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Deuxième partie

II. Absence de filiation

II.1. Les pupilles de l’Etat

A l’heure actuelle, l’Etat prend en charge ces enfants dans le cadre d’une tutelle spécifique exercée par le préfet et le conseil des familles des pupilles de l’Etat600. Lorsqu’un enfant est né sous

x ou qu’il a été trouvé, il est confié au service d’aide social à l’enfance601. Il s’agit le plus souvent d’enfants qui ne s’inscrivent dans aucun cercle familial ou proche de la famille qui les aurait recueillis, puisque l’ignorance de leur filiation les isole de tout groupe social d’origine. Cette inconnue fonde leur rattachement à la société en effaçant toute trace d’une antériorité à leur naissance et par conséquent, toute possibilité de lien actuel avec d’autres. Les enfants qui ont été élevés par des personnes étrangères aux membres de leur famille, même élargie, en sont donc exclus car, bien que de façon particulière, ils se rattachent à la toile sociale des relations humaines. La forte particularité de ces pupilles est de n’être nulle part et, penserait peut-être Balzac, de pouvoir aller partout.

Il est symptomatique que le personnage qui représente le cœur de notre quête d’identité dans ou par le droit soit également celui qui incarne l’absence de donné social de départ, donc le tout en devenir. Hyacinthe Chabert est un enfant trouvé qui a grandi à l’Hôpital des Enfants trouvés. Cette institution créée par Saint-Vincent de Paul au XVIIe siècle recueillait les enfants abandonnés ou

600 Composé de huit membres : deux représentants du conseil général, deux membres d’associations familiales dont une association de familles adoptives, un membre de l’association d’entraide des pupilles et anciens pupilles de l’Etat du département, un membre d’une association d’assistants maternels, deux personnalités qualifiées en raison de l’intérêt qu’elles portent à la protection de l’enfance et de la famille.

601 Le Code de l’action sociale et des familles règlemente la prise en charge de ces enfants aux articles L 224-1 et suivants.

orphelins non recueillis par leur entourage. A partir de la Révolution, le recueil de ces enfants n’est plus le fait de l’Eglise mais celui de l’Etat ; une loi est votée le 27 juin 1793 qui lui confie « l’éducation physique et morale » des enfants abandonnés602 qui désormais se désignent tous sous le terme d’orphelins. Abandonnés par les parents, enfants trouvés ou dont les parents sont décédés, ils deviennent des orphelins confiés à ce qui sera plus tard l’Assistance publique603.

Avec la loi du 27 juin 1904, ces enfants, auxquels un texte précédent a ajouté la catégorie des enfants moralement abandonnés604, deviennent des pupilles605. Ces ajouts de catégories d’enfants qui relèvent aussi bien de situations d’abandons que de situations de délinquance étoffent les missions de l’Assistance publique qui pallie les carences familiales et prend un rôle éducatif et protecteur. Elle place ces enfants dans des structures collectives ou dans des familles d’accueil mais elle est, statutairement, la tutrice de l’enfant. Elle s’est donc substituée aux parents. La parenté inconnue côtoie alors la parenté déchue et discréditée.

Cet enfant, Hyacinte, qui part du point le plus neutre sur le plateau de la construction de soi est celui qui connaît l’effondrement de son existence juridique et sociale. Nous ne savons pas s’il a été orphelin, et dans ce cas il aurait eu une filiation qui l’aurait rattaché à une famille, ou s’il a été abandonné sans qu’aucun lien filial n’ait existé auparavant. Aucune précision ne nous est donnée, cependant toute sa vie est construite sur des fondements étatiques et aucune famille proche n’apparaît pour le recueillir lorsqu’il revient de sa fausse mort. Le seul qui lui porte un intérêt avant Derville est l’homme qui le loge, un ancien soldat ayant servi dans le régiment de Chabert ; encore un représentant de l’Empire et de l’Etat. Il est donc bel et bien seul une fois dépouillé de son identité acquise.

