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4. Méthodologie de la recherche

4.3. Enquêter : opportunisme et contingence

L’enquête est aussi le résultat des limites imposées par les acteurs, les lieux, le temps et l’enquêtrice.

Au sein d’institutions fermées, aussi bien en prison qu’au tribunal, l’enquête se plie aux opportunités et j’ai pris ce qui m’a été donné à voir. Il s’agit parfois de hasard, d’être là au bon moment : voir un détenu à son audition et à son audience, assister à une conversation avec un directeur, lire un jugement qui contient tel ou tel argument, etc. Les situations rencontrées ne donnent qu’une vision parcellaire, des exemples qui n’en sont pas et qui poussent à s’interroger sur la pertinence d’une illustration, sur le caractère exceptionnel d’une scène à laquelle on assiste. C’est en cela que le recul par rapport à l’enquête est délicat : il faut accepter les fruits du hasard, d’utiliser les données pour leur faire dire quelque chose, quand je considère parfois qu’elles ne représentent rien. A ce titre, désagréger les organisations permet aussi un tour de passe-passe qui préserve l’anonymat des acteurs.

Prendre ce qu’on nous donne à voir, c’est aussi laisser les acteurs montrer ce qu’ils peuvent ou ce qu’ils veulent. Sur le premier terrain de la recherche, ma curiosité pour le travail de cabinet des magistrats m’a poussé à leur demander de pouvoir les regarder travailler – ce qui a été accepté par certains, refusé par d’autres. Sur le second terrain, la même demande a été

1 Les magistrats ce jour-là n’avaient sans doute pas oublié ma présence – au contraire ils avaient peut-être décidé de me laisser assister à leur délibération. Il est quand même facile de se faire oublier en observant des audiences : si le président demandait au détenu et à son avocat leur accord sur ma présence, ce qu’il oubliait souvent, l’avocat approuvait systématiquement et le détenu n’y prêtait que rarement attention, souvent stressé par la situation, ignorant parfois la composition du tribunal (entre les trois magistrats, le substitut, le greffier et le directeur, les détenus ne savent pas toujours qui est qui, certains présidents prennent la peine de présenter le tribunal, d’autres non).

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transformée par les magistrats : habitués à avoir des stagiaires, ils m’ont proposé de lire comme eux les dossiers avant l’audience, seule. Pour mener une enquête sur différents terrains en les rendant comparables, j’aurais dû insister pour y voir la même chose. Je ne l’ai pas fait, parce que la proposition répondait à la question que je me posais alors sur l’importance des dossiers, m’offrait une nouvelle perspective sur la construction des cas et me permettait d’entrer autrement dans l’épaisseur de la décision.

Il faut aussi indiquer que l’enquête s’est déroulée dans un moment particulier de la vie des tribunaux. Alors que l’objet de la recherche portait sur un « nouveau » tribunal installé en 2007, l’enquête s’est déroulée vers la fin des mandats des premiers magistrats, entre leur sixième et huitième (dernière) année. L’émergence du thème de la « routine », par exemple, dans l’étude d’un tribunal nouveau peut surprendre, il est lié à ce moment, les magistrats de certaines chambres stables travaillant à trois depuis huit ans. C’est ici la méthode inductive qui fait émerger ce thème de la routine : arrivée sur un terrain en pensant qu’il est nouveau, ce sont les acteurs qui réorientent la recherche en discutant leur façon de travailler. L’enquête est aussi teintée de cette fin des mandats, de leur éventuel renouvellement, des inquiétudes en entretien de ceux qui vont partir et de ceux qui ne savent pas ce qui va leur arriver, des audiences avec des magistrats qui siègent ensemble depuis huit ans ou au contraire depuis deux jours, mais aussi d’une certaine liberté de ton pour ceux qui savent qu’ils en ont terminé avec le TAP. J’en ai fait mon parti : les hasards des mouvements, des décompositions ou recompositions de chambre et des professions peuvent se dissoudre dans les personnes génériques.

