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LE POUVOIR DES INSTRUMENTS PRETORIENS

LA CORRECTION PRETORIENNE

B. L’exception polyvalente

54. Entre l’exception générale et l’exception polyvalente, il n’y a guère qu’une différence

de degré. Tandis que l’exception générale permet de déroger à un ensemble de principes présentant des caractéristiques communes, l’exception polyvalente a un champ d’application plus large et pratiquement illimité, parce qu’elle ne requiert pas un certain type de principe pour être mise en œuvre.

Ainsi, l’apparence ne pourra permettre de déroger qu’aux principes imposant les conditions d’une réalité juridique, en substituant des faits aux conditions requises. Mais une exception comme la fraude, par exemple, aura un champ d’application illimité car tous les principes, quels que soient leurs caractères, peuvent être utilisés dans un but frauduleux. L’exception de fraude remédie, effectivement, à une pathologie susceptible d’affecter toutes les règles de droit.

55. La fraude désigne le fait de « se soustraire à l’exécution d’une règle obligatoire par

l’emploi à dessein d’un moyen efficace, qui rend ce résultat inattaquable sur le terrain du droit positif »491. Le justiciable exploite les règles de droit, profite de leurs imperfections492, pour accomplir un but malhonnête. En surface, il agit conformément à la loi et semble donc pouvoir se prévaloir de son autorité. Mais en réalité, il détourne les textes de leur finalité et les

489 H. Mazeaud, art. précit., spéc. p. 959. 490 Ibid.

491 J. Vidal, Essai d’une théorie générale de la fraude en droit français, th. Toulouse, 1957, p. 208. Pour une autre définition de la fraude : « Tout acte juridique ou activité judiciaire irrégulier ou techniquement correct,

réalisé dans une intention de tromperie et qui tend à éluder une obligation conventionnelle ou légale »

(G. Calbrairac, « Considérations sur la règle “fraus omnia corrumpit” », D. 1961. Chr. p. 169, spéc. p. 170). 492 La fraude vise le fait « de profiter des imperfections de l’ordre juridique en utilisant une règle de droit afin de

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tourne à son profit, à mauvais escient493. La jurisprudence va donc écarter la loi ainsi dévoyée, afin d’éviter qu’elle ne serve, malgré elle, des desseins blâmables494. La jurisprudence a eu recours à cette exception dès le début du XIXème siècle, se fondant, en l’absence de texte, sur la maxime d’Ancien droit « fraus omnia corrumpit »495 – la fraude corrompt tout.

La fraude représente une exception polyvalente, car toutes les règles de droit peuvent être utilisées de manière frauduleuse. Il est dit précisément que « la fraude fait exception à toutes

les règles »496. Chaque fois qu’une loi est invoquée afin de méconnaître les objectifs de l’ordre juridique ou de violer des droits individuels497, l’exception de fraude trouvera lieu à s’appliquer. C’est dire que « rien ne limite la généralité de son champ d’application »498. La fraude représente un « mécanisme correcteur »499 à vocation universelle, susceptible de renverser l’ensemble des principes légaux. Ceci s’explique notamment au regard de la gravité de l’objectif poursuivi : là où l’apparence permet que l’on se serve des faits, la fraude interdit que l’on ruse avec la loi. Une exception permissive est moins puissante qu’une exception prohibitive.

La fraude apparaît donc dans « des domaines très divers »500. Son terrain privilégié est, sans doute, celui de la vente immobilière501, où elle permet de déroger au principe de priorité des publications. Ce principe prévoit que lorsqu’un même bien immobilier fait l’objet de plusieurs ventes successives, c’est l’acquéreur qui aura publié la vente en premier qui aura la préférence502. Il y a exception à ce principe, lorsque l’acquéreur ayant publié le premier, a agi

493 H., L. et J. Mazeaud, Leçons de droit civil, Obligations, 9ème éd., par F. Chabas, Montchrestien, 1998, n° 306, p. 304. Elle se rapproche ainsi de l’abus de droit (G. Calbrairac, art. précit.).

494 D’où la formule de Monsieur Philippe Rémy : « c’est ainsi que la jurisprudence, à qui l’on reproche parfois

de faire trop parler les textes, parvient aussi à les faire taire » (Note sous Cass. civ. 3ème, 20 juill. 1989, RTD civ. 1990.101).

