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Titre troisième Sélection

II. Mise hors-jeu

II.1. Mise hors-jeu de la personne juridique

II.1.1. Mort civile

Le droit napoléonien prévoyait une forme purement juridique de mort, poussant ainsi le joueur hors du plateau sans atteinte à son corps. Seule l’enveloppe sociale était touchée mais d’une façon si ample et si radicale qu’il en faisait une véritable peine au sens premier du mot441. En effet, elle privait l’individu de sa personnalité juridique.

La mort civile est une fiction légale, en vertu du laquelle un individu physiquement vivant est, dans une certaine mesure, réputé mort aux yeux de la société442.

La fiction qui avait donné le « Pouvoir443 » social était donc anéantie par l’effet d’une autre fiction. La mort civile provenait du droit romain. Il s’agissait d’une peine touchant certains condamnés désignés sous le nom d’Apollides ou extorres qui devenaient « esclaves de la peine » et non de César :

La peine s’emparant du condamné, supplicio possidente damnatum, se l’attachant comme un esclave et le retranchant du nombre des citoyens romains, ne laissait exister aucun des rapports des rapports qui unissent l’homme à la société par la réciprocité des obligations et des droits444.

Ne voulant pas faire du condamné un esclave, l’empereur Justinien supprima la mort civile. Dans l’ancien droit, elle était réservée aux condamnés à mort, aux galères perpétuelles, au bannissement à perpétuité et à la prison à perpétuité exécutée dans une maison de force. Elle était perpétuelle et ne pouvait être relevée que par une grâce du roi. Cependant, la mort civile n’était plus uniquement une peine, elle était également un statut qui s’appliquait aux personnes qui faisaient leur profession de la religion445.

mis sous tutelle ou curatelle par le juge des tutelles. L’ambiguïté s’ajoute à celle qui s’attache aux formules « droits civils et politiques » que l’on rencontre souvent et dont le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (entré en vigueur le 26 mars 1966) porte la trace. Les « droits civils » ainsi désignés dans le pacte sont les droits que l’Etat doit garantir à tout individu et qui s’attachent à sa personne. Le droit à la vie, l’interdiction de la servitude, le droit à la liberté, à bénéficier d’un recours juridictionnel en cas de violation d’un droit énoncé dans le pacte, etc. C’est ce que nous nommerions les « libertés publiques ».

441 Le mot « peine » vient du latin poenas : souffrances, surtout physiques, infligées à quelqu’un.

442 Aubry et Rau, Cours de droit civil français d’après la méthode de Zachariae, op. cit., p. 282.

443 Référence à La Peau de chagrin, op. cit., p. 57. « Deux verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux causes de mort : VOULOIR et POUVOIR » (p. 85). Arlette Michel indique plus précisément que l’idée, très présente dans l’anthropologie balzacienne du rapport entre énergie et désir est que le désir est l’antagoniste de la volonté qui construit. Cette distinction est certainement juste, au sein du terme « vouloir » (Arlette Michel, « Illusions perdues ou une saison en enfer », dans Illusions perdues, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2004, p. 205-214).

444 F. Genaudet, Etude sur la mort civile et la nécessité de son abolition, Imprimerie de Ed. Fleury et Ad. Chevergny, 1854.

Lors de la Révolution, des réformes furent faites et défaites comme sur beaucoup de sujets. Un décret du 21 janvier 1790 avait proclamé le principe du caractère personnel d’une infraction et de sa sanction, excluant ainsi tout effet direct de la mort civile sur les proches. Puis en 1791, la mort civile était remplacée par la déchéance des droits attachés à la qualité de citoyen actif446. Mais l’émigration des aristocrates, des riches bourgeois et des tenants de la monarchie représentait à la fois une fuite des capitaux et une menace extérieure pour la révolution qui craignait à juste titre des tentatives de renversement du pouvoir avec l’aide de puissances étrangères. Un décret du 28 mars 1793 dispose par conséquent que :

Les émigrés sont bannis à perpétuité du territoire français ; ils sont morts civilement ; leurs biens sont acquis à la République447.

Le Code pénal de 1810 reprend la mort civile448 et en fait une peine qui s’applique à tout condamné à mort, aux travaux forcés à perpétuité et à la déportation. C’est une institution du droit pénal qui concerne aussi le droit civil et particulièrement ce qui touche à la personnalité juridique. Elle a les « mêmes effets que la mort naturelle »449 mais elle n’éteint pas totalement la personnalité juridique. Le mort civil reste une personne parce qu’il conserve une certaine capacité juridique450. En revanche, elle prive la personne de toute possibilité de mobiliser ses forces sociales, à savoir ses biens, et à construire sur cette base. Or, le droit civil étant une histoire de « Pouvoir » sur des biens, organisé au moyen d’un arbitrage entre personnes concurrentes, la mort civile signe la fin de la partie pour l’individu qu’elle atteint.

