• Aucun résultat trouvé

LE POUVOIR DES INSTRUMENTS PRETORIENS

Section 1 ère L’exégèse prétorienne

B. L’exégèse créatrice

16. L’exégèse devient « créatrice »200 lorsqu’elle aboutit à l’élaboration d’un principe totalement nouveau. Le juge ne modifie pas seulement les caractères d’un principe déjà existant ; il crée un principe de toute pièce. Pour cela, il s’appuie sur un texte vide, dépourvu de valeur normative et n’ayant, dans l’ensemble législatif, qu’un simple rôle rhétorique – c’est un texte d’introduction, de transition ou encore de conclusion, qui sert à relier les règles entre elles. Faisant fi de la fonction attribuée à ce texte, le juge en fait une lecture littérale et raisonne comme s’il contenait lui-même une norme générale.

Les textes introductifs, par lesquels le législateur fait une présentation à grands traits d’un concept juridique avant de présenter la liste limitative de ses applications, sont souvent mis à profit. Le juge prend argument de cette rédaction générale pour y voir un principe l’autorisant à compléter la liste légale. C’est ainsi que fut récemment utilisé l’article 1371201 du Code

195 M. Gobert, « La jurisprudence, source du droit triomphante, mais menacée », art. précit., p. 344. 196 H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette, op. cit., Tome 2, n° 292-295, p. 843.

197 V. infra, n° 91.

198 M. Gobert, « La jurisprudence, source du droit triomphante, mais menacée », art. précit., p. 344.

199 La Cour de cassation a opéré un revirement complet à partir de 1989, consacré par l’arrêt rendu le 15 octobre 1991, par la première chambre civile (Cass. civ. 1ère, 15 oct. 1991, JCP 1992.II.21923, note Simler). Sur les raisons de ce revirement, v. J. Flour, « Quelques remarques sur l’évolution du formalisme », in Le droit privé

français au milieu du XXème siècle, Mél. Ripert, LGDJ, 1950, p. 93, spéc. p. 112).

200 J. Ghestin, Traité de droit civil, Introduction générale, op. cit., p. 435 et s., n° 467, spéc. p. 441 et s., n° 473 et s.

201 Article 1371 c. civ : « Les quasi-contrats sont les faits purement volontaires de l’homme, dont il résulte un

27

civil. Ce texte ne contenait qu’une simple définition des quasi-contrats « pratiquement

dépourvue de valeur normative »202 et visant seulement à ouvrir le chapitre consacré aux quasi-contrats et à introduire les différents cas reconnus par la loi, la gestion d’affaires (articles 1372 et suivants du Code civil) et la répétition de l’indu (articles 1376 et suivants du Code civil). Le juge y a pourtant découvert un principe général lui permettant d’ouvrir la liste légale et d’ajouter un nouveau « quasi-contrat d’origine jurisprudentielle »203 : la « fausse

promesse d’un gain »204.

De même, le juge a exploité la définition des clauses abusives figurant à l’article 35 de la loi du 10 janvier 1978205. Ce texte formulait à l’origine une définition « organique »206 de type : « sont abusives, les clauses interdites par décret parce qu’elles présentent les caractères x et

y ». Le juge y a, toutefois, vu une véritable « définition matérielle »207, de type : « sont

abusives les clauses présentant les caractères x et y et pouvant, à ce titre, être interdites par décret ou annulées par le juge ». Selon cette « deuxième interprétation »208, le juge disposait désormais d’un pouvoir général pour compléter la liste des clauses prohibées par décret209, dès lors qu’elles présentaient les caractères prévus par la loi210.

17. Mais l’exemple à la fois le plus « classique »211 et le plus « spectaculaire »212 de ce type d’interprétation reste celui de l’article 1384 alinéa 1er du Code civil, qui sera le support du principe de responsabilité du fait des choses. Ce texte énonce que l’« on est responsable

202 E. Savaux, note sous Cass. ch. mixte, 6 sept. 2002, Defrénois 2002. 1608.

203 Ph. Malinvaud, D. Fenouillet et M. Mekki, Droit des obligations, Lexis-Nexis, 13ème éd., 2014, n° 810, p. 641, spéc. n° 817 et s., p. 647 et s. L’enrichissement sans cause est un autre quasi-contrat d’origine prétorienne, mais il fut obtenu par un autre procédé technique. V. infra, n° 21-22.