495 Les décisions de justice précisent qu’il s’agit là d’une « règle d’ordre public et supérieur », qui, « pour être

respectée et appliquée n’avait pas besoin d’être déposée dans un texte précis et formel de la loi positive, consacrée qu’elle est, par les principes généraux du Droit » (CA Dijon, 24 juill. 1885, D. 1886.2.217).

496 V. not. Cass. Req. 3 juill. 1817, S. 1818.1.338 ; Cass. civ. 26 mars 1855, D. 1855.1.326 ; Cass. Req. 8 déc. 1858, D. 1859.1.184 ; 14 mars 1859, D. 1859.1.500 ; CA Grenoble, 11 déc. 1869, D. 1870.2.131 ; Cass. Req. 27 nov. 1893, D. 1894.1.342 ; 29 fév. 1904, DP 1905.1.7 ; 15 juin 1922, DP 1922.1.180 ; 6 avril 1925, S. 1925.1.101.

497 H. Desbois, La notion de fraude à la loi et la jurisprudence française, th. Paris, 1927, p. 45 et s.

498 A. Jeammaud, « Fraus omnia corrumpit », D. 1997, p. 19. L’auteur s’exprime notamment au sujet du droit du travail.

499 C. Bouix, op. cit., spéc. n° 4 et s., p. 6 et s., n° 197, p. 265 et n° 231, p. 306. 500 G. Calbrairac, art. précit.

501 J. Mazeaud, « L’adage “Fraus omnia corrumpit” et son application dans le domaine de la publicité foncière », Defrénois, 1962, art. 28265.

502 Même si celui-ci a acquis le bien après une première vente, son droit sera seul opposable au tiers. Les « droits

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de manière frauduleuse, en connaissance de la première vente et afin d’évincer les droits du précédent acquéreur503. La jurisprudence écarte alors la loi, en se référant à la maxime « fraus

omnia corrumpit »504.

L’exception de fraude se rencontre également en matière de preuve. Si l’article 1328 du Code civil déclare clairement qu’un acte sous seing privé n’a pas, en règle générale, date certaine pour les tiers, ce principe ne peut être invoqué par celui qui aurait connu l’existence de cet acte505. Le rédacteur de l’acte sous seing-privé lui-même ne pourrait, par exemple, se prévaloir du défaut de date certaine de cet acte pour violer impunément ses dispositions. « Fraus omnia corrumpit », rétorquerait immédiatement la jurisprudence506. Ainsi, l’exception de fraude empêche, une nouvelle fois, que l’on exploite les règles de droit pour atteindre des objectifs condamnables.

La notion de fraude interdit aussi qu’on se serve des institutions ou des notions juridiques de manière déloyale. Elle permet de remettre en cause la qualification choisie par les contractants afin de réaliser un montage frauduleux507. La validité des simulations s’arrête là où commence la fraude508. De même, la création d’une personne morale – association, société ou groupement d’intérêt économique – peut être rendue inefficace, si elle n’est « qu’une

construction de façade »509. La mise en place d’une société entre époux pour faire échec à

publiés » (Ph. Simler et P. Delebecque, Droit civil, Les sûretés, La publicité foncière, Précis Dalloz, coll. « Droit

privé », 6ème éd., 2012, n° 833, p. 744). 503 Ibid., n° 875, p. 758.

504 V. not., Cass. Req. 8 déc. 1858, D. 1859.1.184 ; Cass. civ. 7 déc. 1925, D.P. 1926.1.185, note R. Savatier, 10 mai 1949, JCP 1949.II.4972, note E. Becqué, Cass. civ. 3ème, 22 mars 1968, D. 1968.412, note J. Mazeaud, JCP 1968.II.15587, note A. Plancqueel. Ce sont désormais les règles de la responsabilité civile qui ont la faveur des juges, pour sanctionner la mauvaise foi de l’acquéreur (v. not. Cass. civ. 3ème, 30 janv. 1974, JCP 1975.II.18001, note M. Dagot, Gaz. Pal. 1974, 2, Somm. 570, note A. Plancqueel). Ceci, sans doute, parce que la jurisprudence a une approche toujours plus souple de la fraude et que la notion de « faute » est moins caractérisée (v. sur ce point, A. Fournier, « Publicité foncière », Répertoire de Droit civil, févr. 2007, (dernière mise à jour, janv. 2014), n° 596). La solution est la même en matière de donation : l’acquéreur d’un bien qui a déjà été donné n’est plus protégé par la publication, en cas de fraude (I. Najjar, « Donation », Répertoire de droit

civil, janv. 2008, dernière mise à jour : janv. 2014, n° 210).