Par la mort civile, le condamné perd la propriété de tous les biens qu’il possédait : sa succession est ouverte au profit de ses héritiers, auxquels ses biens sont dévolus, de la même manière que s’il était mort naturellement et sans testament.

Il ne peut plus ni recueillir aucune succession, ni transmettre, à ce titre, les biens qu’il a acquis par la suite.

Il ne peut ni disposer de ses biens, en tout ou partie, soit par donation entre-vifs, soit par testament, ni recevoir à ce titre, si ce n’est pour cause d’alimens.

Il ne peut être nommé tuteur, ni concourir aux opérations relatives à la tutelle.

Il ne peut être témoin dans un acte solennel ou authentique, ni être admis à porter témoignage en justice.

446 Article premier du titre IV du Code pénal du 25 septembre 1791.

447 Des décrets précédents étaient intervenus pour retirer progressivement leurs droits aux émigrés mais la mort civile date de celui-ci.

448 Article 2er du décret du 28 mars 1793, Archives numériques de la Révolution française.

449 Aubry et Rau, Cours de droit civil français d’après la méthode de Zachariae, op. cit., p. 537.

Il ne peut procéder en justice, ni en défendant, ni en demandant, que sous le nom et par le ministère d’un curateur spécial, qui lui est nommé par le tribunal où l’action est portée.

Il est incapable de contracter un mariage qui produise aucun effet civil.

Le mariage qu’il avait contracté précédemment, est dissous, quant à tous ses effets civils.

Son époux et ses héritiers peuvent exercer respectivement les droits et les actions auxquels sa mort naturelle donnerait ouverture451.

On voit la sévérité de la sanction et au passage l’on peut lire assez clairement l’esprit du droit civil dans cet article : la perte de la propriété de ses biens est énoncée en premier lieu et semble en faire découler le reste. Il ne s’agit pas, comme on pourrait le croire à la lecture de la première phrase, d’une perte de pouvoir sur les biens qu’il avait déjà acquis mais d’une perte de pouvoir brute. Elle vaut donc pour l’avenir et fait du mort civil un individu sans attache matérielle aucune, ce qui entraîne une perte des relations interindividuelles basées sur cette matérialité.

Le pouvoir du propriétaire étant anéanti, il ne peut plus disposer de biens, c’est-à-dire en faire ce qu’il désire, les donner, les vendre ou les transmettre par testament. Par voie de conséquence, il ne peut plus se marier puisque le mariage implique un pouvoir sur les biens du couple et que tout pouvoir lui est interdit. Il ne peut pas plus être héritier, il ne reçoit pas l’héritage de ses parents, proches ou enfants ; ainsi, ses attaches généalogiques sont matériellement coupées car la filiation est lourde de la notion d’héritage :

Elle est l’image de la mort naturelle, puisque de même que celle-ci retranche l’homme du sein de ses semblables, de même la mort civile rompt tous les liens qui l’unissaient à la société, pour ne laisser subsister en lui que l’état de nature et avec l’existence purement physique les moyens de la garantir et de la conserver452.

Le mort civil est un incapable absolu aux yeux du droit mais il est surtout un point isolé sur la toile des relations sociales : ni fils, ni époux, ni père. Il peut cependant agir juridiquement dans le but de se procurer les revenus nécessaires à sa survie453. Il peut donc acheter, louer, vendre, donner et recevoir dans ce but454. L’identité de cet individu est réduite à un point éternellement

451 Article 25 anc. du Code civil.

452 F. Genaudet, Etude sur la mort civile et la nécessité de son abolition, op. cit., p. 6.

453 Comme le précise F. Genaudet, il s’agit là d’une application du droit des gens, le droit applicable à tout être humain et qui précède par sa nature le droit édicté par une société donnée. La théorie du droit naturel, qui sous-tend et commande au droit écrit, lequel ne ferait qu’y puiser ses principes, est ici très bien illustrée.

454 La question s’est posée de savoir si le mort civil qui achète et qui vend a le droit de bénéficier de toutes les règles civiles accessoires à ces contrats et qui ont pour but de garantir les engagements. Par exemple, lorsqu’il vend, peut-il faire inscrire son contrat au bureau des hypothèques afin de protéger son privilège de vendeur ? La loi ne peut exclure les opérations visant à la survie de la personne humaine mais peut-elle l’empêcher de contracter dans les formes authentiques et protectrices prévues par la loi civile, alors qu’il est censé être mort sur ce plan ? La question n’a pas été tranchée et a reçu des avis divergents. En revanche, la doctrine admettait que le mort civil puisse invoquer

fixe parce qu’il ne peut construire selon les lois sociales une famille, une industrie, une biographie identifiante aux yeux de tous, habitués à voir au travers de statuts sociaux. La mobilité sociale lui est refusée455.

