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LE POUVOIR DES PROCESSUS PRETORIENS

CHAPITRE 2 nd L’ARRÊT DE PRINCIPE

A. Le rattachement immédiat

121. Il est un moment crucial, qui se déroule juste après la consécration de la notion

nouvelle. Celle-ci est devenue autonome et n’est donc plus soumise à la loi. Or, étant dépourvue d’« armature juridique »953, elle risque alors de s’emballer et de bouleverser l’équilibre des règles en vigueur. Face à ce risque d’insécurité, le juge s’enquiert d’accélérer le processus de reflux. Il rend un arrêt de principe, qui rattache la notion nouvelle à la notion existante. Ce faisant, il stoppe l’évolution de la jurisprudence.

122. Parfois, ce rattachement est partiel : la notion nouvelle est maintenue dans son

originalité, mais elle retisse des liens avec la notion légale dont elle s’était détachée, ou de manière plus diffuse, avec la matière juridique à laquelle elle appartient. La jurisprudence en matière d’obligation de bonne foi en offre un exemple. Il a été vu précédemment qu’une obligation de contracter de bonne foi s’est progressivement détachée de la notion de dol, pour apparaître dans toute son autonomie954. Cette évolution participait d’un mouvement plus large, de création d’une obligation générale de bonne foi955, qui s’était progressivement répandue dans tous les domaines du droit des contrats. L’obligation de bonne foi avait fait son apparition au stade des négociations contractuelles, à travers la sanction des comportements de mauvaise foi lors de l’entrée956 de la conduite957 ou de la rupture des pourparlers958. Puis elle s’était imposée au stade de la conclusion du contrat, à travers le devoir de confidentialité959 et l’obligation précontractuelle d’information960. On vit même reparaître la

953 Selon l’expression, déjà employée, de M. Picard (« La gestion d’affaires dans la jurisprudence contemporaine (deuxième partie) », RTD civ. 1922, p. 7).

954 V. supra, n° 84.

955 Cette évolution s’appuyait notamment sur l’article 1134, alinéa 3 c. civ. A l’origine, en évoquant la notion de « bonne foi », ce texte formulait une directive d’interprétation s’adressant au juge. La jurisprudence en a complètement refondu le sens en y voyant une obligation à la charge des parties et les incitant à se comporter avec loyauté et coopération (Sur l’histoire du concept de bonne foi, v. Ph. Le Tourneau et M. Poumarède, « Bonne foi », Répertoire de droit civil, janv. 2009, dernière mise à jour : mars 2014, n° 1). De la notion de bonne foi, la jurisprudence procéda à une diversification du contenu de la notion : c’est ainsi qu’elle imposa un devoir de loyauté (Y. Picod, « L’exigence de bonne foi dans l’exécution du contrat », in Le juge et l’exécution

du contrat, Actes du colloque d’Aix en Provence du 28 mai 1993, puam, 1993, p. 57, n° 14 et s.) et un devoir de

renégociation, pour le cas où un changement du contexte économique aboutirait à déséquilibrer le contrat (Cass. com. 24 nov. 1998, n°96-18-357, Defrénois 1999, art. 36853, obs. Mazeaud).

956 Cass. civ. 2ème, 4 juin 1977, n° 95.10.574, RTD civ. 1997.921, obs. Mestre. 957 Cass. com. 3 oct. 1978, Bull. civ. IV, n° 208.

958 Cass. com. 26 nov. 2003, H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette, op. cit., Tome 2, n° 142, p. 1 et s. 959 Cass. com. 3 juin 1986, n° 84-16.971, Bull. civ. IV, n° 110.

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bonne foi au stade de l’après-contrat961, certaines décisions jugeant que le devoir de loyauté se poursuivait même après la fin des relations contractuelles.