204 Cass. ch. mixte, 6 sept. 2002, D. 2002, p. 2963, note D. Mazeaud, JCP 2002.II.10173, note S. Reifegerste, CCC 2002, n°151, note G. Raymond et Chron. n° 22, par Ph. Le Tourneau et A. Zabalda, Defrénois 2002.1608, obs. E. Savaux, LPA 24 oct. 2002, p. 16, note D. Houtcieff, RTD civ. 2003, 94, obs. J. Mestre et B. Fages, H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette, op. cit., Tome 2, 2008, n° 242, p. 568 et s.

205 L’article 35 de la loi du 10 janvier 1978, devenu l’article L. 132-1 du Code de la consommation, disposait à l’origine (le texte a été ensuite modifié), que certaines clauses pouvaient être prohibées par le gouvernement lorsqu’elles apparaissaient « imposées aux non professionnels ou consommateurs par un abus de la puissance

économique de l'autre partie et confèrent à cette dernière un avantage excessif ».

206 J. Ghestin, note sous Cass. civ. 1ère, 6 déc. 1989 et TGI Paris, 17 janv. 1990, D. 1990, p. 289. 207 Ibid.

208 Ibid.

209 Cass. civ. 1ère, 14 mai 1991, D. 1991.449, note J. Ghestin, et somm. 320, obs. Aubert, JCP 1991.II.21763, note Paisant, CCC 1991, n° 160, note Leveneur, Defrénois 1991.1268, obs. Aubert, RTD civ. 1991.526, obs. J. Mestre, H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette, Les grands arrêts de la jurisprudence civile, op. cit., n° 159, p. 137 et s.

210 « Toute clause répondant à cette définition matérielle serait abusive » (J. Ghestin, note précit. sous Cass. civ. 1ère, 6 déc. 1989 et TGI Paris, 17 janv. 1990).

211 J. Ghestin, Traité de droit civil, Introduction générale, op. cit.., p. 473, n°441. 212 C. Atias, Philosophie du droit, op. cit., n° 76, p. 363.

28

(…) du dommage (…) causé par le fait (…) des choses que l’on a sous sa garde ». Tout au

long du XIXème siècle, la jurisprudence n’y voyait qu’une simple phrase introductive213, annonçant les cas particuliers de responsabilité du fait des choses, pour les animaux, d’une part (article 1385 du Code civil), et pour les bâtiments, d’autre part (article 1386 du Code civil). L’arrêt Teffaine, rendu le 16 juin 1896214, l’aborda soudain différemment : il y découvrit un véritable principe général proclamant le gardien de toute chose responsable des dommages entraînés par celle-ci. C’est ainsi que les juges se référèrent à « la présomption de

l’article 1384, alinéa 1er »215, et même à la présomption « établie » ou « édictée » par ce texte216, dans l’arrêt Jand’heur217.

Aux termes des décisions, il n’y a là aucune création prétorienne218, mais seulement la « découverte »219 d’un principe légal par voie d’exégèse. Le juge se livre, en effet, à une « lecture littérale »220 de la loi, usant ainsi d’une démarche réputée pour sa rigueur et sa « pureté »221. Le principe légal se trouverait directement dans les termes de l’article 1384 alinéa 1er222, qui contient, en effet, « une formule très générale »223 . Dans le discours du juge,

l’existence d’un principe légal ne fait donc aucun doute, même si un « mode de rédaction

vicieux »224 est venu finalement troubler son sens, rendant nécessaire le travail d’interprétation : le législateur a posé ce principe et l’a fait suivre aussitôt d’une énumération de cas, sans préciser qu’il s’agissait bien d’une liste « énonciative »225. Le juge rétablit donc la

213 C’était le cas jusqu’alors. Lorsqu’une chose qui n’était pas prévue par les cas particuliers de responsabilité du fait des choses causait un dommage, on appliquait donc le droit commun (V. not. Cass. Civ. 19 juill. 1870, D.P. 1870.1.361, Répertoire général alphabétique du droit français, tome XXXII, Librairie de la société du Recueil général des lois et des arrêts, 1903, à l’entrée « Responsabilité civile », n° 787, spéc. 791).

214 Arrêt Teffaine, Cass. civ. 16 juin 1896, D. 1897.1.433, note Saleilles, S. 1897.1.17, note Esmein.

215 Cass. Req. 25 mars 1908, D.P. 1909.1.73. On lit aussi « la présomption de faute établie par le paragraphe 1er de l’art. 1384 c. civ. » (Cass. civ. 21 janv. 1919, D.P. 1922.1.25).

216 La Cour de cassation précisera qu’il s’agit d’une responsabilité de plein droit.

217 Arrêt Jand’heur, Cass. ch. réunies, 13 fév. 1930, D.P. 1930.1.57, rapp. Le Marc’Hadour, concl. Matter, note Ripert, S. 1930.1.121, note Esmein, H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette, Les grands arrêts de la jurisprudence

civile, op. cit., n° 199, p. 381.

