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Titre second

III. Corps mort

III.2.3. Sur les relations personnelles

Le mariage est automatiquement dissout par le décès de l’un des époux382. C’est bien parce que le colonel Chabert est considéré comme mort et non comme absent, que l’épouse du colonel a pu se remarier dans un délai relativement court, même si la chronologie du roman est un peu obscure, puisque Napoléon lui-même aurait approuvé cette seconde union qui « répondait à ses idées de fusion383 ».

Chabert ayant été considéré comme mort et ayant subi toutes les conséquences sociales de cet état, il est une absence juridique qui va tenter de devenir présence. Il n’y parviendra pas, cependant il nous semble que, loin de cesser d’être une personne comme l’indique Pierre Laforgue, ou d’être dépourvu d’identité384, il récupère les débris de son existence, son corps, son prénom, et les rassemble pour se donner un sens. Son identité désormais se loge dans ces restes

381 Il ne faut pas exclure une responsabilité du commissaire-priseur chargé d’évaluer les biens et qui a pu se laisser complaisamment induire en erreur sur des valeurs mobilières qu’il est censé connaître (par exemple le délit de faux en écriture, article 145 anc. du Code pénal).

382 Article 227 anc. du Code civil.

383 Le Colonel Chabert, op. cit., p. 347. La satisfaction de l’empereur se serait d’ailleurs traduite par une faveur puisqu’il aurait rendu à la comtesse la part dévolue au Domaine sur la succession de son époux.

384 Sandra Travers de Faultrier mentionne Chabert dont elle dit qu’il fait lui aussi l’expérience de l’absence d’identité ; Chabert fait partie de ces personnages qui sont « en exil de toute identité comblante » (« Donner figure : la personne entre représentation et présentation », in Imaginer la loi, Le droit dans la littérature, op. cit., citation p. 127).

et prend une intensité singulière. Ainsi, si le roman montre le « caractère profondément constitutif du droit »385, il montre la possibilité, mince, de jeu entre soi et l’identité encouragée par le droit :

Pas Chabert ! pas Chabert ! je me nomme Hyacinthe, répondit le vieillard. Je ne suis plus un homme, je suis le numéro 164, septième salle386.

La force de l’identité de Hyacinthe n’a rien à envier à la force qu’il a dû déployer pour survivre à la bataille d’Eylau, elle se dresse et se revendique sans appui aucun. Cette force lui vient notamment du rejet de ce que son identité doit à la société, en dehors de ce qu’elle lui a donné alors qu’il était orphelin, à savoir un prénom, une place, un corps. D’ailleurs, nous ne savons pas d’où lui vient son nom, Chabert, qui, une fois la Restauration passée, redevient un nom impossible, un nom qui ne lui appartient pas parce qu’il n’a jamais été reconnu comme étant Hyacinthe Chabert, ni à la naissance, ni lors de sa réapparition, mais fabriqué par un moment de l’histoire comme étant Chabert, soldat de Napoléon.

Ne renvoyant à rien d’actuel mais uniquement au souvenir, ce nom est utilisé d’une façon qui le dévalorise et en fait la négation d’une marque d’identité en lui donnant la signification de l’usurpation de celle-ci : « tous les Chabert ». Ce nom ne le définit pas en tant que personne et est porteur d’usurpation, Hyacinthe doit l’abandonner, de même qu’il doit renoncer au carrick appartenant à ce fantôme Chabert d’un temps lui aussi devenu fantomatique, manteau qui avait fini par contenir cette identité qui n’en était pas une : « Allons ! encore notre vieux carrick387 ». Mais en abandonnant cette identité, il accepterait sa déshumanisation388, il finirait par accepter de n’être qu’un numéro. Peut-être pouvons-nous proposer une lecture un peu différente ; si certes il y a, de la part de ceux qui le verbalisent dans l’étude de Derville, une déshumanisation par la façon dont il est assimilé à ce manteau, Hyacinthe se dépouille de cette désignation, il délaisse ce qui le nie ou le réifie : nom, manteau, en les accrochant à un passé inexistant. Effectivement, le parler des autres est fait de suppositions diverses sur son apparence ; son identité est recherchée, non trouvée, et en définitive éclatée dans ces hypothèses.