505 Cass. civ. 3ème, 12 mars 1969, Bull. civ. III, n° 217 ; 6 janv. 1972, Bull. Civ. III, n° 6 ; 14 mars 1972, Bull. Civ.

III, n° 173 ; 25 juin 1975, Bull. civ. III, n° 217 ; 20 juill. 1989, précit., CA Bordeaux, 2 juill. 1947, RTD civ.

1947.437, note J. Carbonnier.

506 Cass. Req. 30 mars 1925, D.H. 1925.306.

507 Ainsi, le juge peut écarter la qualification d’échange choisie par les parties, afin d’échapper aux règles du contrat de vente (Cass. Civ. 3ème, 9 juin 1991, n° 89-13.865, Bull. civ. III, n° 18 ; 26 juin 1973, Bull. civ. III, n° 436 ; 15 mars 1977, Bull. civ. III, n° 120) et de réaliser une fraude fiscale (Cass. Com. 20 déc. 1988, JCP N 1990.II.146).

508 V. not. F. Terré, Ph. Simler et Y. Lequette, Droit des obligations, Précis Dalloz, 11ème éd., 2013, n° 544, p. 594.

509 A. Sériaux, « Patrimoine », Répertoire de droit civil, « Patrimoine », janv. 2010 (dernière mise à jour : janv. 2013), n° 56.

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l’immutabilité de leur statut patrimonial, peut être remise en question à cause de cette ruse510. De même, dans un genre plus insolite, la création d’un faux syndicat professionnel pour permettre à un parti politique d’investir une entreprise ou un service public peut être contestée511.

56. D’une manière générale, il est inadmissible que les règles juridiques soient utilisées de

manière à évincer les objectifs de l’ordre juridique ou à méconnaître les droits des tiers512. C’est pourquoi le domaine de la fraude est quasiment illimité : c’est une exception inhérente à toutes les règles de droit. Toutes sont susceptibles d’être dévoyées, car toutes comportent des failles dans lesquelles la ruse est susceptible de s’insinuer. La règle de droit est imparfaite par définition, parce qu’elle est générale et abstraite. Le législateur ne peut prévoir, a priori, toutes les hypothèses dans lesquelles elle sera invoquée et notamment, toutes celles où la règle sera exploitée à mauvais escient.

La fraude est de ces « correctifs »513 prétoriens qui veille au respect des finalités de l’ordre

juridique. En cela, elle se hisse, d’une certaine manière, au-dessus des règles légales. L’exception de fraude, disait déjà la jurisprudence à la fin du XIXème siècle, « domine notre

législation »514. Elle rayonne sur l’ensemble des lois. Il s’agit là d’un « principe général

supérieur au droit écrit »515, susceptible de justifier une dérogation à n’importe quelle loi en vigueur quelle que soit sa nature ou sa portée.

C’est ainsi que l’exception prétorienne atteint le summum de sa capacité normative : lorsqu’elle prend la forme d’un principe général du droit, susceptible de déroger à toutes les règles établies. Le complément prétorien n’a pourtant rien à lui envier ; lui aussi, recèle des ressources insoupçonnées.

510 CA Paris, 7 déc. 1954, Defrénois 1955, art. 27330 ; CA Colmar, 17 juin 1955, Defrénois 1956, art. 27402. 511 Cass. Ch. mixte, 10 avr. 1998, n° 97-17.870? Bull. n° 2, p. 5. V. aussi, A. Jeammaud, art. précit.

