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LE POUVOIR DES PROCESSUS PRETORIENS

LES ARRÊTS SUCCESSIFS

A. La réduction progressive

88. Réduire la règle nouvelle, c’est affaiblir sa portée. Ce qui peut signifier en modérer les

effets ou en restreindre le domaine. Dans ce dernier cas, on retrouve le processus opposé à la généralisation progressive740. Le juge commence par délimiter une catégorie de cas

d’application qui échappe à la règle nouvelle : tout en la maintenant, il apporte une exception.

Puis, il ajoute une nouvelle catégorie dérogatoire, retirant à la règle nouvelle une autre partie de son domaine et ainsi de suite, la nouvelle catégorie étant toujours plus vaste et plus éloignée de l’exception initiale. Au terme du processus, la règle prétorienne n’a plus du tout la même ampleur qu’à l’origine.

89. Prenons, pour exemple, le principe d’immunité civile du préposé, formulé par l’arrêt

Costedoat741. Le 25 février 2000, la Cour de cassation élabore, en effet, une règle nouvelle selon laquelle le préposé n’engage plus sa responsabilité civile dès lors qu’il commet un dommage dans l’exercice de ses fonctions742. Seul le commettant engageait sa responsabilité. Cette prise de position était trop générale et risquait d’entraîner des dérives. La Cour de cassation s’enquit alors de réduire la portée de la règle nouvelle.

740 V. supra, n° 77 et s.

741 Arrêt Costedoat, Cass. Ass. Pl. 25 fév. 2000, D. 2000.673, note Ph. Brun; JCP 2000.I.241, obs G. Viney, II.10295, concl. R. Kessous, note Biliau, H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette, op. cit., Tome 2, n° 225-226, p. 483 et s..

742 Le système traditionnel était cumulatif : la responsabilité du commettant s’ajoutait à celle du préposé et visait à garantir l’indemnisation de la victime. Ce système, sévère à l’égard du préposé qui engageait systématiquement sa responsabilité alors même que les dommages pouvaient provenir d’un mauvais encadrement par le commettant, était tempéré par plusieurs éléments. D’abord, l’article L 121-12 du Code des assurances empêchait par principe le recours subrogatoire du commettant contre le préposé. Puis, la jurisprudence écartait la responsabilité du préposé pour les dommages causés par le fait des choses, affirmant l’incompatibilité des qualités de préposé et de gardien de la chose (H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette, op. cit., Tome 2, n°224, p. 479 et s.).

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Elle commença par délimiter une catégorie de cas échappant au nouveau principe. L’arrêt

Cousin, rendu le 14 décembre 2001743, déclarait, en effet, que le principe de l’immunité civile ne s’applique pas dans les cas où le préposé a commis une faute pénale intentionnelle. Cette exception paraissait s’imposer d’elle-même744 : sur l’échelle de gravité des fautes, cette faute particulière se situe au sommet. Non seulement, elle correspond à une infraction pénale, mais, en plus, elle a été commise avec l’intention de nuire à autrui. Dans ce cas extrême, on comprend que le préposé ne puisse invoquer le principe d’immunité civile. La règle prétorienne vise, en effet, à lui éviter de supporter les risques attachés à ses fonctions et non à lui permettre de nuire en toute impunité.

La Cour de cassation poursuivit dans cette voie, en ajoutant, le 8 mars 2006745, une nouvelle

catégorie dérogatoire. Le principe d’immunité civile ne s’applique pas non plus lorsque le

préposé a commis une faute pénale non intentionnelle, mais « qualifiée ». Il s’agit donc, a

priori, d’une faute moins grave que la précédente, puisqu’elle n’est pas commise avec

l’intention de nuire. Mais le rapprochement entre les deux peut s’expliquer : dès lors qu’elle est « qualifiée », la faute pénale non intentionnelle a presque le même niveau de gravité que la faute pénale intentionnelle746. Ainsi une nouvelle exception s’ajoute - moins évidente que la précédente puisqu’un raisonnement est nécessaire pour la justifier - qui contribue à réduire le domaine de la règle prétorienne.

743 Arrêt Cousin, Cass. Ass. Pl. 14 déc. 2001: le « préposé condamné pénalement pour avoir intentionnellement

commis, fût-ce sur l’ordre du commettant, une infraction ayant porté préjudice à un tiers, engage sa responsabilité civile à l’égard de celui-ci » (D. 2002, Somm. 1317, obs. D. Mazeaud, JCP 2002.II.10026, note

M. Biliau, I, 1124, n° 7, obs. G. Viney, RTD civ. 2002.109, obs. P. Jourdain, H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette,

op. cit., Tome 2, n° 225-226, p. 483 et s.).