Il manque une parole fondatrice : le « je » du discours est sans référence ; l’individu est menacé de retourner au néant389

385 Ibid., p. 127.

386 Ibid., p. 372.

387 Ibid. p. 311.

388Aude Déruelle, Le colonel Chabert d’Honoré de Balzac, Gallimard, 2007 ; elle fait un parallèle avec la situation d’hommes ayant vécu la réification la plus aboutie et ayant, parfois, fini par se résigner (elle renvoie à Primo Lévi, Si c’est un homme, 1947).

Et effectivement, « Le colonel Chabert peut se lire comme la quête de cette parole fondatrice du sujet390 ». Cependant, il nous semble que l’on peut également le voir comme apprenant progressivement à se défaire de tous les éléments de son identité sur lesquels il refuse de transiger, et trouver une façon de dire « je » sans en référer au personnage de l’Histoire, Chabert. Dans cette optique, il réussit le tour de force de construire une identité qui se passe de l’autre comme référence antérieure et se suffit du « je » qu’il répète inlassablement et auquel peu de gens adhèrent.

Ainsi, en disant qu’il n’est pas un homme, il ne refuse peut-être pas son humanité mais celui que les autres désignent comme tel ; il comprend qu’il n’a jamais été cet homme avec sa substance et sa trajectoire, il n’a été qu’une histoire dans l’Histoire de France, un nom évocateur. En acceptant cela, il est prêt à abandonner ce personnage, Chabert, pour devenir une personne, Hyacinthe. Il s’extrait une troisième fois du néant pour trouver le soleil et cette fois comprend qu’il lui faut rester nu sur le plan social, se limiter au « je ».

Et si « Il faut qu’il y ait d’abord et fondamentalement un sujet capable de dire je pour faire l’épreuve de la confrontation avec l’autre391 », le fait de parvenir à ce je, permet à Chabert à la fois de le consolider et de s’en défaire.

Le personnage « impossible392 » du colonel se recentre sur la force première qui a fait de lui une personne et c’est par l’abandon de la dimension sociale de son identité qu’il le fait. S’il a effectivement une apparence « altéré[e] » qui fait de lui un autre, c’est moins par rapport à ce qu’il aurait été393 que par rapport au regard extérieur. C’est plus pour ceux qui le regardent qu’il est devenu « autre » que pour lui-même. Son identité a toujours été de naître en partie seul, de sortir du néant par ses propres forces ; à la naissance d’abord, après la bataille ensuite, nu, s’accrochant aux cadavres grâce à un bras arraché, cherchant à sortir de cette fosse mortelle, puis à la fin, comprenant que « Chabert » n’est pas autre mais qu’il n’a simplement jamais eu de réelle identité, n’ayant jamais été reconnu autrement que comme personnage épique et non comme individu social.

La difficulté pour lui est de se défaire d’une des composantes de l’identité, à savoir la mémoire de soi : « Si ma maladie m’avait ôté tout souvenir de mon existence passée, j’aurais été heureux. »394. Et d’ailleurs, Chabert est une mémoire vivante, or, comme le dit Grandet, « On ne peut pas être

390 Marcelle Marini, ibid., citation p. 99.

391 Paul Ricoeur, « Autonomie et Vulnérabilité », dans ID., Le juste 2, Paris, Esprit, 2001, p. 85-107, p. 94.

392 Pierre Laforgue, La Fabrique de La Comédie humaine, op. cit., p. 102.

393 Aude Déruelle remarque que l’étymologie du terme « altéré » est « devenu autre », Chabert voudrait retrouver une identité qui n’est plus parce qu’il serait devenu autre (Balzac, Le colonel Chabert, op. cit.).

