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Titre troisième Sélection

II. Mise hors-jeu

II.2. Mise hors-jeu du corps

Le droit français écarte parfois un individu en contraignant son corps à disparaître de l’espace de jeu. En général, ces situations sont le fait du droit pénal, lorsque le comportement de l’individu mis à l’écart a été jugé comme troublant l’ordre public. Aux divers degrés de gravité de ce comportement, répondent divers degrés de gravité de la réaction pénale. La justice et le droit français issus de la Révolution tentent d’humaniser leurs réactions en ne faisant pas souffrir le

478 Le Colonel Chabert, op. cit., p. 333.

479 Contrairement à l’individu condamné à la mort civile, en théorie. En effet, si celle-ci n’atteint pas le corps, elle est complémentaire à des peines qui l’atteignent, il y avait donc une probabilité faible pour qu’un mort civil soit libre physiquement. Néanmoins, cela a pu se rencontrer étant donné que la mort civile ne pouvait être écourtée que par une décision du roi. Ainsi, dans des situations où la peine, pourtant à perpétuité, avait pu être en partie écourtée, l’absence de grâce par le roi faisait que la mort civile pouvait habiter un corps libre de ses mouvements.

corps480. Pour autant, ils n’ont pas abandonné leur emprise sur lui. En effet, si le droit ne prévoit plus les mises hors-jeu par la mort481 ou le bannissement482, il prévoit toujours l’emprisonnement ou, plus récemment, le bracelet électronique483, pour un temps plus ou moins long, des individus qu’il veut écarter temporairement ou définitivement484 du jeu.

Toutes ces mises à l’écart sont du ressort du droit pénal, elles ont diverses conséquences mais aucune n’a pour objet l’atteinte à l’un des éléments d’individuation juridique. Si la mort et le bannissement affectent la personne juridique, ce n’est qu’une conséquence de la violence faite au corps, il ne s’agit pas là de l’objet de la peine. Or, nous avons étudié cette conséquence au titre de la mort du corps ainsi qu’au titre de la mort civile lorsqu’elle était en vigueur et qu’elle était complémentaire et automatique à ce type de peine. Quant à l’emprisonnement, c’est la présence physique sur le plateau de jeu qui est atteinte à travers le corps. Nous n’étudierons donc pas ces sanctions pénales.

En revanche, le cas de ce que l’on appelle parfois les « faux-vivants » présente une emprise du corps par le droit sur l’un des éléments de définition de la personne, à savoir le fait d’être vivant, et partant, d’être investi de la personnalité juridique. La mort éteint la personnalité juridique et

480 Dans le courant du XVIIe siècle les protestations contre l’arbitraire, la violence et le caractère inéquitable de la justice pénale se développent en Europe. Ainsi que le décrit Michel Foucault (Surveiller et punir, Gallimard, 1975), les scènes de torture qui avaient cours durant l’Ancien Régime mettent en scène à la fois la personne condamnée, le crime lui-même et l’institution judiciaire. Beccaria, Voltaire, Guillotin et d’autres s’élèvent pour dénoncer mais également proposer des modèles rationnels et plus respectueux des individus. Guillotin par exemple intervient à l’Assemblée en octobre 1789 pour proposer des principes directeurs d’application de la loi pénale conformes à l’équité et à la raison. Parmi ses propositions figure la décapitation par « l’effet d’un simple mécanisme » excluant tout acte de torture et toute souffrance du corps. La Révolution française met peu à peu en place des principes dégagés par ce siècle de réflexion et proclamés par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, telles la non-rétroactivité d’une loi pénale plus sévère (article 8), souvent associée au principe de légalité des délits et des peines (articles 5 et 7), la présomption d’innocence (article 9), la nécessité et la proportionnalité des peines (article 8). Elle supprime tout acte de torture (loi du 06 octobre 1791) mais ne va pas jusqu’à l’abolition de la peine de mort qui fut pourtant débattue et proposée dès 1791 durant le débats qui précédèrent la réforme du Code pénal. A partir de là, le corps est objet de punition non plus dans sa dimension sensible mais dans une dimension désormais instrumentalisée. Il est le porteur de la personne, ce qui le rend présent à la société et éventuellement cause de trouble de l’ordre public et toute peine affectant la personne doit passer par son corps par souci de protection de la société. Ce mouvement d’humanisation de la justice pénale correspond plutôt, selon Michel Foucault, à une répugnance de l’institution à afficher la face salissante de son œuvre.

481 La France a aboli la peine de mort par une loi du 09 octobre 1981.

482 Le Code pénal de 1810 prévoyait la déportation (article 7) et a concerné différentes catégories de personnes jusqu’en 1960 où elle fut supprimée. Des lois ponctuelles pouvaient également intervenir pour contraindre à l’exil les dirigeants du pays et éventuellement des membres de leur famille. La famille Bonaparte fut bannie par une loi du 1er

janvier 1816.

483 En réalité le placement sous surveillance électronique n’est pas une peine en soi mais une modalité d’exécution de la peine d’emprisonnement ou de la détention provisoire (avant jugement). Il consiste en une contrainte de rester à un domicile à certaines heures. Nous la citons cependant car elle représente une autre façon de saisir le corps pour le mettre à l’écart du mouvement social, même si elle permet souvent de sortir en journée et éventuellement d’exercer une activité professionnelle.

