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Le domaine de recherches sur le droit en contact avec la littérature et inversement, s’articule schématiquement en trois volets74. Le premier est celui qui concerne le droit appliqué à la production littéraire. La littérature est ici un objet du droit à laquelle celui-ci applique une règlementation. Il s’agit des domaines de la propriété intellectuelle, champ d’intervention du droit dans lequel nous ne nous risquerons pas, bien que Balzac y ait laissé une empreinte.

Le deuxième est celui qui consiste à rechercher comment le droit peut être envisagé comme une fiction. Ici le droit raconte, et essentiellement le droit jurisprudentiel, celui qui est sécrété par les tribunaux au travers de leurs décisions. Le droit est ici vu comme une littérature et il est étudié comme tel. C’est un courant important de recherches aux Etats-Unis, peu relayé en France. Au début du XXe siècle John Wigmore s’est intéressé à la littérature comme pouvant instruire sur le monde du droit et de la justice, il fut suivi par Richard Posner et Benjamin Cardozo. Richard Weisberg a créé le concept de « roman de procédure ». Le droit est ici essentiellement envisagé dans son aspect vivant et pratique, à travers les discours et les décisions judiciaires.

Le troisième axe est celui qui regroupe l’essentiel des recherches en France et en Europe et qui se concentre sur une mise en regard des deux disciplines. L’on cherche comment les deux domaines entrent en contact l’un avec l’autre et l’on retire des réflexions de cette mise en contact. L’on constate que le droit offre du décor, des ressorts aux intrigues et un sujet de réflexions ; qu’il nourrit la littérature en lui apportant de la matière à récit et ce faisant, amène celle-ci à poser un regard particulier sur lui. La littérature apporte à son tour un éclairage sur le droit.

73 Pierre Bourdieu présente le langage juridique comme spécifique, bien qu’utilisant les mêmes mots que le langage courant. Il explique que cette absence de synonymie est due au fait que les deux langages, utilisant les mêmes termes, renvoient à des signifiés appartenant à des « espaces mentaux, solidaires d’espaces sociaux différents » (La force du droit, Editions de la Sorbonne, 2017, p. 42).

74 Voir notamment Imaginer la loi, Le droit dans la littérature, sous la direction d’Antoine Garapon et de Denis Salas, Editions Michalon, 2008, qui s’inscrit explicitement dans le troisième.

Ce courant de recherches n’est pas sans imprécisions. D’abord, l’on ne précise pas ce que l’on entend par littérature et par droit. Non pas qu’il faille entreprendre l’impossible définition de l’un et de l’autre dans leur nature, mais du moins s’arrêter sur la question de savoir si les deux domaines sont pris comme des entités intrinsèquement distinctes et mises en regard l’une avec l’autre, ce qui semble être le cas, ou bien s’il s’agit d’envisager comment l’une peut être l’autre et inversement. Par exemple, l’intérêt croissant des recherches dans ce domaine interdisciplinaire amène à lire des fictions telles qu’Harry Potter pour y déceler la mise en jeu du droit75. Ce faisant, le rapport droit-littérature devient parfois synonyme du rapport droit-fiction. Fiction est alors pris dans son sens courant de « Création, invention de choses imaginaires, irréelles ; œuvre ainsi créée76 ». La littérature serait la fiction, le droit ne le serait pas.

Le second aspect de cette ambiguïté, qui n’est en réalité que le développement de la première, tient au fait que l’on ne précise pas comment l’on envisage ce rapport, c’est-à-dire quelle position chaque discipline a par rapport à l’autre. Or, bien souvent, il est question d’un droit qui nourrit, qui sert de matériau77 et de décor à la littérature. Ou bien d’une littérature qui analyse le droit plus librement78, voir qui l’enseigne. Ainsi, même si l’on distingue ce que l’un peut apporter à l’autre et vice-versa, la relation entre les deux reste celle du droit comme objet d’écriture. C’est-à-dire que c’est toujours au sein de la littérature que la relation est étudiée ; c’est le droit qui est emprunté ou analysé, et l’on comprend bien pourquoi, le droit n’ayant pas vocation à raconter la littérature. Leurs relations évoluent donc de l’emprunt de matière juridique, décor, règles du jeu, personnages, univers, pour aller vers une réflexion de la littérature sur le droit. D’objet de récit, le droit acquiert une dimension plus intéressante en devenant terrain de jeu et de discours philosophiques, politiques, intellectuels, par la création de dystopies79 ou par la mise en scène

75 Par exemple Raphaël Matta-Duvignau, « Harry Potter, grimoire d’administration publique … magique », dans Les fictions en droit, sous la direction de François-Xavier Roux-Demare et Marie-Charlotte Dizès, LGDJ – lextenso éditions, 2018, p. 127-159 qui analyse comment la fiction littéraire inspire et construit d’autres solutions juridiques. De même, Fabrice Defferrard, « La science-fiction, source littéraire du droit. L’exemple des Trois lois de la Robotique », ibid., p. 9-17 décrit comment une fiction peut fabriquer du droit et notamment des lois fonctionnant comme la pyramide de Kelsen.

