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Une vie

Suis-je mort ou suis-je vivant ?182

Après la délimitation de son espace, l’un des premiers gestes du droit est de tracer une frontière entre la vie et la mort. Frontière invisible parce qu’elle est déduite de tout ce qui s’élabore à partir d’elle. Un être, un objet ou un phénomène n’est pris en compte par le droit que s’il est en relation de sens avec un être humain vivant. Le droit tient compte de la mort parce qu’elle éteint la vie d’un être humain ou parce qu’elle modifie celle d’un autre être humain vivant. La matière animée par ses propres moyens est une premiète étape dans la définition de la personne juridique, elle dit ce qu’est cette personne dans un regard qui embrasse l’ensemble des phénomènes environnants. Ainsi, ne peut être joueur sur le plateau juridique, qu’un être humain vivant. Ce qui paraît simple à premier vue ne l’est pas du tout et face à l’enjeu le plus fondamental de tous, les définitions juridiques du vivant et du non vivant varient. D’ailleurs, notre formulation est inexacte et contient sa contradiction : « la vie » du Code civil signifie en réalité la vie cumulée à la naissance de l’être humain, elle suppose donc autre chose qu’elle-même, sauf lorsque le droit en décide autrement. Pour entrer dans le droit et devenir personne il faut passer l’étape de la naissance, premier rite de passage qui transforme l’être en personne. Mais alors, la vie cumulée à la naissance apporte autre chose qu’elle-même, elle ne se contente pas de créer et rendre présent l’être humain, elle le crée à nouveau pour qu’il devienne une personne prise en compte par le droit : une personne juridique. Jusque-là la chose est assez simple, le droit ajoute une construction intellectuelle à un corps qui franchit un premier acte social, situé entre la nature et la culture. D’une certaine façon, c’est à l’être vivant d’accéder à sa personnalité juridique en se détachant de la matière première. Néanmoins, être une personne ne signifie pas que la matière n’existe pas, au contraire, et là commencent les positionnements sources de débats et de contradictions. Etre une personne, c’est affirmer sa matière physique comme étant autonome, avant de l’affirmer comme étant caractérisée par son sexe, son âge, les liens de sang. Le corps continue d’exister pour le droit et il

continue d’être la personne juridique, construction intellectuelle attestée par la matière et définie par elle.

Or, la matière elle-même n’est pas une réalité simple à relever, les frontières entre la vie insuffisante et la vie suffisante pour soutenir la personne ne sont pas données mais choisies. Ainsi en va-t-il d’un bout à l’autre du plateau de jeu, de l’apparition de la vie à sa disparition. Concernant la vie, contentons-nous de considérer qu’elle est le fait d’avoir « respiré de façon complète »183, bien que nous ne sachions pas décider avec fermeté que la respiration en soit un critère suffisant. Les débats autour de la fin de la vie témoignent de l’actualité de la question posée par don Juan face à l’œil vivant de son père mort :

Le crever ? Ce sera peut-être un parricide ?184

De même que le bras et la tête vivants de don Juan mort jettent l’effroi pendant la cérémonie de son inhumation. Nous ne saurions en effet affirmer sans de vifs débats si l’œil ou le bras font la personne vivante ou si l’on peut la considérer comme morte et faire disparaître son corps. C’est la définition de la personne qui vacille dans cette question ; c’est aussi la définition de la vie qui est posée. Néanmoins, en 1804, le droit ne se pose pas une question que seule la fiction peut envisager par l’intermédiaire du fantastique ou de la science-fiction avant que la médecine ne donne une pertinence à cette interrogation ; le corps n’est pleinement pris dans la protection du droit que parce qu’il est humain, né et qu’il porte en lui une vie jugée suffisante.

En plus de ces difficultés de détermination du passage de l’absence de vie à la vie et inversement, le droit doit arbitrer des intérêts sociaux qui peuvent aller à l’encontre de la réalité de la vie et de la mort. Il arrive alors qu’il choisisse de tourner le dos au réel afin de produire une fiction allant dans le sens de l’un ou de l’autre de ces intérêts. Dans ces cas-là, se révèle l’impossibilité de définir avec certitude l’état de vie et son contraire.

Par conséquent, le droit adopte deux grandes attitudes face à la naissance et la mort : dans la plupart des cas il se borne à constater une situation mais il arrive qu’il force un peu les choses et qu’il mette en jeu un joueur non né, de même qu’il pousse hors du plateau de jeu un joueur non définitivement mort. Dans le premier cas le droit donne sens à des faits qu’il reconnaît, dans le second il construit une idéalité censée remplacer le réel.

L’enjeu est l’existence de la personne aux yeux du droit. Or, si sa qualité d’être humain est prise en compte, c’est réellement en tant que personne juridique qu’elle est considérée comme une

183 Aubry et Rau, Cours de droit civil français, d’après l’ouvrage allemand de C.-S. Zachariae, op. cit., p. 164.

identité apte à agir et à produire des effets remarquables par le droit, il nous faut donc tenter de définir celle-ci.