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4. Méthodologie de la recherche

4.2. Suivre l’objet sous toutes ses formes

Dans le cours de l’enquête et une fois celle-ci terminée, la remise en question des « lieux » comme terrains à comparer s’est reposée, parce que l’objet de la recherche s’était déplacé et que les matériaux récoltés étaient plus variés que prévus. L’introduction progressive d’hypothèses, parfois peu formulées, qui redéfinissent l’objet même de la recherche est difficile à saisir dans le temps du travail, l’adaptation se fait parfois sans l’énoncer clairement.

La méthode est inductive, elle a consisté pendant presque tout le temps du doctorat en un va- et-vient entre terrain et rédaction de « notes », « monographies », et autres tentatives descriptives redéfinissant les points d’intérêts et les thèmes qui seraient abordés dans la suite de l’enquête. Dans ces écritures, l’exercice de la description a longtemps été au centre de mes préoccupations, sous l’influence de l’Actor-Network-Theory (ANT) comme méthodologie de la description (Dumez, 2011). Inapplicable comme théorie (Latour, 2004, 154), l’ANT peut être entendu comme une invitation à suivre l’action comme « changement dans les états du monde » (Dumez, 2011, 30) et met la description, « étagement ordonné de manières de voir » (Ibid., 34), au cœur de sa pratique, permettant ensuite de « retrouver le stade explicatif de manière plus riche » (Ibid., 35). Cette méthode permet également une forme de généralisation : c’est désormais à « l’acteur-réseau (…) que revient la charge de décider s’il est dans le niveau microsociologique ou macrosociologique. L’échelle n’est pas la conséquence du choix d’un parti descriptif ou interprétatif de la part de l’historien ou du sociologue, mais elle est la conséquence de la décision de l’acteur à propos de la dimension de son propre cadre d’expérience » (Fabiani, 2007, 27). Les outils que l’on utilise « ne sont jamais de « simples » outils prêts à l’usage : ils modifient toujours les objectifs que vous avez à l’esprit » (Latour, 2004, 156) et la place centrale que prennent le dossier et les documents à la fin de l’enquête et dans la thèse est directement issue de l’influence de l’outil ANT.

Avec la diversité des matériaux récoltés, je me suis éloignée d’une méthodologie strictement « sociologie des organisations », dans laquelle l’entretien semi-directif est le principal sinon le seul moyen d’enquête utile et nécessaire – il n’est jamais fait mention d’un autre (Friedberg, 1988). Au-delà des constats organisationnels, la collecte des données s’était tournée

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progressivement vers la recherche des actions et interactions qui participent des différents critères de la décision. Se donner les différents outils pour analyser le processus, c’est l’étudier dans ses dimensions collective, spatiale et temporelle, chercher où, qui et surtout comment il est déroulé. Ainsi l’’attention aux situations comme unité d’observation, utilisée par l’ethnographie (Joseph, 1982) et reprise par la sociologie pragmatique, « permet de se documenter sur les ajustements concrets en cours d’action réalisés par les personnes » (Breviglieri & Stavo-Debauge, 1999, en ligne) et de se concentrer sur l’action en train de se faire. Les pragmatiques ne réduisent pas pour autant le social à la situation1 : « la situation n’importe pas en tant qu’elle est le lieu et le bon niveau de la constitution de la société (comme dans certaines versions de la ‘micro-sociologie’) » (Ibid.), elle est aussi une ouverture vers des temporalités différentes (à travers le dossier notamment), et « susceptible de mettre la pluralité ouverte des manières d’agir et de traiter le monde dont disposent les acteurs » (Ibid.).

Les matériaux collectés (entretiens, observations au travail, observations d’audiences, lectures approfondies de dossiers) répondent à une nécessité de suivre tous les agents, supports ou lieux de la décision. Sans être tout à fait ethnographique2, la méthode reconstituée a posteriori est combinatoire (Dodier & Baszanger, 1997). En cherchant à observer la décision dans toutes ses étapes et ses états, l’enquête « circule entre plusieurs chantiers, au fur et à mesure des dimensions qui apparaissent pertinentes » (Dodier & Baszanger, 1997, 51). La collecte de situations et d’actions a conduit ainsi à « désagréger les acteurs collectifs » (Dodier, 1993, 36), les lieux, professions, types, etc., au profit d’une reconstitution, recomposition, de personnes génériques et de « la production d’une combinatoire des situations possibles » (Dodier & Baszanger, 1997, 51). Dans cette perspective pragmatique, la variété des matériaux n’est pas une difficulté, mais bien une solution pour tenter de comprendre le travail sous tous ses aspects, y compris les moins accessibles ou les moins visibles. Les entretiens qui permettent de comprendre les points d’intérêt des acteurs, parce que « c’est en posant des questions aux acteurs que l’on comprend les entités dont ils tiennent compte autour d’eux » (Dodier, 1993, 41), montrent certaines limites : la compréhension d’un travail solitaire (lecture de dossier, écriture de jugement ou d’avis) ou au contraire collectif (audience) nécessite de recourir à d’autres méthodes d’enquêtes, de même que le rôle central (pointé d’abord par les acteurs eux- mêmes) des nombreux écrits ou de leur transmission. L’observation permettait d’accéder « au grain de l’activité dans lequel se révèlent les multiples opérations auxquelles se livrent les personnes pour agir dans un univers complexe » (Dodier & Baszanger, 1997, 61).

Entrer dans l’épaisseur de l’activité nécessite en pratique une part de « bricolage » dans les techniques d’enquête (elles ont beau exister, c’est sans doute le propre d’un travail d’apprentissage : « everyone has to invent the method for themself » (H. Becker, 17 octobre 2014, CNAM). La filature des cas dans leurs différentes étapes est une reconstitution : nous procédons en mettant bout à bout les entretiens, observations dans les situations de travail et

1 L’école de Chicago postule notamment une « primauté objective de l’interaction entre acteurs sociaux sur

l’identité et les stratégies de ces acteurs » (Joseph, 1982, 229).

2 Notamment du fait des évolutions de l’objet et de la méthode, mais aussi par choix, l’enquête ne répond à toutess

les caractéristiques d’une enquête ethnographique, en particulier la présence prolongée sur le terrain (Beaud & Weber, 2010).

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études de dossiers, pour reconstituer les différentes étapes de cadrages des cas. La trajectoire recomposée est une fiction, puisqu’on cherche à rendre compte de tout ce qui peut intervenir tout le long des interventions.

Le passage de l’organisation à sa désagrégation ne veut pas dire renoncer aux premières postures de recherches. Les constats sur les organisations locales et les acteurs sont un aspect important de la thèse, parce que c’est ce que j’ai cherché un long moment sur les différents terrains. De la sociologie des organisations, j’ai aussi gardé la posture, « le sociologue est extérieur à son terrain d’enquête : il n’y participe pas » (Friedberg, 1988, 105). Ainsi si les matériaux sont variés et qu’ils répondent à un besoin de suivre la décision, le temps et le dispositif d’enquête dans les différents lieux n’ont jamais été très longs et mon attitude très rarement active, ce qui est un choix. Pour les observations d’audiences par exemple, il est très facile de se faire tout petit, au point qu’il est arrivé une fois que les magistrats délibèrent sans mentionner ma présence1. Le dispositif d’enquête se situe entre le refus d’une proximité trop proche et l’envie de comprendre les multiples facettes de l’action en accédant à ses différentes formes.