76 Le Petit Larousse, op. cit.

77 C’est un peu la position adoptée par Patrick Berthier qui aborde l’intérêt de passer par le droit pour comprendre et romancer des pans de la réalité sociale, « Balzac et le droit : ce que le droit peut apporter à la littérature », dans Balzac, romancier du droit, op. cit., p. 31-37. Voir également Gérard Gengembre, « Balzac, ou comment mettre le droit en fiction », Imaginer la loi, Le droit dans la littérature, op. cit., p. 97-115.

78 Ce qui correspond plutôt à la perspective adoptée par Nicolas Dissaux, voir également, de cet auteur, Houellebecq, un monde de solitudes : l’individu et le droit, Paris, L’Herne, 2019. Les plaies sociales telles que l’hypertrophie de l’individu, de sa puissance, de ses désirs et de ses droits mettent le droit en question.

79 Par exemple 1984 de Georges Orwell, qui présente un monde sans droit, ce qui revient à supprimer toute possibilité de repère de sens pour les individus qui se trouvent ainsi totalement aux mains du pouvoir, lui aussi non identifiable (1984, Gallimard, 1950 pour la traduction française). Egalement La Servante écarlate de Margaret Atwood

critique d’un système existant. Par exemple, au sujet de la justice et de la délimitation d’un espace du droit, Le Procès de Franz Kafka présente un monde où le droit et son espace sont insaisissables. Tout est droit et à la fois rien ne l’est. Le bureau du juge d’instruction est introuvable et le palais de justice un dédale de couloirs, d’escaliers et de cours où l’on étend le linge, où l’on vit comme on le ferait dans une immense maison du sol au grenier. Procès aberrant fait par une justice aberrante dans un espace aberrant, l’ouvrage transmet une sensation physique du droit et de la justice.

Juste en face de l’appartement, un étroit escalier de bois conduisait vraisemblablement au grenier ; il tournait et on ne voyait pas où il aboutissait… Le juge d’instruction ne pouvait tout de même pas être fourré au grenier en train de l’attendre. On avait beau regarder cet escalier de bois, il n’en disait pas davantage. Soudain, K remarqua un bout de papier épinglé près de l’escalier ; il s’approcha et lut, dans une écriture gauche et enfantine : « Accès aux bureaux du greffe »80.

Cette phrase fait écho à une phrase de Balzac que nous aborderons à la fin de cette étude, juste avant de la conclure.

Milan Kundera relève d’ailleurs que le personnage de K dans Le Procès n’a ni nom, ni habitudes de vie, ni action, ni sentiment et est pris au piège de l’extériorité. Le personnage de roman est victime de l’évolution du monde vers plus d’absurdité et plus de réduction de l’individu par son uniformisation ; il a traversé plusieurs époques de la littérature qui s’est emparée des questionnements sur l’existence humaine et que Milan Kundera présente ainsi :

[…] le roman a découvert, à sa propre façon, par sa propre logique, les différents aspects de l’existence : avec les contemporains de Cervantès, il se demande ce qu’est l’aventure ; avec Samuel Richardson, il commence à examiner ‘’ce qui se passe à l’intérieur’’, à dévoiler la vie secrète des

(Paris, Editions Robert Laffont pour la traduction française, 1985). Elle y présente un Etat qui a connu une très grave baisse de la fécondité et qui a mis en place un système d’utilisation des femmes et d’enfermement de celles-ci dans leur rôle, de la façon la plus étanche qui soit. Pour les unes, les servantes, la mise au monde des enfants ; pour les autres, l’éducation, d’autres encore surveillent et forment les futures servantes, etc. Il y a aussi des hommes pour surveiller, d’autres pour féconder et élever, etc.

Margaret Atwood précise elle-même dans une postface qu’elle a pris soin de n’incorporer dans sa fiction que des éléments d’organisation politique qui existaient déjà, comme pour en montrer les dangers à travers leur accentuation et leur application. Ainsi donne-t-elle l’exemple des Unis, parmi d’autres : « La fondation profonde des Etats-Unis – c’est ainsi que j’ai raisonné – n’est pas l’ensemble de structures de l’âge des Lumières du XVIIIe siècle, relativement récentes, avec leurs discours sur l’égalité et la séparation de l’Eglise et de l’Etat, mais la brutale théocratie de la Nouvelle-Angleterre puritaine du XVIIe siècle, avec ses préjugés contre les femmes, et à qui une période de chaos social suffirait pour se réaffirmer79 ».

sentiments ; avec Balzac, il découvre l’enracinement de l’homme dans l’histoire ; avec Flaubert, il explore la terra jusqu’alors incognita du quotidien […]81.