Cette évolution suscita des craintes en doctrine : la notion prétorienne, sans aucune assise légale, semblait pouvoir graviter librement dans tout le droit des obligations. Elle risquait notamment de conquérir la matière délictuelle962, car la bonne foi ne paraît pas être une notion purement contractuelle, mais bien une « norme générale et universelle de comportement »963. Et sans aucun cadre juridique, elle paraissait pouvoir renverser les principes de la matière et notamment ceux régissant le droit des contrats964. La bonne foi ne devait tout de même pas devenir, pour le juge, un moyen de méconnaître la volonté des parties. Sensible à cette mise en garde, la Cour de cassation amorça « un mouvement de reflux en limitant les effets

potentiels de la bonne foi »965. Elle rendit deux arrêts de principe, véritables arrêts « doctrinaux »966, qui avaient pour effet de raccrocher la notion prétorienne à la loi et de la situer, à nouveau, sur le territoire juridique.

Le premier arrêt, du 14 septembre 2005967, rattacha l’obligation de bonne à la matière contractuelle. La Cour de cassation y soutint que « l’obligation de bonne foi suppose

l’existence de liens contractuels ». En apportant cette précision elle faisait un « grand pas en arrière »968. Non seulement, elle reliait la notion de bonne foi au domaine contractuel, à l’exclusion du domaine délictuel, mais en plus, elle limitait le jeu de l’obligation de bonne foi

961 Cass. com. 24 févr. 1998, n° 96-12.638, Bull. civ. IV, n° 86.

962 Hors la période de vie du contrat, dans les phases antérieure et postérieure, les actions étaient fondées sur la responsabilité délictuelle. La notion de bonne foi semblait donc appelée à déborder le domaine contractuel et à investir la matière délictuelle.

963 Ph. Le Tourneau et M. Poumarède, art. précit., n° 15 et s.

964 « Le créancier qui use de ses prérogatives peut bien encourir une responsabilité à cette occasion, mais il ne

peut être question de lui ôter son droit pour autant » (Ph. Stoffel-Munck, L’abus dans le contrat, Essai d’une théorie, LGDJ, 2000, n° 341, v. aussi, n° 335). En outre, la notion de bonne foi paraissait être trop générale, trop

abstraite : « affirmer l’existence d’une obligation ou de collaboration n’indique pas qui en est débiteur, quelle

est l’intensité de son contenu, ni dans quelles circonstances elle s’impose » (P. Chazal, « Les nouveaux devoirs

des contractants : est-on allé trop loin ? », in Ch. Jamin et D. Mazeaud (dir.), La nouvelle crise du contrat, Actes du colloque du 14 mai 2001, Dalloz, 2003, p. 99 et s., spéc. p. 117). Les correctifs prétoriens, rappelait Monsieur Chazal, en reprenant la formule de Monsieur Sargos, sont les garde-fous de l’excès du droit ; « prenons garde

qu’ils ne caractérisent les excès d’un droit fou ».

965 M. Latina, « Contrat (généralités) », in Répertoire de droit civil, déc. 2013, dernière mise à jour : juin 2014, n° 120.

966 P.-Y. Gautier, RDC 2007.558.

967 Cass. civ. 3ème, 14 sept. 2005, n° 04-10.856, Bull. civ. III, n° 166, D. 2006.761, note D. Mazeaud, LPA 15 sept. 2006, n° 185, note Martin, JCP E 2005, 1867, note Bictin, JCP 2005.II.10173, obs. Loiseau, RTD civ. 2005.776, obs. Mestre et Fages.

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à « la durée de vie du contrat »969. Alors que la jurisprudence antérieure avait sanctionné la violation de l’obligation de bonne foi dans la période antérieure ou postérieure au contrat, elle déclarait s’y refuser désormais.