218 « En cette occasion, la Haute juridiction n’a pas proclamé sa liberté et son intention de changer le droit. Son

attitude fut exactement inverse » (C. Atias, Science des légistes, savoir des juristes, Puam, 3ème éd., 1993, p. 11 et s.).

219 On parle, en effet, d’une « découverte jurisprudentielle » (v. par ex. Ph. Malaurie, L. Aynès, et Ph. Stoffel- Munck, Les obligations, Defrénois, 6ème éd., 2013 n° 187, p. 86).

220 J. Carbonnier, Droit civil, Les biens, les obligations, vol. 2, Puf, coll. « Quadrige », 1ère éd. 2004, n°1171, p. 2352.

221 F. Haid, « L’apparente simplicité de l’argument littéral », in Le droit, entre autonomie et ouverture, Mél. J.-L. Bergel, Bruylant, coll. « Penser le droit », 2013, p. 272.

222 La Cour de cassation « s’exprime comme si aucune hésitation n’était permise, comme si la loi était claire et

précise » (C. Atias, « L’ambiguïté des arrêts dits de principe en droit privé », JCP 1984.I.3145).

223 R. Saleilles, note sous Cass. civ. 16 juin 1896 et Req. 30 mars 1897, D. 1897.1.433. 224 P. Matter, concl. sous Cass. ch. réunies, 13 fév. 1930, D.P. 1930.1.57.

29

vérité. Il proclame le principe de responsabilité du fait des choses que la loi a toujours contenu. « Tel est le véritable sens de l’article 1384 »226.

La référence à la lettre de la loi s’accompagne d’un recours à la volonté du législateur. Selon le procureur général Matter, la vision limitative de l’article 1384 alinéa 1er conduit à priver ce texte de toute utilité, « ce qui n’est certainement pas la pensée du législateur »227. Le législateur est un être rationnel et s’il a cru bon d’insérer cette disposition, c’est pour qu’elle soit effective. Or, la théorie limitative aboutit à en « méconnaître simplement et complètement

l’esprit et la portée »228. Elle « abroge purement et simplement le 1er paragraphe de l’art. 1384 »229. C’est pourquoi le juge doit réhabiliter la disposition de l’article 1384 alinéa 1er, sous peine de priver la loi de sa force obligatoire. Dégager du texte le principe légal qui y est engoncé n’est pas seulement une liberté permise ; c’est une obligation. C’est « la mission qui

appartient à la jurisprudence » que de « lui donner toute la vitalité progressive d’un principe qui opère et qui agit »230.

18. Qui suspecterait une création derrière ce scrupuleux travail d’exégèse ? Pourtant, le principe général de responsabilité du fait des choses est une « construction prétorienne »231, édifiée « de toutes pièces »232. Tout démontre, en effet, que l’article 1384 alinéa 1er n’était, en réalité, qu’une phrase introductive : les travaux préparatoires233, l’emplacement de ce texte dans le Code234 et la manière dont il est rédigée235. Dans la pensée du législateur, il n’y avait là qu’une simple « fleur de rhétorique »236, un « chapeau sans valeur propre »237, servant de

transition du droit commun des articles 1382 et 1383 vers les régimes spéciaux de responsabilité, et d’introduction de ces différents régimes spéciaux. La nouvelle interprétation

226 Ibid. 227 Ibid.

228 R. Saleilles, note précit. sous Arrêt Teffaine, Cass. civ. 16 juin 1896. 229 Matter, concl. précit.

230 Le Procureur général reprend ainsi les mots de Saleilles (note précitée sous Arrêt Teffaine). 231 Ph. Malaurie, L. Aynès, et Ph. Stoffel-Munck, op. cit.,, n° 186 p. 85.

232 C. Atias, Philosophie du droit, op. cit., n° 76, p. 363.

233 Esmein, note précit. sous Arrêt Teffaine, Cass. civ. 16 juin 1896.

234 Elle se situe entre le droit commun et les régimes spéciaux. En outre, il s’agit d’un premier alinéa.

235 L’article est ainsi rédigé : « on est responsable, non seulement du dommage que l’on cause par son propre

fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre ou des choses que l’on a sous sa garde ». Le « non seulement », est un rappel du droit commun des articles 1382 et 1383, et le « mais aussi », est une annonce des deux régimes spéciaux.

236 C. Atias, Questions et réponses en droit, op. cit. Puf, coll. « L’interrogation philosophique », 2009, n° 351, p. 236.

