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Deuxième partie

I. Une filiation

I.2.2. Possession d’état

« La possession d'état s'établit par une réunion suffisante de faits qui révèlent le lien de filiation et de parenté entre une personne et la famille à laquelle elle est dite appartenir580 ». La

579 La dérive est l’appropriation par un parent de la filiation qui relie son enfant à l’autre parent et une instabilité dans le temps de ses relations familiales. C’est la raison pour laquelle le droit a parallèlement voulu consolider les filiations établies. Par la reconnaissance par un homme marié, mais également en limitant dans le temps les possibilités de contestation d’une reconnaissance. En effet, lorsque celle-ci est corroborée par la possession d’état, la contestation ne peut intervenir que dans les cinq ans de la reconnaissance ; au-delà, la filiation est définitivement établie, sauf contestation par le ministère public (article 333 du Code civil). Lorsque la reconnaissance n’est pas corroborée par la possession d’état, la reconnaissance peut être contestée pendant dix ans à compter du jour la possession d’état a cessé ou dix ans à parti de la naissance s’il n’y a jamais eu de possession d’état (article 321 du Code civil). A l’égard de l’enfant, ce délai est suspendu pendant sa minorité.

Auparavant, cette protection était trentenaire, alors que la filiation légitime bénéficiait d’un délai au-delà duquel elle n’était plus contestable. Par souci d’égalité, l’ordonnance de 2005 a également consolidé les filiations hors mariage.

580 Article 311-1 du Code civil de 2018. Vient ensuite une description des faits en question qui incarnent les trois éléments constitutifs de la possession d’état et hérités du droit canonique : le tractatus, c’est-à-dire le fait d’être « traité par celui ou ceux dont on la dit issue comme leur enfant » ; le fama, c’est-à-dire le fait que l’entourage et l’autorité publique reconnaissent tel enfant comme étant celui de telle personne et enfin le nomen, c’est-à-dire le fait de porter le nom de la personne qui invoque la possession d’état de parent. Ces éléments traditionnels ne font pas l’objet d’une vérification simple et radicale, leur réunion n’est parfois pas jugée suffisante et inversement l’absence ou le caractère incomplet de l’un d’eux n’est pas nécessairement pénalisant pour se voir reconnaître une possession d’état. (David

possession d’état a une double nature. Elle repose tout d’abord sur le caractère biologique de la filiation. En ce sens, elle incarne la mise en actes de la filiation biologique, ce qui explique que l’on aborde son étude dans une partie intitulée Le sang, puisqu’elle est censée en être le prolongement affectif et social. En ce sens, si elle peut créer la filiation, elle en est aussi sa suite logique. C’est un mode de preuve de la filiation qui, avec la théorie de la possession d’état développée au XIIIe siècle, devient un état et pas uniquement un lien581.

Etant la part vécue de la filiation, la possession d’état peut également être en opposition avec la réalité biologique. La volonté d’incarner le père ou la mère d’un enfant s’exprime à travers la possession d’état et manifester le désir d’être le parent de fait d’un enfant : « la possession d’état est une reconnaissance de chaque jour582 » et elle « permet de suppléer les défaillances des techniques ordinaires d’intégration dans la famille583 ».

Cette institution juridique n’a pas toujours eu le même rôle à jouer dans la filiation. Son importance a tout d’abord été en rapport avec la faible place de l’écrit dans la société. Avant qu’il n’y ait de registres tenus à jour des naissances, c’est-à-dire avant les ordonnances de Blois et de Colbert584, le vécu quotidien d’une relation de filiation avait son intérêt dans la preuve de la filiation mais également dans son établissement. En l’absence de reconnaissance écrite et de possibilité de rechercher une vérité biologique, le fait de se comporter en père ou en mère d’un enfant et d’être reconnu comme tel par l’entourage avait son importance.

A la veille de la Révolution, la possession d’état avait disparu, les protestants ayant eux aussi un état civil depuis l’édit de 1787. Dans le but de favoriser la réalité affective mais peut-être aussi parce que cela était conforme à l’idéal de liberté, la première partie de la période révolutionnaire a voulu donner une place à la possession d’état en en faisant une preuve de la filiation. Le contexte était en cause, les fuites et émigrations, les destructions de documents d’état civil, les familles séparées et les nombreux morts ont laissé des enfants qui ne pouvaient hériter de leurs parents parce qu’ils étaient dans l’impossibilité de produire des documents attestant de leur filiation. La

Deroussin, « Eléments pour une histoire de l’histoire de l’identité individuelle », art. cit., Ambroise Colin et Henri Capitant, Cours élémentaire de droit civil français, op. cit., p. 254-255).