484 La réclusion à perpétuité existe en France. Elle n’est cependant souvent pas effective du fait de réductions de peines, de liberté conditionnelle et d’autres mesures destinées à humaniser la justice ou à favoriser la réinsertion du condamné.

entraîne toute une série de conséquences sociales et juridiques. Cependant, depuis peu, la mort touche un intérêt nouveau, qui concerne la collectivité anonyme. Il s’agit de la possibilité de prélever un organe pour le transplanter sur un autre individu.

Les progrès de la science ont produit des bouleversements de deux ordres au sujet de la mort : tout d’abord il a été possible de rendre réversibles des situations irréversibles en maintenant en vie et en jeu des personnes qui avaient franchi le cap de ce qui était considéré comme la mort jusqu’à une époque très récente ; ensuite il a été possible de sauver des vies grâce à des transplantations d’organes.

Cependant, le Code civil, objet de notre étude, se contente d’exiger des preuves de la mort, preuves que nous avons abordées, sans définir le fait. Ceci pour deux raisons. La première est que la mort est un fait qui se constate, éventuellement se déduit, mais dont l’expertise ne relève pas du domaine juridique. La seconde est que le Code civil fait implicitement référence à la mort cardio-respiratoire, la mort classique, celle qui paraît évidente et indiscutable. Pourtant, l’on a découvert depuis qu’il existait une autre forme de mort, la mort cérébrale. Peut-être ne l’a-t-on « découverte » qu’à partir du moment où l’on y a vu un intérêt médical, parce qu’on la voit déjà décrite dans Le Père Goriot :

Le dernier soupir de ce père devait être un soupir de joie. […] A compter de ce moment, sa physionomie garda la douloureuse empreinte du combat qui se livrait entre la mort et la vie dans une machine qui n’avait plus cette espèce de conscience cérébrale d’où résulte le sentiment du plaisir et de la douleur pour l’être humain485.

C’est cette mort qui offre les possibilités de prélèvements d’organes en vue d’une greffe. C’est donc celle-ci, dans les cas exceptionnels de décès qui laissent envisager un tel prélèvement, que l’on doit diagnostiquer. Le droit a pris en compte cette « nouvelle » mort et l’a définie mais en dehors du Code civil qui n’est pas concerné par cette mort qui répond à un intérêt collectif bien ciblé et de nature médicale.

Le Code civil envisage la preuve de la mort comme une constatation simple et marquée par l’évidence. Or cette approche de la mort ne peut convenir à la mort cérébrale, plus difficile à établir et donc plus discutable. L’impératif médical que représente l’implantation d’organes vivants a rendu nécessaire une véritable construction486 de la mort, tant par la médecine que par la loi, afin de donner une évidence intellectuelle à des faits qui en sont dépourvus. Au-delà des

485 Le Père Goriot, op. cit., p. 284-285.

486 Marcela Iacub, « La construction de la mort en droit français », Enquête [En ligne], 7 | 1999, mis en ligne le 15 juillet 2013.

occasions ponctuelles de constater que le droit fait de la fiction, nous nous trouvons ici face à une construction brute qui concerne tout le monde et pourrait remettre en question la façon dont on envisage le fait premier du monde humain : la vie.

Construire, c’est dessiner des contours et choisir ce qui se situe en-deçà et au-delà ; ce que le droit fabrique à l’occasion de la définition de la mort cérébrale est fait d’incertitudes transformées en faits intangibles et irrémédiables, le tout dessinant la mort. Ces incertitudes relatives à la définition de la mort sont abordées au titre de la mise hors-jeu des acteurs de la vie juridique parce qu’au-delà du fait de la mort, même si celui-ci est essentiel, elles mettent à jour la possibilité d’user du droit pour faire vivre ou mourir. Ici apparaissent les possibilités de puissance et les risques d’un droit qui dit ce qui est.

De ces faits objets de déclaration, l’individu émerge. Du moins l’individu social (mais que peut-il être d’autre ?). Il se constitue à partir du sens qui est attaché à ces quelques faits. Il est, à cet égard, envisagé comme un fait social, c’est-à-dire un fait qui intéresse la société et qu’elle va traiter. D’une certaine façon il fait l’objet d’une réification par celui même qui en fait un sujet de droit. C’est justement parce que le droit a une puissance créatrice, que son personnage, traité comme sujet, n’est qu’un objet conceptuel entre ses mains. On atteint ici la limite de la comparaison avec le monde du jeu théâtral et de la scène : le droit crée ses acteurs avant de les faire jouer, ce qui nous renvoie à l’image d’un droit auteur de fiction.

A sa naissance, la personne revêt du sens. Le droit l’enveloppe immédiatement dans un système de significations qui repose, à ce stade, sur l’idée d’héritage. Le nouveau-né est en relation de sens avec d’autres personnes de telle façon qu’il est localisé par rapport à elles sur des vecteurs de reconnaissance et de transmission.