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CHAPITRE III : CADRE CONCEPTUEL

SECTION 1 : LE RÔLE DE L’INSTITUTION

2. Sujet, assujettissement et tribu

Lorsqu’un individu x vient occuper une position p au sein d’une institution I, on dit qu’il est assujetti à - « c’est-à-dire à la fois soumis à et soutenu par » (Chevallard, 2003, p. 82) - l’institution dont il devient un sujet. En d’autres termes, l’institution I soumet les activités de ses sujets à un ensemble de contraintes, règles, normes et rituels qui précisent les attentes institutionnelles envers les individus agissant au sein de I. Les individus doivent satisfaire ces attentes en adaptant, au moins en partie, leurs actions aux exigences institutionnelles. Les individus établissent et développent alors des rapports personnels aux divers objets de ces institutions. Chevallard définit un objet o comme étant « toute

œuvre, c’est-à-dire tout produit intentionnel de l’activité humaine » (ibidem, p.81).

Lorsque les rapports établis ne sont pas conformes aux rapports institutionnels attendus

RI(p,o), les personnes sont dites être des mauvais sujets de I, ne connaissant pas ou

connaissant mal l’objet o. Toutefois, chaque institution a son propre degré de tolérance défini par des déterminations qui délimitent un champ de manœuvre pour ses sujets : un individu est rarement un sujet parfait aux yeux de l’institution. Par ailleurs, un individu peut essayer de sortir de ce champ tout en restant sujet de I, mais alors il prend des risques, sa situation sera plus "lourde à porter".

Ce phénomène de décalage entre attente institutionnelle et comportement effectif du sujet est d’autant plus difficile à éviter que les individus sont assujettis à de multiples institutions (famille, communauté….) simultanément et ne peuvent être purs sujets d’une seule institution ; c’est pourquoi certaines personnes peuvent apparaître comme de mauvais sujets d’une institution donnée mais pas des autres. Il y a « régulièrement,

institutionnalisation des rapports institutionnels, c’est-à-dire reprise et poursuite des processus par lesquels les rapports institutionnels se sont un jour formés » (ibidem,

p.85). Ces multiples assujettissements permettent de définir la personne qu’un individu est ou qu’il devient : selon Corcuff (cité dans Matheron, 2010, p.41), « si les individus

construisent collectivement les institutions et les classifications qui leur sont associées, celles-ci leur donnent donc en retour des principes d’identification qui vont leur permettre de se penser et de penser le monde ». Réciproquement, « les sujets d’une

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institution, qui permettent déjà à celle-ci de vivre, contribuent-ils en même temps à la faire évoluer, en exerçant une pression institutrice sur les rapports institutionnels »

(Chevallard, 2003, p.85).

Tout sujet d’une institution I en position p est soumis à une formation institutionnelle, soit un « ensemble des influences exercées par les rapports RI(p,o) sur les personnes occupant la position p » (ibidem, p.88) visant à le conformer à son rôle en position p,

donc à en faire un bon sujet de I. Lors de toute formation, la construction de nouveaux rapports personnels se conformant au rapport institutionnel attendu ou la modification de certains rapports peut entrer en conflit avec des rapports anciens qui peuvent être alors détruits ou au contraire lui servent de points d’appui. Ainsi, « l’organisation d’une

formation suppose donc l’identification des principaux assujettissements sensibles des sujets de la formation, c’est-à-dire de ces assujettissements qui fonctionneront en obstacle ou en appui à la formation » (ibidem, p.92). Le but de cette identification est de

repérer des catégories de personnes, dites "espèces", qui partagent les mêmes assujettissements sensibles. Il est alors possible d’adapter la formation à ces personnes afin de les faire « changer ensemble, dans une communauté de "pairs" vécue comme une

"tribu" en changement » (ibidem, p.93). Cette notion de tribu est très importante pour

notre travail, étant donné qu’elle permet d’expliquer certains aspects des effets des relations sociales entre les étudiants membres d’une tribu sur leur travail personnel. Nous retenons alors le passage suivant du texte de Chevallard : « A priori tribu parmi d’autres

(la famille, le groupe de copains, etc.), généralement fragmentée en clans de quelques personnes, le groupe de formation (la classe, la promotion, etc.), pourra ainsi fonctionner comme une contre-tribu fabriquant et imposant peu à peu ses propres rapports institutionnels. Référé à la tribu ou au clan au sein duquel il s’institue, le changement cognitif apparaît alors comme un processus dans lequel chacun aide l’autre à assumer le changement parce que tous changent ensemble, chacun étant le témoin du changement des autres et témoignant de son acceptation non tant de son propre changement que du changement des autres. Tel est le schéma par lequel on a répondu depuis toujours, de manière apparemment indépassable, à une difficulté elle-même incontournable : la difficulté à s’arracher au passé, à ses évidences, à son "innocence". Quelques-uns, peut-être, peuvent changer tout seuls, solitairement. (...) L’immense majorité des personnes change en fait solidairement, au sein d’un groupe, d’une bande, d’une tribu, d’une classe, d’un "collège invisible" » (ibidem, p.93). Ainsi, nous ferons

référence à une contre-tribu au sens d’un ensemble d’individus qui, contrairement à une tribu, changent ensemble à contre-courant en essayant de s’opposer aux attentes institutionnelles.

Dans ce même contexte, Matheron (2010) évoque dans l’avant-propos de son livre

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anthropologique les « petites tribus humaines […] constituées des classes ordinaires du système éducatif s’appliquant à l’étude des mathématiques sous la direction d’un professeur » et les « activités auxquelles celles-ci s’adonnent selon des rites, des temporalités, des pratiques plus ou moins réglées, et qui, en retour, produisent des comportements » (pp.16-17). De même, Monfort (2000) parle d’un effet de groupe qui se

développe au fils de l’année avec des étudiants qui imposent leurs propres normes de comportement à travers une pression collective (cf. chapitre II section 3). Nous pouvons associer cela au fonctionnement d’une contre-tribu telle que nous l’entendons.

Ceci nous amène à formuler une de nos questions de recherche : quelles relations sociales favorisent-elles un travail personnel "réussi", en considérant les relations qui se développent entre les étudiants, ainsi que celles établies avec les professeurs ?