C’est par l’enquête que le spectre de l’objet d’étude s’élargit ou s’affine, par choix ou par opportunité. Dans le fil de l’enquête, l’objet de recherche s’est d’abord élargi : du tribunal à tous les acteurs institutionnels qui participent à la décision. Il a ensuite fallu le limiter afin de pouvoir justement accéder à son épaisseur. Le choix d’exclure le suivi des guidances mises en place dans le cadre des mesures accordées par le TAP s’est peu à peu imposé : il permet de limiter le cadre de la recherche et d’écarter le terrain difficile d’accès des maisons de justice. Le choix de se concentrer sur la prise de décision des TAP dans le cadre des demandes d’aménagements qui sont introduits par les détenus, et non pas sur la suite du processus de sortie explique la place du ministère public dans la thèse, peu présent, puisque l’essentiel de son travail dans l’application des peines se passe après la décision du tribunal d’accorder une mesure, sous la forme du contrôle des guidances, dans les demandes de révocation, les contacts avec la police dans ce cadre, etc. ; ce choix explique que les assistants de justice soient peu présents dans la thèse, puisque le cœur de métier réside après, dans le suivi des guidances ; ce choix a conduit finalement à écarter une partie des matériaux récoltés, les audiences de révocations en particulier, au cours desquelles le rôle des acteurs, les problématiques, les critères ne sont plus les mêmes (les audiences de révocations ont été exclues, mais pas les demandes faites par des détenus qui ont déjà bénéficié d’un aménagement révoqué).

Les victimes finalement apparaissent peu dans la thèse, alors qu’elles sont au cœur des préoccupations politique et législative, qu’on abordera dans le chapitre I. Il ne s’agit pas d’un choix, mais de l’effet de leur absence sur le terrain.

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puzzle que l’étude réassemble. La méthode inductive est rigoureuse : l’enquête mène à une écriture qui détermine les questions qui orientent la suite de l’enquête, etc. Il faut pourtant arrêter l’enquête à un certain point et les nouvelles questions ne peuvent plus donner lieu à de nouvelles investigations. Une partie du travail reste donc non finie, une question plus qu’un résultat. C’est en écrivant et en mettant à plat les données récoltées que les constats émergent. Le choix de la méthode de l’écriture est le même que tous les autres : parce que c’est l’étude d’un processus, l’écriture montre ses étapes et sa pluralité. Il s’agit de le raconter comme on me l’a raconté en mettant de l’ordre et en se demandant tout le long « de quoi est-ce qu’on raconte l’histoire ». Parce que quand on raconte un processus, les étapes sont liées entre elles, que « chacune crée les conditions propices ou nécessaires à la suivante » (Becker, 2002, 110), il faut toujours garder à l’esprit le cadre général, le sens de l’histoire et de la démonstration.

4.4. (Re)contruire le processus doctoral

L’étude telle que présentée ici, la méthodologie et les sociologies mobilisées, sont le résultat d’un processus doctoral. Après des études universitaires en histoire d’abord, puis en science politique (avec un fort accent sociologique), mon intérêt pour la prison et pour l’application des peines en particulier est issu de ma participation à une recherche menée par Christian Mouhanna, sur la coordination des politiques judiciaire et pénitentiaire en France (Mouhanna, 2011) – c’est à cette occasion que je suis rentrée pour la première fois dans une prison, vidée de ses détenus pour cause de déménagement. Ainsi, l’opportunité de faire une thèse en Belgique sur « le tribunal de l’application des peines », dans le cadre du projet PAI « Justice and Population » m’a enthousiasmée. En octobre 2012, le travail de thèse a débuté avec cet objet de recherche, plutôt qu’avec une question sur le tribunal de l’application des peines. Cet objet a progressivement été précisé et spécifié : c’est un processus, « la prise de décision du tribunal », collectif, et sociologique, « en tenant compte de tous les acteurs et actions qui y participent ». Le tribunal belge de l’application des peines présente dès le premier abord des aspects intéressants : il est issu d’une juridictionnalisation récente de la matière, c’est un tribunal échevinal et collégial. En arrivant en Belgique, dans un centre de sociologie pratiquant en particulier la sociologie des organisations, et forte de ma connaissance de l’application des peines en France, j’ai engagé dès le début de la recherche des entretiens exploratoires avec les juges du TAP. Ces entretiens m’ont montré tout l’intérêt et toute la pertinence du sujet : ce tribunal est en fait pris dans un dispositif plus complexe d’équilibre entre justice et administration, ce qui m’étonne et m’interroge. En écoutant ce que les juges disent de leur travail, il semble ainsi dès le départ qu’il faille élargir le champ de l’enquête, en incluant non seulement la prison (ce qui était prévu), mais aussi la DGD, le SPS central et les maisons de justice ; ces choix se confirment au fur et à mesure des entretiens, notamment avec certains acteurs ayant une vue d’ensemble sur le dispositif et ayant exercé à différentes places au sein de celui-ci. La première année, consacrée à l’enquête dans le premier site de recherche, se clôt avec la rédaction d’une monographie au cours de laquelle ressortent certains points d’intérêt du