et avoir été395 » ; une mémoire est sur une tombe ou dans les livres d’histoire et le souvenir collectif, elle ne peut être concomitante à son objet. L’on ne peut être soi et mémoire de soi, le deuil et le rituel funéraire sont réservés aux morts, Chabert doit rester dans cette partie sur la mort et Hyacinthe en sortir pour aller vers la vie. Ce personnage impossible apprend donc à devenir Hyacinthe dont personne ne porte la mémoire et à s’éloigner de Chabert dont l’Histoire porte le souvenir. C’est Chabert qui est déshumanisé et non Hyacinthe, qui apparaît plus humain que jamais.

Joséphine Claës nous donne une indication en ce sens, elle dit à son mari qui rêve de gloire à travers sa passion de la recherche : « La gloire est le soleil des morts396 ». Chabert veut une « place au soleil » parmi les vivants, il doit donc abandonner le personnage glorieux qu’il a été et qui appartient au monde des morts comme au monde fictif de l’Histoire.

Il lui faut donc apprendre à se défaire de sa fidélité à son passé, à un temps qui est le sien mais qui n’est plus et abandonner une certaine idée de son identité, accrochée à ce temps397.

Il impose « une logique presque abstraite de la fidélité qui implique de ne pas être uniquement défini et déterminé par la situation398.

Nous dirions même de ne pas être défini du tout par elle. L’on ne peut mieux exprimer le souhait de Hyacinthe de se trouver dans sa seule existence physique, par le corps et la place qu’il occupe. C’est d’ailleurs un refus au sens fort qu’il oppose à la transaction, il n’entre pas dans une dialectique et ne cherche pas à opposer des valeurs ou des arguments, il sort purement et simplement de cette situation, il disparaît, pour réapparaître dans les limites de son être, refusant toute extériorité sociale qu’il faudrait intégrer. Il fait penser à « la figure du renonçant399 », cet ascète dans la pensée indienne qui fait une démarcation nette entre l’acteur et son rôle. Le renonçant est celui qui abandonne son rôle de personne :

Tandis que dans la civilisation de l’Inde la personnalité est perçue comme un masque à arracher, elle est en Occident un masque à façonner400.

395 Eugénie Grandet, L. P., t. III, p. 1027, citation page 1134.

396 La Recherche de l’Absolu, L.P., t. X, p. 657, citation page 755.

397 Sur le thème de l’incarnation d’un passé par Chabert et de l’impossibilité de le concilier avec son actualité, voir André Vanoncini, « Les Destins de l’énergie dans Le colonel Chabert », dans L’Erotique balzacienne, Textes réunis et présentés par Lucienne Frappier-Mazur et Jean-Marie Roulin, Sedes/VUEF, 2001, p. 116-124 ; également Aude Déruelle, Balzac, Le colonel Chabert, op. cit.

398 Jacques-David Ebguy, Le héros balzacien, Balzac et la question de l’héroïsme, op. cit, p. 196.

399 Alain Supiot, Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du Droit, op. cit., p. 63.

Issu d’un temps révolu, le vieil homme finit par être d’une culture étrangère ; le premier réflexe de Derville sera donc de le croire tombé en enfance, le monde de ceux que l’on ne comprend pas401. Il est peut-être un double inversé de Vautrin, il incarne une force identitaire au moins aussi importante que celui-ci et si Vautrin disparaît pour réapparaître à chaque fois reconstitué, Chabert se défait comme personnage pour se constituer comme être fictif402. La première étape de ce processus a été de reconnaître que Chabert n’était, pour la Restauration, qu’un personnage historique et non un homme :

Malheureusement pour moi, ma mort est un fait historique, consigné dans les Victoires et Conquêtes où elle est rapportée en détail403.

