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LE POUVOIR DES PROCESSUS PRETORIENS

CHAPITRE 2 nd L’ARRÊT DE PRINCIPE

B. Le détachement immédiat

110. La notion nouvelle peut naître et affirmer, dans le même temps, sa complète

autonomie. Dans ce cas, elle continue de se former derrière le paravent d’une notion existante, mais au moment d’émerger, elle apparaît immédiatement dans toute son originalité. Au lieu de se manifester à côté de la notion existante et de s’en séparer progressivement895, elle se présente immédiatement seule et émancipée. Ce détachement accéléré entre la notion nouvelle et la notion existante, peut s’expliquer par plusieurs raisons, notamment parce que la notion nouvelle est d’ores et déjà admise en pratique. Il n’est donc pas nécessaire d’attendre pour la consacrer.

111. L’admission de la garantie à première demande permet d’illustrer ce point. Cette

notion nouvelle, inconnue dans le Code civil jusqu’en 2006896, a été consacrée par deux arrêts de principe rendus le 20 mai 1982897. Jusqu’alors, la Cour de cassation n’avait jamais employé l’expression. Elle refusait d’« aller au-delà du code civil »898 et ne reconnaissait, en matière de sûretés personnelles, que la qualification prévue par la loi : le cautionnement899. Or, la garantie autonome, que la pratique était en train de développer sur le modèle international, semblait constituer une sûreté beaucoup plus efficace. Comme le cautionnement, elle permettait de garantir le paiement d’une dette principale. Mais contrairement à lui, cette garantie n’était pas accessoire ; elle existait indépendamment du

895 V. supra, n° 83 et s.

896 Ph. Simler et Ph. Delebecque, Droit civil, Les sûretés, la publicité foncière, Précis Dalloz, 6ème éd., 2012, n° 270, p. 249. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, puisque la garantie autonome a été intégrée au Code civil, à l’article 2321, par l’ordonnance du 23 mars 2006.

897 Cass. com. 20 mai 1982, D. 1983. 365, note Vasseur, RTD com. 1983.446, obs. Cabrillac et Teyssié ; H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette, op. cit., Tome 2, n° 297-298, p. 855.

898 Vasseur, note précit.

899 Cass. com. 12 juin 1979, n° 78-11.601, Bull. civ. IV, n° 197, p. 160, D. 1980.I.R.212. Cet arrêt refuse l’idée d’indépendance entre le contrat de base et le contrat de cautionnement.

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contrat de base900. Elle représentait un engagement propre du garant, qui acceptait de payer à première demande, c’est-à-dire sans discussion possible.

Tout en continuant d’en appeler à la notion de cautionnement, la Cour de cassation développait toutefois la notion nouvelle. Dans un arrêt rendu le 22 mars 1982901, elle admettait ainsi qu’une caution puisse, dans certaines circonstances, être tenue de payer à première demande. Derrière la référence au cautionnement, la notion nouvelle se constituait clandestinement, entraînant une déformation des règles applicables, puisque la caution n’est tenue, en principe, qu’à titre subsidiaire902. Cette déformation était justifiée au regard de la liberté contractuelle : la caution s’est librement engagée à payer à première demande ; elle doit donc s’exécuter. Ainsi, la notion de garantie autonome prenait corps à travers un genre de « cautionnement aménagé par les parties »903.

A partir de là, la notion nouvelle aurait dû, selon le processus habituel, émerger à côté de la notion existante et s’en détacher peu à peu, au fil des cas d’espèce904. Dans l’arrêt suivant, la Cour de cassation aurait donc pu se référer à un cautionnement aménagé par les parties et en déduire qu’il constituait dès lors « une garantie autonome ». Les deux notions seraient ainsi apparues l’une à côté de l’autre, dans une relation ambigüe soit d’équivalence soit de genre à espèce. Puis, la notion nouvelle aurait figuré seule dans la motivation, la Cour de cassation s’y référant directement, sans le secours de la notion existante : elle aurait déclaré, par exemple, que l’engagement conclu constituait « une garantie autonome », sans autre explication.

112. La Cour de cassation choisit, cependant, d’accélérer le processus. Au moment où elle

intervient, la notion est, en effet, déjà admise, à la fois par les juges du fond905 et par les

900 Ph. Simler et Ph. Delebecque, op. cit., n° 269, p. 244 et s.

901 Cass. com. 22 mars 1982, D. 1982.I.R.498, obs. Vasseur : « c’est par une interprétation de la clause

litigieuse… que la cour d’appel a déclaré qu’elle s’analysait seulement comme un engagement de la caution à ne pas discuter les dommaes dues et cautionnéespar elle et décidé qu’un tel engagement ne comportait ni condition illicite, ni la renonciation visée au moyen ». Comp., Cass. com. 14 oct. 1981 (D. 1982.301, note

Vasseur) où il est fait référence à la notion de « crédit documentaire » et aux règles spéciales en la matière. 902 Art. 2288 c. civ. : « Celui qui se rend caution d’une obligation, se soumet envers le créancier à satisfaire à

cette obligation, si le débiteur n’y satisfait pas lui-même ». V. aussi, Ph. Simler et Ph. Delebecque, op. cit.,

n° 47, p. 39.