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terrain, une partie étant encore consacrée au suivi des guidances après la décision. Ce travail d’écriture se fait en parallèle avec un programme de lecture, notamment de travaux de l’ANT insistant sur la place de la description et des opérations de traduction réalisées dans les processus (Callon, 1986; Dumez, 2011; Latour, 1996). A ce titre, l’article sur le « pédofil » de Boa-Vista, dans lequel Bruno Latour montre par la description comment la référence scientifique est un processus qui entraine réduction et amplification et qu’elle est le moyen de remonter cette chaîne de transformation, me fascine, surtout par la force de l’explication issue de cette description microscopique. Il reste de cette étape une attention aux situations au niveau micro : ce n’est que par la description (certes organisée et filtrée) de ce que les gens font qu’on peut le comprendre. L’idée selon laquelle « la société est le résultat toujours provisoire des actions en cours » (Akrich, Callon, & Latour, 2006, 267) suit son chemin. Un exemple observé sur le premier terrain d’enquête me pousse également à m’intéresser à ce qui n’est pas encore les trajectoires des demandes : c’est par hasard que je peux observer l’audition d’un détenu, dans la détention, avec le directeur, et que je le retrouve à l’audience quelques jours plus tard – exemple que j’ai souvent utilisé ensuite et qui permettait de mettre en avant le rôle des directeurs comme relais d’information, mais aussi l’importance des différents lieux, des communications, etc. A la fin du premier travail d’écriture, les lignes ont donc déjà bougé et je conçois qu’il s’agit d’un processus.

Extrait de carnet de terrain, février 2014 : « C’est un processus par étape et par lieux. A chacune de ces étapes, une pièce est ajoutée, un élément s’empile sur les autres et la demande, s’épaissit, échoue, repart, revient. Comprendre ce processus et surtout les éléments, les moments, les actions qui le compose = prendre la place de la demande. En se mettant à la place, non pas du détenu, ni tout à fait du dossier, mais de la tentative de sortie, on peut rencontrer tous les professionnels qui prennent en charge la demande à un moment. Pour suivre le parcours complet, le plus complexe, en regardant tout le long les raccourcis possibles. (Comme dans un livre à choix, « livre dont tu es le héros » pour les enfants, construit toi-même ton aventure, les différentes décisions et jalons peuvent faire prendre des raccourcis ou au contraire des étapes supplémentaires. Ici ce ne serait plutôt : « Si tu es un … et que ton dossier est classé niveau 4, continue vers la page 7, sinon, va directement à la page 12). »

En 2014, nous échangons lors d’un séminaire avec Veerle Scheirs, spécialiste des TAP en Belgique. Elle souligne en particulier la place des routines au tribunal et des rapports SPS dans les décisions, ce qui influencera ma vision du processus, et elle me prévient déjà que mes intentions sont trop larges et qu’il faudra sans doute abandonner certains aspects en route, faire des choix. Elle avait, dans sa thèse, laissé de côté les guidances. De mon côté je n’imagine plus laisser de côté les décisions de la DGD qui me semblent trop importante dans les processus, les guidances pouvant alors être exclues pour se consacrer aux décisions administrative et judiciaire, tout en restant centré sur le tribunal.

J’entre donc au deuxième TAP avec ces idées en tête, en multipliant les tentatives pour comprendre leur prise de décision par ailleurs, à la DGD et en prison. Dans le même temps, nous co-organisons dans le cadre du projet PAI, une conférence sur la coopération dans la chaîne pénale – thème choisi pour englober nos approches et celles de collègues de la KUL travaillant sur « trust ». Ce travail sur la coopération, mené avec Christophe Dubois, a été déterminant : c’est à ce moment que j’ai entamé sur ses conseils la lecture de Karl Weick, mais aussi celle du travail de Anselm Strauss sur les routines, puis sur la maladie et les trajectoires, puis celle de

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Nicolas Dodier sur l’expertise médicale. L’ensemble fait sens à plus d’un titre : sans pouvoir à ce moment-là les comprendre ensemble (même si l’héritage est clair et assumé), ces auteurs abordent des processus de qualification du monde. Je commence ainsi (alors qu’on me l’avait déjà conseillé quasiment un an auparavant lors d’un colloque) à lire Nicolas Dodier, sans tout à fait le comprendre.