La seconde a été de comprendre que ce personnage ne pouvait pas être ramené dans le monde des hommes : « je ne suis plus un homme404 ». Néanmoins, c’est par un abandon volontaire qu’il trouve sa substance en tant qu’individu ; comme nous le verrons avec Vautrin, Chabert suspend l’action de la lutte, il abandonne, mais contrairement à lui il ne trouve pas son identité dans la négociation entre soi et autrui. Par conséquent, comme lui il trouve sa « place au soleil », mais il le fait en abandonnant tout, ce qui est d’une grande force.

Il est peut-être question de morale et à première vue, il semble que le Bien, incarné par Chabert et sa conception de l’identité, loin des transactions, est opposé au Mal représenté par la Restauration, son épouse et les petits arrangements identitaires. Elisheva Rosen remarque pourtant une dévaluation du personnage qui apparaît ridicule, lors de son arrivée dans l’étude de l’avoué ou lorsqu’il oppose un refus de principe à tout aménagement honnête de la situation par Derville, ou encore lorsqu’il revendique un droit sexuel sur son épouse. Chabert est l’

[…] excentrique, non seulement dans le sens d’originel, de bizarre ou d’échange […] mais bien dans l’acception infiniment plus radicale de ce qui échappe à tout jamais au centre (ce qui ne peut en aucun cas constituer un centre affectif, un foyer d’intégration du sens à l’instar de la famille dans l’ordre mélodramatique)405.

401 Le Colonel Chabert, op. cit., p. 372.

402 De façon symétriquement opposée, voir Thomas Pavel : « Un roman comme Le Colonel Chabert raconte ainsi un processus de destruction ou de dissolution de l’individu » ou encore « Le personnage se constitue (comme être de fiction) en se défaisant (au niveau fictionnel) » (La Pensée du roman, Editions Gallimard, 2003, p. 150). Voir également la dissociation et la confusion qui est faite entre personnage et fiction, Marcelle Marini, « Chabert mort ou vif », art. cit.

403 Le Colonel Chabert, op. cit., p. 323.

404 Ibid. p. 372.

405 Elisheva Rosen, « Le grotesque et l’esthétique du roman balzacien », dans Balzac : L’invention du roman, sous la direction de Claude Duchet et Jacques Neefs, Editions Belfond, 1982, p. 151.

Le ridicule est peut-être la marque d’autre chose : comme pour Vautrin encore, l’on voit que l’apparente morale portée par Chabert se mue en une faculté ou une assignation à faire « trembler tout [son] monde » ; Jacques-David Ebguy remarque qu’il fait partie des personnages (comme Goriot, Lucien ou Rastignac, mais à notre avis surtout Vautrin) qui sont toujours en décalage avec leur signification. De même que Lucien et Rastignac sont en décalage à leurs débuts dans le monde, c’est-à-dire pas à leur place, mis à côté, en attente, Chabert est celui « De trop », cet « ‘’un-en-plus’’ qui signale de la sorte au lecteur un certain trouble du sens, un certain affolement des significations406 ». En effet, il est de trop et il va le comprendre, d’où l’abandon de l’identité de Chabert. Si nous le mettons en relation avec Vautrin c’est qu’il est aussi excentrique que lui, au sens décrit ci-dessus, en déroutant le lecteur s’attendant à voir des explosions physiques de fureur et une lutte pour imposer la force qu’il assène à coups de discours. Cependant, ce n’est pas parce qu’un personnage est dans un décalage qu’il le restera, en témoigne le parcours de Rastignac, ni qu’il abandonnera, en témoigne Goriot qui se laisse dissoudre mais n’abandonne pas.

La volonté du défunt ou, à défaut de la connaître, celle de ses proches qui lui est substituée, survit partiellement au-delà du trépas pour continuer une forme partielle d’autodétermination. Toutefois, outre les dispositions légales liées à l’hygiène qui limitent cette volonté, il existe une posture juridique qui défie le réel et les volontés qui peuvent le traverser, en inventant la vie et la mort là où elles ne sont peut-être pas.

Titre troisième