581 Anne Lefebvre-Teillard, Autour de l’enfant. Du droit canonique et romain médiéval au Code civil de 1804, op. cit., p. 169. Elle retrace également l’évolution du nomen qui, à l’époque où la théorie de la possession d’état se forge, n’est pas encore le nom sur lequel s’appuie le Code civil ; il s’agit encore d’un surnom qui n’a pas la stabilité qu’aura plus tard le nom. (p. 207).

582 Philippe Malaurie et Hugues Fulchiron, Droit de la famille, op. cit., p. 445.

583 D. Deroussin, ibid., p. 14.

loi du 12 brumaire an II admet donc la possession d’état comme preuve de la filiation mais uniquement en ce qui concerne les parents morts avant l’entrée en vigueur de cette loi585.

A son tour, le Code civil accorde une place à la possession d’état en la limitant. Elle est une preuve de la filiation légitime, à l’égard du père et de la mère, lorsque l’acte de naissance fait défaut. Et lorsque la possession d’état corrobore un acte de naissance, la filiation est incontestable586.

Dans les situations de filiation naturelle, elle ne joue presqu’aucun rôle. Le Code est muet et la jurisprudence adopte une position plutôt hostile à en faire un mode de preuve de la filiation. Le fait de se comporter comme le père ou la mère d’un enfant ne permet pas d’acquérir le titre de père ou de mère, de même que le fait de ne pas se comporter ainsi n’empêche pas de l’acquérir par la reconnaissance. Du côté de l’enfant, c’est la même chose : la recherche de paternité et de maternité étant interdite dans presque tous les cas, être traité comme l’enfant d’une personne ne permet pas de se voir reconnaître en justice comme étant juridiquement son fils ou sa fille. La faible place accordée à la possession d’état montre bien l’attachement à l’idée selon laquelle la famille est une entité dans laquelle on n’entre que par la volonté des père et mère et non par la réalité des liens ou la notion de responsabilité. Les liens de filiation vécus se distinguent des liens de filiation juridiques, ce qui fait que des enfants traités comme les enfants d’une personne peuvent ne pas porter son nom et ne pas hériter d’elle. La famille est alors aussi une construction de l’esprit et de la volonté.

Plus la place de la possession d’état a pris de l’importance, cependant, plus les occasions de sa contestation aussi. Il apparait en effet que la possession d’état est souvent complexe parce que partagée avec une autre possession ou bien qu’elle est incomplète ou discontinue. Les lois et la jurisprudence ont en effet établi des caractéristiques qui font une possession d’état fiable ou non, caractéristiques qui s’ajoutent aux éléments constitutifs que nous avons vus. En effet, la possession d’état doit être « continue, paisible, publique et non équivoque587 ».

Prenons par exemple le cas de Modeste Colleville, en supposant que l’état du droit à l’époque soit le nôtre aujourd’hui et en prenant la liberté de distribuer un peu différemment les situations. Nous avons vu que Monsieur Colleville bénéficie d’une présomption de paternité. En supposant qu’il ait eu une possession d’état conforme à ce titre à l’égard de Modeste un certain temps, si ce temps est inférieur à cinq ans, la paternité de Colleville est contestable uniquement par les

585 Laurence Boudouard et Florence Bellivier, « Des droits pour les bâtards, l’enfant naturel dans les débats révolutionnaires », art. cit.

586 Article 322 anc. du Code civil.

Colleville, Modeste et celui qui se prétend le père, en l’occurrence Thuillier, et dans les cinq ans à partir du jour où la possession d’état de père de Colleville a cessé. Si la possession d’état a duré plus de cinq ans, la paternité de Colleville n’est plus contestable588.

En revanche, lorsque la possession d’état n’est pas conforme au titre, la filiation peut être contestée par toute personne qui y est intéressée dans les dix ans à compter du jour où la personne dont on conteste la paternité ou la maternité a commencé à jouir de cet état589. En l’occurrence, toujours en situation de présomption de paternité à l’égard du mari, si Modeste a une possession d’état d’enfant naturel de Thuillier, en supposant toutes les conditions suffisamment réunies pour constituer une possession d’état utile, et pas de possession d’état à l’égard de Colleville, la paternité de Thuillier peut être contestée. Elle peut l’être par toute personne y ayant intérêt, dans les dix ans à compter du jour où il a commencé à installer cette possession d’état. Lui, en revanche, peut réclamer l’établissement de sa paternité sur le fondement de la possession d’état dans les dix ans à compter du jour où il en a été privé. En définitive, la présomption de paternité est transparente dès lors qu’intervient un élément de fragilisation de la filiation.