30

ne réhabilite donc pas un principe légal oublié : elle récupère un « vieux lambeau de texte »238 et le transforme en principe général, autorisant ainsi le juge à ouvrir la liste limitative des cas particuliers de responsabilité du fait des choses pour y ajouter de nouvelles hypothèses impliquant les machines et automobiles, issues du progrès technique.

Les éléments de la loi, apparemment neutres et objectifs, sont donc utilisés comme des fictions239 ou des mythes240. L’argument littéral, sous son « apparente simplicité »241, cache une démarche complexe consistant à renouveler entièrement le sens des mots. Les termes de la loi sont interprétés « sans considérer leur origine historique et sans souci de l’intention de

leurs auteurs, dans le sens qui paraît à l’heure présente donner satisfaction à la justice »242. Il ne s’agit pas de retrouver le sens originaire de la loi, ce qui aurait impliqué que l’on prenne en compte le contexte de l’énoncé243. Il s’agit de lui construire un sens moderne afin de répondre aux besoins actuels liés aux évolutions sociales et techniques. L’interprétation exégétique est donc, en réalité, une « interprétation créatrice »244 et plus précisément « téléologique » ou « évolutive »245.

En somme, l’interprétation de l’article 1384 alinéa 1er a fait naître un principe totalement nouveau. Plus tard, le texte fut réutilisé dans sa deuxième partie, pour construire cette fois, un principe général de responsabilité du fait d’autrui246. C’est la preuve que l’exégèse peut être créatrice. Mais elle n’est pas au bout de ses ressources : elle peut agir à grande échelle et transformer, cette fois, l’œuvre législative prise dans son ensemble.

238 F. Gorphe, « Formation de la nouvelle jurisprudence sur la responsabilité des accidents », Revue critique de

législation et de jurisprudence, t. LI, 1931, p. 181.

239 S. Belaïd, Essai sur le pouvoir créateur et normatif du juge, op. cit., p. 279-280. 240 C. Atias, Philosophie du droit, op. cit.

241 F. Haid, « L’apparente simplicité de l’argument littéral », art. précit., p. 271.

242 R. David et C. Jauffret-Spinosi, Les grands systèmes de droit contemporains, op. cit., n° 91, p. 95 et s. L’auteur évoque la harangue de Monsieur le Président Ballot-Beaupré qui avait invité les juges à ne pas « rechercher obstinément quelle a été, il y a cent ans, la pensée des auteurs du Code en rédigeant tel ou tel

article », mais à se demander « ce qu’elle serait si le même article était aujourd’hui rédigé par eux ».

243 L’argument littéral n’a ainsi qu’une « prétendue pureté » (F. Haid, « L’apparente simplicité de l’argument littéral », art. précit., p. 279 et s.).

244 J. Ghestin, Traité de droit civil, Introduction générale, p. 435 et s., n° 467, spéc. p. 441 et s., n° 473 et s. 245 J.-L. Bergel, Méthodologie juridique, op. cit., p. 258 et s.

246 Arrêt Blieck, Cass. Ass. Pl., 29 mars 1991, D. 1991.324, note C. Larroumet, somm. 324, obs. J-L. Aubert, JCP 1991.II.21673, concl. Dontenwille, note J. Ghestin, Gaz. Pal. 1992.2.513, obs. F. Chabas, RTD civ. 1991.541, obs. P. Jourdain ; H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette, Les grands arrêts de la jurisprudence civile,

31

§ II. La transformation de l’œuvre législative

19. L’exégèse implique également de raisonner par induction247 et de révéler les principes implicites dans l’œuvre législative. Il peut, en effet, exister, dans l’ensemble des textes, des principes qui n’ont pas été expressément formulés par le législateur et qui reflètent l’esprit général de la législation. Mais là encore, il s’agit de s’appuyer sur des éléments objectifs et fiables. La convergence de plusieurs textes peut signaler l’existence d’un principe implicite : chaque texte contient, en réalité, l’un de ses cas d’application. Et la divergence de plusieurs textes peut également être un indice : le principe implicite permet seul de résoudre leur contradiction.

L’exégèse peut donc aboutir à un résultat novateur248, d’autant plus que les indices utilisés pour prouver l’existence du principe, sont modulables. Le juge peut créer en amont les conditions de son intervention en organisant des regroupements de textes qui l’autorisent à induire un principe nouveau. D’une fausse convergence entre les textes, il pourra induire un principe étranger à l’esprit de la législation qui viendra rénover la loi (A). Et d’une fausse divergence entre les textes, il pourra tirer un principe nouveau visant à réorganiser l’œuvre législative (B).