Le travail sur la coopération se fait en partie en anglais. Au-delà du fait que la traduction d’un travail en train de se faire oblige à le penser plus clairement, le fait d’aborder Karl Weick en anglais permet aussi de se rapprocher d’une pensée anglo-saxonne, ouverte sur la pluralité du monde et éloignée des écoles de sociologie à la française1. Il en va de même des échanges avec Neil Hutton, spécialiste du sentencing, à l’occasion de cette conférence puis plus tard d’un séjour de recherche à Glasgow. A la fin de ce travail sur la coopération, le glissement vers la question des processus de décision était complet. D’une part la notion d’enactment avait émergé, abordée d’abord par la lecture de Weick, puis suite à une intervention de Howard Becker au CNAM à la fin 2014, puis par R. Freeman et S. Sturdy lors d’un séminaire début 2015 ; d’autre part les notions d’articulation et de trajectoire de Strauss et l’utilisation de son travail par Isabelle Baszenger et Nicolas Dodier permettaient, dans la méthode et la théorie, d’effectuer ce passage de l’acteur à l’action en tenant compte des contraintes situationnelles (auxquelles j’ajoute les contraintes organisationnelles), des tensions et des ajustements qu’elles impliquent. Ce passage devait nécessiter une adaptation du matériau récolté mais aussi et peut- être surtout de la façon de le restituer, vers une déconstruction et une description des gestes isolés (et interdépendants) pour les reporter dans le fil du processus général : « Un travail d’articulation doit être fait pour que les efforts collectifs de l’équipe soient finalement plus que l’assemblage chaotique de fragments épars de travail accompli » (Strauss, 1992, 191).

A partir de là, il est aisé de rattacher la recherche à une sociologie qui appréhende le droit par ses usages, dans un cadre de sociologie générale, sociologie qui a certes des objets et des approches variées, mais qui partage cet approche du droit, dans les différents lieux où on peut l’observer : en prison avec la thèse de Y. Bouagga (Bouagga, 2013), dans les administrations, avec le travail de J-M. Weller (Weller, 2008, 2011), dans les lieux de justice, avec notamment le travail de B. Latour sur le conseil d’Etat (Latour, 2002) (dans la démarche ici plutôt que dans la posture), mais aussi dans les transformations qu’il subit avec les études sur la judiciarisation et notamment la thèse de V-A. Chappe (Chappe, 2013). Celui-ci invite à l’étude pragmatique des phénomènes de judiciairisation, phénomènes détectés et soulignés par J. Commaille (Commaille & Dumoulin, 2009; Commaille et al., 2000), afin « d’éclairer ainsi sur un jour différent la question de la judiciarisation à partir de l’expérience située qu’en ont les individus » (Chappe, 2013, 614).

Dès lors que je me suis ainsi inscrite progressivement dans une sociologique pragmatique,

1 L’anglais fait le pont entre les différentes écoles qui participent à construire la sociologie pragmatique, depuis

les pragmatistes américains (W. James, J. Dewey, G. Mead, C. Pierce), dont l’héritage est discuté par les sociologues pragmatiques français, entre ceux qui leurs accordent une influence indirecte « si l’influence sur elle du pragmatisme est décisive (tout particulièrement à travers le relais offert par la tradition sociologique interactionniste et goffmanienne, ainsi que par l’ethnométhodologie), ses sources d’inspiration n’en sont pas moins variées » (Barthe et al., 2014, 176) et ceux qui assument cet héritage de pragmatisme à sociologie (Ogien, 2014).

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centrée sur l’action : il me faut donc rendre compte des activités et des interactions concrètes, tout en reportant ces activités dans le fil du processus général. Pour reconstruire ce processus avec les éléments récolté sur le terrain, il m’a donc fallu manœuvrer pour reconstituer cette trajectoire que je n’avais pas observé d’un bout à l’autre. Comme « la comparaison continue ne porte pas nécessairement sur des entités collectives, mais plutôt sur des situations ou des types d’activité inventoriés par le sociologue et étudiés dans leurs articulations » (Strauss, 1992), l’idée est bien de se détacher au fur et à mesure de ces entités collectives pour suivre le cas de bout en bout. Finalement pragmatique, j’avais déplacé l’objet d’analyse vers l’action.

L’enjeu est alors de faire tenir dans le même plan, dans le même compte-rendu, les différentes sociologies mobilisées (qui héritent les unes des autres), les processus de l’application des peines, les différents matériaux récoltés pour reconstituer la trajectoire des cas. Cette trajectoire est autant la trajectoire des situations dans l’empirie (par quelles étapes, par quels acteurs etc. passe la demande) que la trajectoire analytique (quelles épreuves, institutionnelles, organisationnelle, dans l’action), par laquelle passe le cas, qui s’en trouve façonné, ainsi que la décision elle-même.