512 H. Desbois, op. cit., p. 45 et s.

513 J. Ghestin et G. Goubeaux, Traité de droit civil, Introduction générale, t. 1, LGDJ, 2ème éd., 1994, n° 809, p. 796.

514 Trib. de Montélimar, 20 mars 1869, sous CA Grenoble, 11 déc. 1869, D. 1870.2.131. 515 J. Vidal, op. cit., p. 456.

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Section 2nde

Le complément prétorien

57. Pour corriger la loi, le juge peut également apporter des règles complémentaires, qui

vont combler les « lacunes »516 des textes. A nouveau, il s’agit bien d’exercer un pouvoir normatif, puisqu’il va y avoir création d’une règle, mais ce pouvoir est, en apparence, de faible ampleur. Il ne prétend pas affecter la substance de la loi, mais seulement ajouter un aménagement prétorien, propre à combler ses carences. Le juge se comporte en « agent

essentiel de comblement des lacunes »517 parce que le législateur est défaillant518.

Il arrive toutefois que le juge recoure à la suppléance bien qu’il existe déjà une loi applicable, parce que celle-ci est jugée insatisfaisante. Le complément apporté vient alors combler une « fausse lacune »519 et a, en réalité, pour effet, de neutraliser un principe légal (§I), ou au-delà l’application du droit tout entier (§II).

§ I. La neutralisation d’un principe légal

58. C’est parfois, dans un principe déterminé, que le juge repère une fausse lacune. La loi

comporte effectivement un silence, mais il ne s’agit pourtant pas d’un oubli. C’est

volontairement que le législateur s’est tu. Les textes de loi peuvent contenir, à l’instar des

partitions de musique, quelques silences utiles : ce sont des lacunes dites intra legem520. Une

516 On parle de « lacune », « lorsqu’un ordre juridique ne contient pas une norme dont on estime qu’il devrait la

contenir » (O. Pfersmann, « Lacunes et incomplétude », in D. Alland et S. Rials, Dictionnaire de la culture juridique, Puf, Lamy, 2003). L’existence de lacunes reflète l’ « état d’un système normatif qui n’est pas complet » (A.-J. Arnaud (dir.) Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, LGDJ, 2ème éd., 1993). On parle indifféremment de lacune, de carence, de vides ou, de « creux », dans l’hypothèse particulière où seul le législateur peut intervenir (R. Savatier, « Les creux du droit positif au rythme des métamorphoses d’une civilisation », in Le problème des lacunes en droit, Etudes publiées par C. Perelman, Bruylant, Bruxelles, 1968, p. 521).

517 F. Terré, « Les lacunes du droit », in Le problème des lacunes en droit, Etudes publiées par C. Perelman, Bruylant, Bruxelles, 1968, p. 159.

518 P. Lescot, « Les tribunaux en face de la carence du législateur », JCP 1966.I.2007.

519 Le juge « crée fictivement une lacune afin de retrouver sa liberté de créer une norme nouvelle » (Paul Foriers, « Les lacunes du droit », in Le problème des lacunes en droit, Etudes publiées par C. Perelman, Bruylant, Bruxelles, 1968, p. 24). Voir aussi C. Perleman, Logique juridique, Nouvelle Rhétorique, Dalloz, coll. « Méthodes du droit », 2ème éd., 1999, n° 30, p. 48 et « Le problème des lacunes en droit, essai de synthèse », in

Le problème des lacunes en droit, Etudes publiées par C. Perelman, Bruylant, Bruxelles, 1968, p. 537, spéc. 546.

On parle aussi de « prétendue lacune » (C. Huberlant, « Les mécanismes institués pour combler les lacunes de la loi », in Le problème des lacunes en droit, Etudes publiées par C. Perelman, Bruylant, Bruxelles, 1968, p 41). 520 La formule désigne une « lacune volontaire (de la part du législateur) qui se traduit dans la loi par

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notion légale est, par exemple, laissée délibérément indéterminée521, afin de rester « flexible »522 et de pouvoir absorber la multiplicité des faits.

Or, le juge va profiter de ce « flou du droit »523 pour procéder à la création de règles complémentaires qui neutralisent, en réalité, les principes qu’elles viennent compléter. Le complément prétorien peut restreindre sensiblement la portée du principe légal, ayant ainsi un effet réducteur (A). Et il peut parfois la réduire au point de désactiver complètement le principe légal (B).