En revanche, l’on pourrait aussi y voir une occasion de vivre une autre mobilité, celle de la coupure d’avec ce qui rattache et retient dans la vie ordonnée des statuts qui se succèdent. De l’enfant sur lequel l’on projette une transmission familiale et patrimoniale, à l’adulte qui continue le nom et la généalogie, au père qu’il devient et qui transmet à des enfants qu’il a élevés et éduqués en ce sens, etc.

Balzac, nous le verrons notamment à propos du mariage, a décortiqué ces statuts juridiques et mis à jour l’étendue de ce matérialisme dans les actions mais aussi dans les intentions des acteurs sociaux, ainsi que son caractère oppressant. Nous lirons comment ses personnages se vivent dans ces rôles et comment ils cherchent à y adhérer ou à trouver un peu d’espace de jeu. Or, parmi ces différentes relations au droit des statuts civils, il y a la fuite. Les échappées sont de toutes sortes et utilisent divers moyens, certaines cherchent une sortie radicale, une transgression, lorsque d’autres essaient de s’arranger avec ce qui est en créant des espaces de liberté. A l’instar de Raphaël de Valentin456 rejeté par ses pairs lors d’un séjour en cure alors qu’il est très diminué par les effets maléfiques de la peau de chagrin, et qui se tourne vers une vie aux antipodes de ce à quoi il aspirait auparavant.

La mort civile peut, à l’image de la quête de Raphaël, être l’occasion d’une vie en dehors de la société. Sa difficulté cependant ne se résume pas à agir autrement ou en dehors des statuts civils, mais à vivre sur une situation qui n’est pas vierge de ces statuts. Contrairement à l’orphelin qui s’élève sans attaches héritées, il subit la déchéance des siennes. Ses proches sont donc également atteints, qui ne peuvent lui transmettre ou recevoir de lui. Son épouse devient sa concubine et ses enfants légitimes ses enfants naturels. La peine atteint des personnes qui ne sont pas concernées

la prescription de bonne foi. Genaudet cite à cet égard Puffendorf, les Devoirs de l’homme et du citoyen, traduction de Barbayrac, L. 1, chap. 12, § 12, et Troplong, De la Prescription, T. 1, n° 33.

455 Il faut cependant nuancer l’effet de cette peine ; l’article 26 du Code civil disposant que les condamnations « n’emportent la mort civile qu’à compter du jour de leur exécution, soit réelle, soit par effigie. » Concernant une peine de mort, le début de la mort civile est l’exécution. Le mort physique devient instantanément un mort civil. Encore qu’il y ait eu discussion au sujet du moment précis de début de la peine : le début du « jour » ou l’instant précis ?

parce qu’elle détruit des liens qui ont existé457. En cela, la fiction de la mort civile paraît, outre sa dureté, illogique dans ses conséquences458.

Toutefois, de même que pour Madame Ferraud veuve Chabert, le Code civil prévoyait et prévoit toujours de protéger les enfants et l’époux de bonne foi. Dans le cas des enfants du mort civil, si l’époux ou l’épouse ignorait la condamnation de son conjoint au moment du mariage, les effets de celui-ci demeurent à son égard et à l’égard de ses enfants. Une autre particularité est que la mort civile est une peine complémentaire, elle s’ajoute donc à une peine dite principale et n’est pas prononcée par le juge. Il y a une distorsion très forte entre la dureté et de la peine et le fait que rien ne concourt à lui donner la publicité et l’importance qu’elle a de fait.

Il arrive qu’un individu disparaisse aux yeux de ceux qui le connaissaient ; tant qu’il n’est pas mort, les attaches matérielles et personnelles demeurent intactes, or, l’écoulement du temps finit par rendre anachronique un personnage appartenant à un passé qui ne s’est pas actualisé. En quelque sorte, Chabert nous a montré que l’identité survit en échappant à l’anachronisme. Pour le colonel c’est en se dépouillant, pour l’absent, c’est en réapparaissant. A défaut, le droit décide à sa place et le met hors-jeu.