Christian Biet82 indique que la littérature peut jouer avec le droit, le dévoiler, le fissurer. Elle découvre ce qui se passe dans les zones cachées au regard du droit, les non-dits, ce qu’il ne prévoit pas et ce qui le déroute. En le replaçant dans son contexte social, la littérature le ramène à sa nature humaine, à sa construction précaire, partiellement hasardeuse, faite d’ajustements constamment remis en question. Il précise que jusqu’à l’essor du croisement entre les deux disciplines, le droit était peu considéré comme un champ de connaissance pertinent pour analyser une époque. C’est par le regard de la littérature que le droit aurait acquis la qualité d’élément majeur du fonctionnement d’une société. Ce « Laboratoire expérimental de l’humain » qu’est la littérature, selon l’expression de François Ost83, est un espace d’inventions sur le monde réel, un lieu de recherches et de découvertes concrètes sur les lois sociales et humaines84.

La littérature semble en effet mettre en scène et en récit une des formes majeures, structurante, de l’organisation de la société. Elle représente la force structurelle du droit et exprime ainsi esthétiquement une forme particulière de la vie et de l’histoire sociale85.

Concernant Balzac, il est aujourd’hui admis de parler de la sociologie balzacienne, et l’on va jusqu’à étudier les méthodes adoptés par lui, en qui on voit un sociologue et non plus un précurseur de la sociologie86. Le rapport entre les deux disciplines fait de la littérature une fenêtre ouverte sur l’autre et c’est essentiellement cet aspect qui est envisagé. La littérature donne un éclairage sur le monde87 de la même manière que le regard du sociologue88 ou de l’historien ;

81 Ibid. p. 17.

82 Christian Biet, L’empire du droit, les jeux de la littérature, dans Europe, Revue mensuelle littéraire, avril 2002, p. 8 – 22, n°876.

83 Ost François, Raconter la loi, Aux sources de l’imaginaire juridique, Odile Jacob, Paris, 2004.

84 François Ost rappelle justement que dix mois après la parution de César Birotteau, la loi sur les faillites fut modifiée. Cette coïncidence n’en est assurément pas une, Balzac ayant analysé et décortiqué ladite loi et ses effets pervers. En effet, suite à de précis développements explicatifs du système des faillites, il le met en œuvre et déroule les failles de la loi et les possibilités, nombreuses, de perversions de celle-ci. Son œuvre est donc pédagogique et elle l’est à différents niveaux. Tout d’abord, au sens où il transmet ses connaissances, connaissances tant théoriques que pratiques puisqu’il dévoile les aspects concrets de telle loi, de façon qui soit claire et accessible pour tout lecteur. Ensuite, au sens où il agit en faveur d’une amélioration du système en dépassant le cap de l’explicitation et de la pédagogie pure ; l’histoire de César Birotteau agit comme jurisprudence, elle aurait aussi bien pu être vraie et l’exposé de la vie et de la mort de cet homme qui pêche par orgueil mais qui n’en est pas moins naïf et honnête a pu convaincre de la défectuosité de la loi plus efficacement qu’un exposé théorique.

85 Christian Biet, ibid., p. 15.

86 Tel est le parti pris dans l’ouvrage collectif Balzac, L’invention de la sociologie, sous la direction d’Andréa Del Lungo et Pierre Glaudes, Paris, Classiques Garnier, 2019.

87 John Wigmore enjoignait aux juges de lire tous les jours de la littérature pour se former le jugement et, entre autres écrivains, Gide (Richard Weisberg, « Droit et littérature aux Etats-Unis et en France. Une première approche », dans Imaginer la loi, Le droit dans la littérature, op. cit., p. 19-25), Le danger est alors l’excès de confiance de l’écrivain qui se

« Bref, même la dette vit !89 ». En lui donnant un corps et un espace d’action fictifs, elle l’investit et l’anime des passions et des actes humains qu’il encadre ou suscite. Passif, celui-ci se laisse conter par l’écrivain qui le dirige dans sa mise en mots. En apparence inerte, il se laisse gagner par la vie, ses mouvements et ses formes, sous la plume de l’écrivain. Une lettre de change prend alors l’aspect d’un « vieillard chargé de famille, flanqué de vertus90 » et nous permet de « révéler des aspects de la réalité juridique que l’on cherchait vainement dans les codes91 ». Mais alors le droit contient lui aussi ce que la littérature semblait posséder en propre : l’art de dire les choses les plus intimes de l’existence humaine.