Si sa mort officielle a coupé toutes les relations qu’il a construites pour un retour au point de départ, elle a fait pire. Elle l’a coupé de lui-même en rendant impossible tout rapprochement entre son existence physique et une quelconque identité sociale. Une fois le colonel Chabert mort juridiquement, il ne peut plus devenir quelqu’un, contrairement à l’enfant Hyacinthe qui pouvait tout devenir. Nous évoquions les effets d’apparition de Chabert et de décalage entre le

602 D’autres institutions, tels L’Aumône, recueillait des enfants légitimes uniquement, orphelins au moins de père, jusque vers 1550, puis également des enfants illégitimes. L’Hôtel-Dieu recueillait des enfants trouvés (A. Molinier, « Pérenniser et concevoir », dans Histoire des Pères et de la Paternité, op. cit., p. 89-113, plus précisément p. 95).

603 Elle naît avec un décret du 19 janvier 1811 qui organise le recueil des enfants qu’il classe en trois catégories, toutes prises en charge par l’Assistance : les enfants abandonnés, dont les parents sont connus mais n’en assument pas la charge, les enfants trouvés dans un lieu public et les orphelins, dont les parents sont décédés. Les différents établissements, des hôpitaux, fusionneront ensuite sous l’autorité de l’administration de l’Assistance publique.

604 Une loi du 24 juillet 1889 prévoit que les enfants négligés ou maltraités par leurs parents mais également ceux qui sont rétifs à tout cadrage parental puissent être confiés à l’Assistance publique. Les parents sont ou bien déchus de leurs droits ou délèguent ceux-ci à l’administration.

605 Voir sur le sujet, Ivan Jablonka, « Les droits de l’enfant abandonné (1811-2003), Cahiers de la Recherche sur les droits fondamentaux, 5, 2006.

personnage et la société qui le voit surgir. Cela s’applique également à lui qui apparaît de façon « déplacée » à lui-même et qui produit aussi pour lui,

un effet de contraste. Elle [l’apparition déplacée] produit, plus profondément, une forme de vacillement, introduit du « jeu » dans les rouages de l’appareil social. Ce faisant, est désigné au lecteur un espace de perturbation du Sens et de questionnement du partage du sensible 606. Chabert est concerné par ces perturbations, il doit réagir à une situation où son identité est cet espace dans lequel s’ordonnancent des phénomènes divers dont certains ont disparu et d’autres sont à construire. Chez Balzac le Phénix est rare, il est incarné par Vautrin qui accepte les jeux d’identités multiples ; il aurait donc fallu, nous l’avons évoqué plus haut, que le colonel transige en démembrant cette identité et en en concédant une part. Là où Vautrin joue par l’usurpation, Chabert voudrait maintenir par la fixité l’intégrité de cet espace. Il ne veut faire qu’un avec lui-même ; il veut tout ou rien, ce sera donc rien. Le Colonel Chabert révèle un aspect important de l’identité : le lien avec soi, l’unicité entre soi intérieur et soi social. La Comédie humaine, pour sa part, donne l’avantage à ceux qui mettent un peu de jeu entre ces deux entités.

L’on pourrait dire également que par son carrick passé de mode, Chabert en fait un objet qui cristallise et stabilise son identité. Il y a, dans l’identité de la personne, sa culture ; et dans sa culture il y a son identité. Comme pour une société, il existe certains objets que l’on ne touche pas, que l’on n’échange pas parce qu’ils renferment du sacré, et ces objets sont des points stables de sens et d’identité d’une culture607. Cet homme se cristallise autour de ce point fixe, à l’excès. Hyacinthe Chabert a été recueilli avant la Révolution française. Il n’avait donc pas le statut de pupille et ne pouvait pas non plus être adopté ; il pouvait cependant être recueilli par une famille qui devait payer quelque chose pour cela. Il s’ensuivait que très souvent les enfants de l’Hôpital étaient maltraités, « utilisés » comme aide à tout faire et incarnaient l’enfance malheureuse, miséreuse et vagabonde que l’on a vite fait d’associer à la jeunesse dangereuse. A ces trajectoires il faut ajouter la mortalité importante et la violence des structures collectives. Chabert n’a visiblement pas été recueilli, il a donc réussi à s’émanciper de ces difficultés et s’est élevé socialement grâce à son rôle de soldat dans l’armée de l’Empereur. La survie d’abord, la trajectoire sociale ensuite ; il doit tout à l’Etat.