744 Quoiqu’elle n’eût pas été immédiatement admise. Dans l’arrêt Cousin, l’Assemblée plénière prend, en effet, « le contrepied » (H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette, op. cit., p. 489) de la chambre criminelle qui avait jugé, le 23 janv. 2001 (Crim. 23 janv. 2001, Bull. crim., n° 21) qu’un salarié coupable de tromperies et de publicité mensongères pouvait invoquer le principe de l’immunité civile, dès lors qu’il avait « agi dans les limites

normales de ses attributions et que son employeur est seul responsable des conséquences civiles de l’infraction ».

745 Cass. crim. 8 mars 2006, JCP 2006.II.10188, note J. Mouly, RTD civ. 2007.135, obs. Jourdain : « le préposé

titulaire d’une délégation de pouvoir, auteur d’une faute qualifiée au sens de l’article 121-3 du Code pénal, engage sa responsabilité civile à l’égard du tiers victime de l’infraction, celle-ci fût-elle commise dans l’exercice de ses fonctions ». V. par la suite, Cass. crim. 13 mars 2007, Juris-Data n°2007-038442, Cass. crim. 12 nov.

2008, n°08-80.681, Juris-Data n° 2008-046184. La Cour de cassation revenait ainsi sur un précédent arrêt, où elle avait admis le principe de l’immunité civile en présence d’une faute pénale non intentionnelle (Cass. crim. 28 juin 2005, n°04-84.821).

746 Une faute caractérisée est en effet une « faute aggravée exposant autrui à un risque particulièrement grave

que son auteur ne peut ignorer » (G. Cornu, Vocabulaire juridique, op. cit.). L’extrême négligence et la

conscience du risque peuvent donc être considérés comme étant quasiment l’équivalent de l’intention de nuire, de la même manière que la faute lourde est équipollente au dol.

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Une nouvelle catégorie dérogatoire encore moins caractérisée fut ajoutée par la suite. Le 21 février 2008747, la Cour de cassation déclara que le principe d’immunité civile ne s’appliquait pas lorsque le préposé s’était rendu coupable d’une « infraction pénale ou d’une faute

intentionnelle ». L’évolution était donc beaucoup plus sensible. La Cour de cassation

évoquait, d’abord, une « infraction pénale » : elle étendait donc l’exception à toutes les fautes pénales et non plus seulement aux fautes intentionnelles et aux fautes non intentionnelles qualifiées. Elle mentionnait ensuite, une « faute intentionnelle », qui en raison du recours à la conjonction de coordination « ou », est une faute civile. En conséquence, la règle prétorienne subissait une double réduction : elle était désormais systématiquement écartée en matière pénale et également inapplicable en présence d’une faute civile intentionnelle. Au terme du processus, la Cour de cassation était donc finalement « revenue sur cette dangereuse

jurisprudence »748 issue de l’arrêt Costedoat.

On remarque ainsi qu’à chaque fois, le point de départ du raisonnement se déplace. Une catégorie de cas est retirée à l’application de la règle prétorienne : la faute pénale intentionnelle. Ce faisant, elle constitue un repère, à partir duquel une autre catégorie de cas, un peu moins caractérisée, va pouvoir être enlevée : la faute pénale non intentionnelle qualifiée. Puis, ce sont de nouvelles catégories, encore moins caractérisées, qui sont écartées : la faute pénale et la faute civile intentionnelle. Et l’on pourrait continuer longtemps ainsi : la faute lourde, qui dénote une négligence ou une imprudence extrêmement grave, pourrait être rapprochée de la faute civile intentionnelle.749. Et toute faute qualifiée, traduisant ainsi un degré de gravité supplémentaire par rapport à la faute de base du Code civil, pourrait être rapprochée de la faute lourde.

Par quoi l’on constate que le cheminement à « petits pas », qu’il se fasse dans un sens ou dans l’autre, se traduit toujours par une série de décalages successifs du point de départ du raisonnement juridique. La nouvelle exception conserve un lien avec celle qui la précède directement, mais s’éloigne, à chaque fois de l’exception initiale, au point de ne plus avoir aucun rapport avec elle, au terme du processus. Le juge parvient ainsi, par une série de

747 Cass. civ. 2ème, 21 févr. 2008, D. 2008. 2125, note Laydu.

748 C. Ambroise-Casterot, « Action civile », Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, sept. 2012, mise à jour : janv. 2014, n° 600.