903 Vasseur, D. 1983. 365, note précit. 904 V. supra, n° 79 et s.

905 V. par ex. CA Paris, 24 nov. 1981, D. 1982.296, note Vasseur ; CA Riom, 14 mai 1980, D. 1981.336, note Vasseur. Un an auparavant, Monsieur Vasseur déclarait, en effet : la garantie autonome « est devenue

aujourd’hui de droit positif, en attendant qu’u jour venu, la Cour de cassation vienne la consacrer »

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auteurs906, qui souhaitent sa reconnaissance. Il n’est donc pas nécessaire d’attendre que la notion acquière droit de cité : c’est désormais chose faite. Le 20 mai 1982907, la Cour de cassation rend ainsi deux « arrêts de principe »908, qui catalysent l’évolution. Le premier arrêt approuve les juges du fond d’avoir écarté les règles du cautionnement et d’avoir restitué à un engagement « à première demande » son « véritable fondement juridique », en déclarant que « cet engagement ne constituait pas un cautionnement, mais une garantie autonome »909. Le second arrêt tire une conclusion supplémentaire de la situation : si la garantie à première demande est « autonome à l’égard du contrat de base », les clauses de ce contrat ne lui sont pas applicables910.

Le détachement de la notion nouvelle est donc accéléré. Au lieu de se réaliser lentement, au fil des cas d’espèce, il se produit en un trait de temps : la Cour de cassation profite d’une affaire aux gros enjeux financiers qui pose clairement la question de droit, pour consacrer pleinement la notion nouvelle911. La Cour de cassation s’y réfère en parlant d’une « garantie

autonome » qui constituerait un « fondement juridique » à part entière. Elle insiste sur le fait

que cette garantie particulière « ne constituait pas un cautionnement ». Elle distingue donc clairement les deux notions : « la garantie à première demande n’est pas un

cautionnement »912. Il s’agit bien d’une qualification originale et indépendante des qualifications légales.

Sa nature propre provient de son caractère « autonome ». Contrairement au cautionnement, elle n’est pas une garantie accessoire au contrat principal. Elle existe indépendamment de lui et représente un engagement propre du garant. La dénomination consacrée par la Cour de cassation - « garantie autonome » - exprime donc « le trait distinctif de cette variété de

garantie »913. Il est vrai que la notion nouvelle s’apparente à la notion existante parce que toutes deux sont des garanties. Mais la première est une garantie « autonome » tandis que la

906 Monsieur Vasseur évoque ainsi, dans son commentaire le colloque de Tours des 19 et 20 juin 1980 sur Les

garanties bancaires dans les contrats internationaux (éd. Feduci, 1980). C’est pourquoi il décrit les arrêts de

1982, comme les « grands arrêts que l’on attendait » (D. 1983. 365, note précit.). 907 Cass. com. 20 mai 1982, précit.

908 Vasseur, D. 1983. 365, note précit.

909 L’arrêt écarte ainsi la règle de l’opposabilité des exceptions en matière de cautionnement (Art. 2313, alin. 1er c. civ.).

910 L’arrêt écarte ainsi la convention d’arbitrage incluse dans le contrat de base. 911 Vasseur, D. 1983. 365, note précit.

912 Ibid.

913 Ph. Simler et Ph. Delebecque, op cit., n° 269, p. 244. La terminologie choisie traduit « de la manière la plus

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seconde n’est qu’une garantie « accessoire ». La notion nouvelle se définit donc par opposition à la notion existante et justifie par là même son caractère unique et original.

La Cour de cassation achève le travail créatif en tirant toutes les conséquences juridiques de ce détachement : à différence de nature, différence de régime. Puisqu’il s’agit d’une garantie « autonome », toutes les règles liées au caractère accessoire du cautionnement doivent être écartées. Certaines vont même se trouver inversées : l’opposabilité des exceptions en cas de cautionnement devient ainsi « l’inopposabilité des exceptions »914, en matière de garantie autonome. De même, le caractère « autonome » de la garantie rend inapplicables les clauses contenues dans le contrat de base. Les clauses attributives de juridiction ou les clauses compromissoires qui y sont incluses ne pourront être invoquées. Un seul arrêt de principe peut ainsi consacrer « de manière éclatante »915 une notion nouvelle et la distinguer « de manière

catégorique »916 des notions existantes.

L’arrêt de principe propulse le lent cheminement de la jurisprudence : il réalise un « grand

bond » en avant. La Cour de cassation montre qu’elle domine le rythme du processus de

création, qu’elle peut ralentir ou accélérer, faisant ainsi une puissante démonstration de son « pouvoir normatif »917. Ce pouvoir est d’une efficacité redoutable, qu’il s’exerce dans un sens, d’ailleurs, ou dans l’autre. L’arrêt de principe permet, en effet, d’opérer, avec la même vigueur, un « grand bond » en arrière.