Mais la situation est souvent plus complexe et correspond en ceci à la réalité du roman. Il semble y avoir un partage des paternités entre Colleville et Thuillier, voire même un partage de la maternité entre Madame Colleville, Madame Thuillier et Mademoiselle Thuillier la sœur de Monsieur. L’on apprend en effet que Madame Colleville a laissé sa fille en nourrice chez un membre de la famille Thuillier et que durant ces années, Madame et Mademoiselle Thuillier ont eu le souci du bien-être de l’enfant et sont venues la voir, vraisemblablement plus souvent que la mère biologique. Nous apprenons plus loin que Mademoiselle Thuillier songe à l’avenir matériel de Modeste et lui construit une petite fortune ; ce qui revient à dire qu’elle fait d’elle son héritière. Dans ce cas, la question se poserait de savoir si le souci et la prise en charge affective et matérielle de l’enfant par l’entourage très proche du père biologique, Monsieur Thuillier, peut faire bénéficier ce dernier, apparemment plus passif, d’une possession d’état. Il n’est pas à douter que la réponse serait négative, cependant cette situation offre un cas intéressant de création sociologique de relations filiales et la question mériterait d’être approfondie du rôle de l’entourage du parent dans la reconnaissance de sa paternité ou de sa maternité.

Dans un cas comme celui-ci où les situations se croisent et se partagent la filiation, l’on n’appliquerait pas les règles qui viennent d’être décrites mais on chercherait plutôt à définir quelle

588 Article 333 du Code civil.

est la possession d’état la plus fiable, la moins équivoque. Il y aurait, si une contestation venait à s’élever, une sorte de duel entre deux situations à l’intérieur d’une micro société. Si une possession d’état sortait vainqueur de ce fin arbitrage de la réalité sociologique de part et d’autre, alors on retournerait vers les règles ci-dessus, contestation de la possession d’état conforme ou pas à un titre. L’expertise serait certainement ensuite invoquée et rendrait la pesée entre les différentes situations relationnelles inutile. Si, comme il est vraisemblable, aucune possession d’état ne s’imposait face à l’autre, les deux se contredisant et rendant l’autre équivoque, alors, aujourd’hui, nous nous tournerions aussi vers l’expertise biologique.

L’on voit en définitive que les pesées sociologiques visant à déterminer qui, de Colleville ou de Thuillier, incarne le plus le rôle du père de Modeste n’ont de sens que pour savoir si une contestation de la filiation de l’autre est encore possible. En revanche, le résultat de cette pesée ne donne pas la solution de l’énigme sur la paternité que l’expertise viendrait à coup sûr trancher. Signe du temps actuel et de la perte d’identité du droit de la filiation, la possession d’état, qui par essence n’use pas de parole pour créer du lien juridique, tend à être gagnée par l’exigence de parole dite590. Le pouvoir créateur du fait s’affaiblit591 et avec elle la parentalité sociale592.

A rebours de la possession d’état qui installe une situation de fait ayant des conséquences juridiques, le principe de l’adoption n’exige pas l’existence d’un vécu. Le lien juridique peut se créer avant ce dernier. Cependant, l’adoption permet elle aussi de créer un lien de filiation en dehors des liens du sang et place la volonté individuelle en première place dans la création de ce lien de parenté. L’adoption est donc une institution incasable, qui copie l’apparence du lien du sang mais se fonde sur l’intention, l’envie, la volonté de celui qui adopte et, en partie, celles de l’adopté.

590 Particulièrement avec l’ordonnance de 2005 modifiant l’article 310-1 du Code civil qui énumère les différents modes d’établissement de la filiation parmi lesquels « la possession d’état constatée par un acte de notoriété ». A la lettre, cela signifie qu’une possession d’état n’en est plus une et qu’elle a besoin, pour être une véritable possession d’un état, d’être dite. Comme le relèvent Philippe Malaurie et Hugues Fulchiron (Droit de la famille, op. cit.), la formulation est ambiguë, elle laisse penser que la possession d’état ne peut établir de filiation que si elle est constatée. Or, l’acte de notoriété n’a pas pour effet de créer la filiation mais d’en prendre acte et la pratique existait antérieurement de faire constater la possession d’état dans un acte sans rechercher à établir la filiation. Désormais, si la rédaction de l’article 310-1 n’est pas le fait d’une erreur ou d’une maladresse de rédaction, la réalité de la relation entre un parent et un enfant serait ignorée en l’absence de cet acte la constatant.

591 La possession d’état autrefois inattaquable, peut aujourd’hui être attaquée alors qu’elle est conforme à un titre (article 333 du Code civil).

592 Par exemple, la cour de cassation, dans un avis rendu le 7 mars 2018, (avis n° 15003), s’oppose à la délivrance d’un acte de notoriété constatant la possession d’état vis-à-vis de l’enfant de son concubin lorsqu’il s’agit d’un couple de personne de même sexe. Ainsi, une personne qui n’est pas le parent biologique mais se comporte comme le parent d’un enfant et est reconnu et vécu comme tel, ne peut bénéficier de la possession d’état de l’enfant de son compagnon du même sexe.