749 En cela, elle peut être « assimilable à la faute intentionnelle », comme en droit du travail, par exemple (G. Cornu, Vocabulaire juridique, Puf, coll. « Quadrige », 7ème éd., 2005).

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réductions successives, à restreindre considérablement le domaine d’application d’une règle prétorienne.

90. La Cour de cassation a procédé de la même manière lorsqu’il s’est agi de réduire la

règle prétorienne « circonstancielle »750 qu’elle avait dégagée de l’article 1129 du Code civil, dans les années 1970. Afin de libérer certains contractants en position de faiblesse, elle invoquait l’absence d’un prix déterminé pour annuler les conventions751. Renforçant l’exigence légale, elle créait ainsi une règle nouvelle selon laquelle le prix devait être strictement déterminé dès la conclusion du contrat752. S’ouvrit une « véritable chasse à la

nullité pour indétermination du prix »753. Mais, devant les inconvénients de cette jurisprudence754, la Cour de cassation fit progressivement marche arrière.

Elle commença par créer une large exception, qui lui permettait de maintenir la règle nouvelle, tout en lui retirant une grande partie de son champ d’application. Le contrat de distribution, déclara-t-elle, parce qu’il ne crée qu’une « obligation de faire », n’est pas soumis à l’exigence de détermination du prix755. Ainsi, la règle prétorienne demeurait en place, puisque la détermination du prix était une condition de validité des contrats, sauf pour les contrats faisant naître une obligation de faire. Puis, la Haute juridiction fit un autre pas en arrière, jugeant qu’un contrat-cadre « qui comporte essentiellement des obligations de faire » pouvait ne pas contenir des prix déterminés dès lors que ceux-ci pouvaient, par la suite, être « librement débattus et acceptés par les parties »756. L’exception était ainsi étendue à l’ensemble des contrats-cadre.

750 Jéol, concl. sous Cass. Ass. Pl. 1er déc. 1995, D. 1996.13.

751 Cass. com. 11 oct. 1978, D. 1979.135, note R. Houin, RTD civ. 1980.364, obs. Y. Loussouarn ; 5 oct. 1982,

Bull. civ. IV, n° 298, p. 255, RTD civ. 1983.351, obs. Ph. Rémy, com. 21 mars 1983, Bull. civ. IV, n° 110, p. 92 ;

24 juin 1986, RTD civ. 1987.95, obs. J. Mestre ; 12 janvier 1988, Bull. civ. IV, n° 31, p. 21, RTD civ. 1988, p. 527, obs. J. Mestre ; 9 mars 1993, CCC 1993, n° 129, obs. L. Leveneur ; ; civ. 1ère, 2 mai 1990, D. 1991.41, note Gavalda.

752 En effet, « là où il est écrit « il faut que l’obligation ait pour objet une chose au moins déterminée… », la

Cour lisait « il faut que l’objet de l’obligation puisse être déterminée » » (D. Bureau, N. Molfessis, LPA 27 déc.

1995, n° 155, p 11 et s.).

753 Ph. Malaurie, note au D. 1989.122.

754 La doctrine critiqua aussitôt la position nouvelle. Celle-ci compromettait gravement la sécurité juridique car l’ensemble des contrats-cadre risquaient subitement de se voir annulés. En outre, le contexte général était en train de se modifier, qui privait peu à peu la création prétorienne de son intérêt.

755 Cass. com. 9 nov. 1987, Bull. civ. IV, p. 177, n° 237, D. 1989. Jur. 35, note Ph. Malaurie, JCP 1989.II.21186, note Virassamy, RTD civ. 1988, p 527, obs. J. Mestre ; 22 janv. 1991, Bull. civ. IV, n° 36, p. 22, D. 1991.175, concl. Jéol, JCP 1991.II.21679, note Virassamy, CCC 1991, n° 5 et chron. L. Leveneur, RTD civ. 1991, p. 322, obs. J. Mestre.

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Avec les arrêts Alcatel du 29 novembre 1994757, la Cour de cassation devait même aller plus loin, en ne se limitant plus à réduire le domaine d’application de la règle prétorienne, mais en la remettant elle-même en cause : la règle prétorienne était désormais entendue plus souplement de manière générale. Enfin, un an plus tard, les arrêts du 1er décembre 1995758 consacrèrent sa suppression : la détermination du prix n’était plus une condition de validité des contrats. Mais envisager la suppression de la règle prétorienne, c’est déjà aborder le développement suivant.