Section 2nde

Le « grand bond » en arrière

113. La Cour de cassation peut décider d’enrayer immédiatement l’évolution de la

jurisprudence. Elle rend alors un arrêt de principe qui marque, selon les termes de la doctrine, un « coup de frein »918 ou un « coup d’arrêt »919. Lorsqu’il s’agit d’une suppression de la

914 Ph. Simler et Ph. Delebecque, op. cit., n° 269, p. 244. 915 Vasseur, D. 1983. 365, note précit.

916 Ibid.

917 Ibid. C’est à la fois le pouvoir créateur des magistrats et celui des volontés individuelles qui est mis à l’honneur.

918 V., pour quelques exemples, J. Rochfeld, obs. sous Cass. civ. 1ère, 3 avr. 2001, JCP 2001.I.354, n°12 (à propos du contrôle judiciaire des motifs de rupture d’un contrat à durée indéterminée) ; G. Viney, note sous Arrêt Besse,

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création prétorienne, le pouvoir du juge à l’égard de sa propre jurisprudence s’exprime dans toute sa force. Ce que le juge a fait, il paraît pouvoir le défaire librement. Ainsi que l’avocat général Charbonnier le disait à l’adresse des hauts magistrats : « puisqu’en l’occurrence le

principe est jurisprudentiel, puisque c’est vous qui l’avez posé, vous en êtes maîtres et vous pouvez le changer »920.

C’est ainsi que l’arrêt de principe permet d’accélérer le processus de suppression des règles prétoriennes. Il permet d’abandonner immédiatement une règle prétorienne (§I) et, au-delà, une notion à peine consacrée (§II).

§ I. Le reflux accéléré d’une règle prétorienne

114. Le juge peut abandonner subitement une règle prétorienne, encore inquiétante ou déjà dépassée. Il brûle alors les étapes du revirement progressif921 et rend d’emblée l’arrêt de principe qui devrait normalement finaliser le processus.

Lorsque le juge maintient la règle prétorienne, tout en diminuant singulièrement ses effets ou son domaine, il y a réduction immédiate de l’innovation (A). Lorsqu’il entend supprimer purement et simplement la règle nouvelle, il rend un arrêt de désaveu, dans lequel il renie la jurisprudence antérieure (B).

Cass. Ass. Pl. 12 juill. 1991, JCP G 1991.II.21743 (à propos de la notion prétorienne de « groupe de contrats ») ; D. Legeais, note sous Cass. civ. 1ère, 7 mars 1989, (à propos de la jurisprudence au sujet de la mention manuscrite de la caution) ; L. Rozès, « Baux commerciaux : panorama 2005 », D. 2006.925 (à propos d’une pratique judiciaire bienveillante concernant la clause résolutoire et les délais de grâce). On trouve aussi le terme de « volte-face » (A. Vignon-Barrault, « Les difficultés de compréhension d’un arrêt : point de vue du lecteur », LPA., 25 janv. 2007, n° 19, p. 22). Lorsqu’ils se produisent dans les premiers temps de la création prétorienne, ces coups de frein ne sont pas forcément déterminants. Les grandes créations prétoriennes ont connu de semblables péripéties, qu’il s’agisse de la responsabilité du fait des choses (v. l’arrêt de la Chambre des Requêtes, rendu un an plus tard, qui revient complètement sur l’arrêt Teffaine, Cass. Req. 30 mars 1897, D.1897.1.433, S. 1898.1.65), de l’obligation in solidum (v. la série d’arrêts du début du XXème qui anéantit les espoirs entrevus dans l’arrêt Transatlantique du 11 juillet 1892, Cass. civ. 3 juillet 1900, D. 1902.1.417 et surtout Cass. Req. 17 mars 1902, D. 1902.1.541) ou de la jurisprudence en matière de clauses abusives (v. l’arrêt rendu au lendemain de la consécration du principe nouveau, Cass. civ. 1ère 24 fév. 1993, D. 1993.IR. 78). 919 V., par ex., D. Mazeaud, note sous Cass. civ. 3ème, 15 sept. 2005, D. 2006.761 (à propos de la notion prétorienne de bonne foi) ; J.-C. Hallouin et E. Lamazerolles, sociétés et groupements sept. 2007- août 2008, D. 2009, p. 323 (à propos de Cass. com. 8 avr. 2008, qui rétablit le caractère d’ordre public de l’art. 1843-4 c. civ.) ; Ph. Malinvaud et B. Bouli, obs. sous Cass. civ 3ème, 17 nov. 1993 et Cass. civ. 1ère, 16 févr. 1994, RDI 1994, p. 256 (à propos de l’arrêt Besse).

920 Charbonnier, concl. sous l’arrêt Desmares, D. 1982.449. 921 V. supra, n° 87 et s.

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