Le deuxième arrêt, rendu le 10 juillet 2007970, rattacha l’obligation de bonne foi aux principes du droit des contrats. La Cour de cassation y déclare, en effet, que la notion prétorienne « ne

l’autorise pas à porter atteinte à la substance même des droits et obligations légalement convenus entre les parties ». La Haute juridiction soumet ainsi l’obligation de bonne foi aux

principes de liberté contractuelle et de force obligatoire du contrat. Les obligations convenues librement entre les parties s’imposent au juge. La référence à la « substance » évoque les limites théoriques assignées aux pouvoirs du juge à l’égard du contrat : il ne peut en dénaturer le contenu, ni par voie de révision, ni par voie d’interprétation971. En droit des contrats, l’accord des parties s’impose au juge. Suite à ces deux arrêts de principe, la notion prétorienne se trouve ainsi rattachée à la loi. Elle existe toujours, mais elle est, d’abord, localisée sur le territoire juridique, et sa mise en œuvre est, ensuite, encadrée par les règles gouvernant le droit des contrats.

123. Le rattachement de la notion prétorienne à la loi peut être non plus seulement partiel,

mais total. Dans cette hypothèse, le juge ne raccroche pas seulement son œuvre à un domaine de la loi ou aux principes d’une matière ; il l’absorbe complètement dans la notion légale dont elle s’était précédemment détachée. La notion prétorienne disparaît donc derrière le paravent restauré de la notion légale. Cette disparition n’est pas déterminante : elle est provisoire, le temps que la notion nouvelle s’acclimate et que la doctrine élabore un régime juridique adéquat.

Dans les premiers temps de sa consécration, la notion d’obligation in solidum a ainsi été brusquement réabsorbée dans la notion légale de solidarité. Quelques années après l’arrêt

Compagnie générale Transatlantique972, qui avait suggéré l’existence d’une notion nouvelle, distincte de la solidarité, la Cour de cassation fit marche arrière. Dans l’arrêt rendu le 17 mars

969 Ph. Le Tourneau et M. Poumarède, art. précit., n° 111.

970 Cass. com. 10 juill. 2007, n° 06-14.768, Bull. civ. IV, n° 188, RTD civ. 2007.773, obs. Fages, D. 2007.2844, note P.-Y. Gautier, D. 2007.2839, note Ph. Stoffel-Munck, RDC 2007.1107, obs. L. Aynès, RDC 2007.1110, obs. D. Mazeaud.

971 Ph. Malinvaud et D. Fenouillet, Droit des obligations, LexisNexis, 12ème éd., 2012, spéc. n° 496, p. 385. 972 Cass. civ. 11 juill. 1892, D.P. 1894.1.513, note Levillain, S. 1892.1.508, H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette,

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1902973, elle repoussa la notion d’ « obligation in solidum », et réutilisa le terme de « solidarité » pour condamner les coauteurs d’un quasi-délit ; elle appliquait, en outre, tous les effets secondaires de la notion légale974. Le commentateur prit acte de ce faux départ : la Cour de cassation, observait-t-il, refuse de considérer l’existence de la notion prétorienne. De son côté, Henri Capitant déclarait qu’après quelques pas apparemment effectués dans la direction de l’obligation in solidum, « des décisions plus récentes reviennent à l’idée de

solidarité, et ajoutent même que cette solidarité produit tous les effets énumérés par le code civil, dans les art. 1200 et suiv. »975

Dans cette hypothèse, la notion prétorienne est donc momentanément refoulée dans la notion légale : sa formation est figée. Elle le restera, souvent, ainsi qu’il a été indiqué, le temps nécessaire pour que la notion prétorienne soit acceptée et pour que la doctrine puisse élaborer un régime juridique adéquat. Ainsi, ce n’est que, quarante ans plus tard, lorsque l’obligation

in solidum avait été admise par les praticiens et une fois que les auteurs avaient pu

développer le cadre juridique de la notion nouvelle976, que celle-ci fut de nouveau et définitivement libérée de la loi977.

Lorsque la notion prétorienne paraît ouvertement repoussée au profit des qualifications légales, la Cour de cassation va plus loin : elle supprime son œuvre.