I.2.3. Adoption

L’adoption était connue du droit romain mais n’était pas autorisée en France sous l’Ancien Régime, bien qu’il existât des pratiques analogues. La raison en est que dans la société féodale, il y avait interdépendance entre la notion de famille et celle de patrimoine ; les liens de parenté étaient des liens structurant des patrimoines. Or, la parenté était essentiellement celle du sang, elle maintenait donc le patrimoine dans une lignée. Même le droit des successions limitait les transmissions par les liens d’alliance, réservant l’essentiel pour les enfants. Dans un tel contexte, l’adoption ne pouvait que représenter une évasion de biens hors de cette parenté593. Cependant, il arrivait qu’une lignée soit interrompue et qu’elle soit vouée à disparaître et dans ce cas, la recherche d’un héritier pouvait passer par une demande d’adoption.

Dès le début de la période révolutionnaire, les débats intègrent des revendications favorables à l’adoption. Les arguments favorables se partagent entre deux séries de fondements594.

Tout d’abord, l’adoption aurait une utilité sociale. Elle créerait du bonheur pour les adoptants comme pour les adoptés et paierait ainsi une dette de la Révolution à l’égard de ceux qui ont été tués pour elle ou par elle. Elle lutterait contre la pauvreté et il a même été question de la réserver aux orphelins issus de familles pauvres. Enfin, l’idée d’une dette des personnes qui ne procréent pas, notamment les célibataires, a été exprimée ; l’adoption aurait été une sorte de paiement en participant à l’œuvre éducative d’une nouvelle génération.

Ensuite, l’adoption aurait eu une utilité politique, elle favoriserait la division des fortunes en rajoutant une part à partager. Cependant, elle permettrait aussi l’inverse, c’est-à-dire de se trouver un seul héritier en l’absence d’enfants, évitant que la fortune ne tombe entre les mains d’héritiers collatéraux. C’est la raison pour laquelle il est question d’en limiter les effets successibles. En consolidant des couples sans enfants, l’adoption permettrait de consolider des familles et de les stabiliser. Enfin, elle susciterait une émulation au sein d’une fratrie et favoriserait le mérite de chacun.

En-deçà de ces arguments, la période révolutionnaire a voulu instaurer une paternité basée sur la volonté plus que sur le mariage ou la biologie. Il en résultait logiquement l’admission de l’adoption595. Celle-ci fut établie par un décret du 18 janvier 1792 sans pour autant être organisée.

593 Voir Françoise Fortunet, « Le rétablissement de l’adoption : une entrée par effraction ? », dans La famille, la loi, l’Etat, de la Révolution au Code civil, op. cit., p. 196.

594 Voir Hugues Fulchiron, « Nature, fiction et politique, l’adoption dans les débats révolutionnaires », ibid., p. 204.

595 Voir Jacques Mulliez, « La volonté d’un homme », in Histoire des Pères et de la Paternité, op. cit., p. 289-327, plus précisément p. 293 et 296.

Lors des discussions sur le Code civil, elle failli être supprimée. Ceux qui s’y opposaient la qualifiaient de dangereuse et inutile en raison des possibilités d’espoirs déçus entre adoptant et adopté, mais c’était là l’argument certainement le moins convaincant. En réalité, l’adoption risquait d’être ouverte aux célibataires et dans ce cas, elle aurait discrédité le mariage ; cependant, la reconnaissance d’un enfant naturel avait le même effet et elle fut admise. Plus sérieusement, elle permettait le contournement des limitations ou des interdictions à l’établissement d’une filiation naturelle. Enfin, elle ferait concurrence aux liens du sang, argument contestable dans la mesure où la présomption de paternité affiche et organise une fidélité au sang mais nous savons qu’en réalité elle ne s’y attache pas.

Le Code civil finit par l’organiser aussi en raison de la préoccupation de Napoléon de se donner une descendance et créer une dynastie596. Mais l’adoption était limitée aux majeurs, elle ne produisait d’effets que sur un plan successoral et l’adopté n’entrait pas dans la famille de l’adoptant. Des réformes sont intervenues par la suite modifiant l’institution de façon importante et notamment une loi du 19 juin 1923 a ouvert l’adoption aux enfants mineurs. Une loi du 11 juillet 1966 a admis l’adoption par un seul parent. Enfin, la loi du 17 mai 2013 l’a ouverte aux couples de même sexe. Néanmoins, l’adoption par deux parents ne peut se faire qu’au sein d’un mariage, la cour de cassation a pu ainsi rejeter un recours d’une personne qui voulait adopter l’enfant de son concubin597.