606 Jacques-David Ebguy, Le héros balzacien, Balzac et la question de l’héroïsme, op. cit., p. 183. Le philosophe Jacques Rancière, auquel renvoie J.-D. Ebguy, définit le « partage du sensible » comme « ce système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives » (citation différente de celle relevée par J. –D. Ebguy), (Le Partage du sensible, Paris, La Fabrique-éditions, 2000, p. 12).

607 Voir Maurice Godelier, L’énigme du don, op. cit. Il reprend les théories sur le don de Marcel Mauss mais en s’intéressant aux dons non agonistiques, c’est-à-dire ceux qi, contrairement aux dons agonistiques étudiés par Marcel Mauss et Claude Lévi-Strauss, ne transmettent que l’usage de la chose ; celui qui donne ne s’en dépossède donc pas tout à fait (p. 95 et s.).

Il faut rappeler que le colonel Chabert avait fait un testament dans lequel il léguait une partie de sa fortune aux Hospices de Paris. Ce testament traduit l’absence de lien d’héritage qui le caractérise mais peut-être aussi le lien de filiation symbolique qu’il a pu établir avec les institutions de son pays. En son cas, personne n’a pris le relai de ses parents, il est un pur produit de la bienveillance ou du désir de contrôle étatiques vis-à-vis des individus. Sa fidélité à Napoléon n’est donc peut-être que sa fidélité à son pays grâce auquel et sur le modèle duquel il s’est construit. Peut-être peut-on y voir une autre raison de le considérer comme un intrus au moment de la Restauration, parce qu’il incarne une forme d’identité dépendante de la forme des services de l’Etat dans une société où l’essor individuel tend à s’en éloigner. Voilà pourquoi aussi le colonel tient tant à retrouver son identité identique à ce qu’elle était. D’une part, c’est un peu tout ce qui lui reste, d’autre part, il reste attaché et loyal à des structures auxquelles il est redevable de vivre et d’être reconnu. Or, le droit est une de ces structures. Aussi ne conçoit-il son identité individuelle que comme réunissant tous les statuts construits sous la période napoléonienne. Cette identité ne fait sens pour lui que si elle est totale ; il est devenu quelqu’un grâce à un fonctionnement social, il ne peut devenir quelqu’un d’autre en se construisant sous un mode différent.

S’il s’agit de trancher dans le vif de cette identité comme le lui a proposé Derville, il ne peut plus être Chabert mais Hyacinthe ; ce qui suppose également de n’être « plus un homme, je suis le numéro 164, septième salle 608 ». L’on peut noter qu’une fois la définition de soi réduite à rien de social, ne reste qu’une localisation spatiale. L’identité reste une question de localisation physique. Ainsi, le parcours de l’homme est-il bien résumé par Derville :

Quelle destinée ! s’écria Derville. Sorti de l’hospice des Enfants trouvés, il revient mourir à l’hospice de la Vieillesse, après avoir, dans l’intervalle, aidé Napoléon à conquérir l’Egypte et l’Europe609.

Pour beaucoup d’enfants, la recherche d’une paternité et/ou d’une maternité sera une étape dans le processus d’individuation ; souvent il s’agit d’un enfant qui a déjà un lien de filiation établi à l’égard d’un parent et qui souhaite établir l’autre. Ici il s’agit, de nouveau, de fusionner biologie et filiation puisque le but de la recherche est l’établissement d’un lien de droit qui se fonde sur une vérité biologique.

608 Le Colonel Chabert, op. cit., p. 372.