmontables, et qu’en conséquence, « cette

clause n’avait été mise en œuvre que sous la pression d’événements économiques irrésistibles ».

565 C’est le contenu de la clause qui est examiné, sa structure, sa signification. Les circonstances de sa mise en œuvre, les motifs invoqués par le débiteur pour avoir empêché ou provoqué la réalisation de la condition, sont, en principe, indifférents : si la clause est nulle, le fait qu’elle ait été mise en œuvre légitimement ne peut avoir pour effet de la rendre valable (C. Atias, Le contrat dans le contentieux judiciaire, Litec, 5ème éd., 2010, n° 133, p. 80).

566 L’appréciation de la potestativité de la condition ne se fait donc plus seulement au moment de la formation du contrat, en fonction du contenu de la clause. Elle peut prendre en compte des éléments postérieurs, tenant aux circonstances de sa mise en œuvre. Les juges en arrivent ainsi « à se déplacer résolument du terrain de la

formation du contrat, vers celui de son exécution » (S. Gjidara, « Le déclin de la potestativité dans le droit des

contrats : le glissement jurisprudence de l’article 1174 à 1178 du code civil », 2ème partie, LPA. 2000, n°124, p. 4, spéc. n°27).

567 En déplaçant le contrôle judiciaire sur le terrain de l’exécution du contrat, le juge s’éloigne de la convention et retrouve un pouvoir d’appréciation du comportement des parties et des raisons qu’elles invoquent. Il ne s’agit plus d’examiner la structure du contrat, mais d’apprécier la manière dont les parties se sont comportées au moment de son exécution. Le juge peut s’attacher au fait que la condition a été mise en œuvre légitimement, ou que le prix a été fixé sans abus. C’est dire qu’il substitue, au contrôle de la validité d’un acte, un contrôle de la légitimité d’une attitude. La question n’est plus « le contrat est-il valable ? », mais « les parties se sont-elles comportées de bonne foi ? ». La validité du contrat se retrouve ainsi subordonnée à l’appréciation judiciaire du comportement ultérieur des parties. Et ambitionnant de « sauver une condition susceptible d’être qualifiée de

purement potestative » (S. Gjidara, art. précit.), le juge s’arroge la liberté de déclarer valable une clause ou un

85

œuvre abusive de clause qui laissent une grande liberté à l’une des parties, mais qui, en tant que telles, ne sont pas contestables »568.

Un complément prétorien peut donc parvenir à paralyser l’application d’un principe. Mais ses effets peuvent être plus puissants encore lorsque le juge apporte un complément au droit tout entier.

§ II. La neutralisation de l’œuvre législative

63. Le complément prétorien peut servir à combler une fausse lacune affectant, cette fois, la

législation toute entière. Le juge dit ajouter à la loi un principe autonome, différent de ceux

qui ont été prévus par le législateur. Mais le principe prétorien, qui ne paraît être qu’un principe praeter legem – au-delà de la loi et visant à remédier à ses carences – est, en réalité, un principe contra legem - c’est la théorie dite des lacunes contra legem569. Le complément ne vient pas corriger la loi ; en réalité, il tend à la neutraliser. Mais son autonomie apparente le rend admissible : puisque le principe est autonome, les textes qui paraissent en condamner l’existence ne lui seraient pas applicables.

Lorsque le juge complète le droit pour déroger à un principe exprès, le complément est

dérogatoire (A). Lorsque la dérogation se réalise ouvertement et s’applique à une importante

série de principes, le complément apparaît transgressif (B).