II.1.2. L’absence

Le thème du retour d’un personnage absent assez longtemps pour qu’il ait été considéré comme mort est récurrent chez Balzac. Mais le retour ne se limite pas à une intrusion dans une partie déjà bien avancée pour le « revenant », il est aussi intrusion d’une époque, d’un passé, d’une histoire dont le sens a changé depuis que ce passé n’est plus, faisant du « revenant » un personnage « obsolète », voire « ridicule »459 qui fait se confronter les significations changeantes entre les époques. L’Empire vu depuis la Restauration n’est pas l’Empire vu depuis l’Empire. Chabert a la tâche impossible de rendre après 1815 le sens noble de l’avant 1815 :

457 Alors que, d’après F. Genaudet, les empereurs qui précédèrent Justinien avaient déjà assoupli les effets de la mort civile. Ainsi, sous Alexandre Sévère, le mariage contracté avant l’application de la peine n’était pas dissout dans certaines situations et sous certaines conditions (p. 8-9).

458 F. Genaudet explique qu’en réalité la logique résiderait dans le caractère contractuel du mariage. Le mort civil n’ayant plus pouvoir de contracter pour autre cause que pour se procurer des revenus, le mariage serait inclut dans ces incapacités. Cependant comme il le précise également, la mort civile est une fiction, elle pouvait donc être étendue ou restreinte sans qu’il soit porté atteinte à la logique réaliste. Et en effet, dans l’ancien droit le caractère religieux tout autant que civil du mariage en faisait un lien indissoluble, même par l’effet de la mort civile.

Chabert revenant : a-t-on bien vu toute la signification de ce mot ? Avec lui, reviennent et le passé de la comtesse (une ancienne fille), et les premiers âges d’une société460.

Monsieur Chabert, qui revient comme une ombre d’un monde révolu, mais aussi Stéphanie de Vandeuvres461 qui erre deux années après avoir vécu la bataille de la Bérésina et dont la succession avait été réglée. Le père de Pauline462, également, parti des années plus tôt faire fortune et revient chargé de richesses alors que tout le monde le croit mort. Louis de l’Estorade, qu’épouse Renée de Maucombe463, qui avait disparu quelques années après avoir été enrôlé dans les armées de Napoléon. Seul son père croyait en son retour et il avait raison. Charles Mignon, commerçant riche puis ruiné, qui part quatre ou cinq ans aux Indes et en Chine et en revient riche à millions464. Remarquons au passage qu’il y a un absent qui ne reparaît pas, en la personne de Paul de Manerville, ce faible que les enseignements des plus forts n’atteignent pas ; il s’embarque et nous ne le voyons plus jamais débarquer465.

De telles situations n’étaient pas rares durant la jeunesse de Balzac, c’était un temps de conquêtes, pour des territoires ou des richesses. Entre les nombreuses et les longues campagnes napoléoniennes et les espoirs d’enrichissements qu’offraient les vastes étendues de terres inexploitées dans le monde, beaucoup d’hommes, majoritairement, partaient vaincre ou mourir. Cependant, avant les retours blessés ou en fanfare, avant les cales de navires chargés de richesses, il y avait l’absence.

L’absence est une situation de fait dans laquelle est placée une personne dont personne n’a signe de vie depuis un temps plus ou moins long. Le pendant de l’absence est l’attente des proches, des associés, des affaires ou des biens de l’absent qui ne savent quoi faire de cette figure juridiquement présente mais réellement absente. L’absence a donc deux faces : la place de l’absent dans notre société et la place des personnes et des biens liés à lui.

Face à la multiplication de ces situations, le droit a réagi en donnant aux présents la possibilité de donner un sens à l’absence pour donner un sens à leur propre situation vis-à-vis du disparu, tout en protégeant les intérêts de celui-ci. L’épouse dont on ne rapporte pas le décès de son époux ne restera pas juridiquement liée à vie avec un souvenir, mais elle ne sera pas non plus libérée de ses liens conjugaux avant un temps considéré comme raisonnable. Ne pas enterrer l’absent qui

460 Pierre Barbéris, Balzac et le mal du siècle. Contribution à une physiologie du monde moderne, t. II, Paris, Gallimard, 1970, p. 1693.

461 Adieu, L. P., t. X, p. 973.

462 La Peau de chagrin, op. cit.

463 Mémoires de deux jeunes mariées, L.P., t. I, p. 195.

464 Modeste Mignon, L. P., t. I, p. 469.

465 Pierre Citron fait un parallèle entre ce personnage et Henry, le demi-frère de Balzac, qui se serait ainsi « débarrassé » définitivement de ce frère détesté (Dans Balzac, Le Seuil, 1986, p. 189-190).

risquerait de reparaître tout en ne figeant pas ses proches et ses biens, tel est l’équilibre tenté par le Code civil au titre Des Absens466.

Globalement, à l’époque de Balzac, l’absence peut donner lieu, dans un premier temps, à des mesures conservatoires. Celles-ci sont ordonnées par la justice qui peut désigner un administrateur et éventuellement un notaire afin de représenter l’absent dans un inventaire, une succession, une liquidation. Ceci pour ne pas paralyser les situations et ne pas léser l’absent.