• Aucun résultat trouvé

Le droit de l’application des peines

L’ ÉMERGENCE DU DROIT DE L ’ APPLICATION DES PEINES

1. Problématisations multiples de l’application des peines

1.3. La problématisation des juristes

A partir des années 1980, on voit apparaître des volontés de transfert des compétences de l’application des peines vers la justice, cette fois-ci de la part de certains juristes. Les propositions restent confinées dans le milieu des spécialistes et ne semblent avoir qu’un faible écho (Devresse, 2013, §8). Les arguments principaux de la critique du fonctionnement sont le manque de garanties légales, l’arbitraire des décisions de libération ou de maintien en détention, qui finissent par empiéter sur les décisions judiciaires des juridictions du fond et maintiennent les détenus dans l’incertitude. Cette incertitude est notamment due aux changements de politiques en fonction des ministres de la Justice, entièrement maître des critères et des octrois. Les études sur la LC ont mis en avant cette contestation par des juristes, ainsi que son faible écho sur les décideurs politiques : « les académiques plaident pour le transfert de la décision de toutes les formes de libérations anticipées du Ministre vers une instance judiciaire indépendante (Eliaerts et Rozie 1978, Eliaerts 1980), mais la première tentative pour l’introduction d’un tribunal de l’application des peines en 1985 (Legros 1985) n’a pas réussi à trouver de soutien politique » (Snacken et al., 2010, 80)1. Les références citées ici constituent l’essentiel des propositions juridiques et des critiques de l’exécution des peines regroupant des propositions variées2.

La tentative la plus avancée de réforme de l’application des peines portant cette question, à laquelle il est fait référence ci-dessus, est l’« Avant-projet de code pénal » en 1985 de Robert Legros, Commissaire Royal à la réforme du code pénal et qui n’aboutira pas3. La pièce maîtresse du projet est la création d’un tribunal de l’application des peines : composé de trois magistrats professionnels, il a dans le projet des compétences plus vastes que celles de l’actuel TAP (il est déjà chargé de la défense sociale). L’exposé des motifs montre la volonté claire de l’introduction du droit dans le système de l’application des peines, « la libération n’est pas un droit, mais c’est un droit de demander à l’obtenir » (p. 167), le but étant déjà d’aller vers « une justice entourée de plus de garanties que le régime actuel ».

R. Legros renvoie également à une proposition de loi datant de 1982 et à une étude du Conseil

1 Traduction libre : “ Academics argued in favor of a transfer of the authority to decide on early release in all

forms from the Minister to an independent judicial body (Eliaerts and Rozie 1978: Eliaerts 1980), but a first attempt to introduce Sentence Implementation Courts in 1985 (Legros 1985) failed to gather a political support”

2 Ces références sont essentiellement en néerlandais : Eliaerts C. and Rozie M., 1978, “Toezicht op de uitvoering

van de straf”, Rechtskundig Weekblad, 41, 2409-28 ; Eliaerts C., 1980, “De herziening van de wet op de voorwaardelijke invrijheidstelling: op weg naar een “strafuitvoeringgsrecht”, Panopticon, 1, 184-96 ; Elias C. et Peters T, « Le tribunal de l’application des peines », Annales de droit, octobre 1986. Dans l’exposé des motifs de la loi créant les commissions de libération conditionnelle (CLC) en 1997, il est aussi fait référence au mécontentement de la magistrature sur la non-exécution des peines et à des propositions pour l’introduction d’un juge décidant des libérations anticipées depuis les années 1930, Doc. Parl. Sénat, 1-589/1, 26 mars 1997, p. 6.

50

Supérieur de la Politique pénitentiaire : toutes ces tentatives de changements et avis vont dans le sens de la nécessité de créer une juridiction en charge de la matière. L’argument principal est juridique, le droit pénal étant le « domaine du droit où l’homme est le plus directement concerné : sa liberté, son honneur, le respect de sa personne, ses biens » (p. 174), il semble raisonnable de confier la responsabilité de sa libération à une juridiction. En effet, une fois la peine fixée par la justice, le système de libération par le ministère entraîne, et ce de plus en plus, une modification inadmissible de la peine : « le tribunal détermine la peine. L’administratif exécute cette décision. Exécuter, ce n’est pas modifier, aménager (…) ni, non plus, ne pas exécuter, ce qui arrive, comme chacun sait » (p. 176). Après la problématisation du point de vue du droit des détenus, les juristes contestent le pouvoir de l’exécutif sur les décisions de justice – si les deux problématisations ne sont pas les mêmes, la solution prônée est la même.

La question centrale de la non-exécution des peines est mise en avant par R. Legros pour montrer l’ingérence de l’exécutif dans les décisions de justice. Des voix s’élèvent alors en protestation contre la non mise à exécution des courtes peines, argument qui sera également invoqué au moment de la réforme de 1998 et qui l’est encore aujourd’hui. La non-exécution des courtes peines est en effet régulièrement en question chez les juges et discutés par les criminologues (Beyens et al., 2010; Snacken, Eliaerts, & Peters, 1987). Plusieurs éléments participent au débat : c’est sur ces peines que l’utilité de l’incarcération est le plus facilement remise en question, elles sont souvent destinées à couvrir une détention préventive, les juges ne sont pas toujours disposés à substituer d’autres mesures à la peine de prison, la non-exécution des courtes peines les pousse à prononcer des peines plus longues, etc. En lien direct avec la question de la surpopulation carcérale, la gestion des courtes peines est un enjeu crucial des politiques pénitentiaires. En ce qui concerne l’exécution en particulier de ces peines, la loi de 2006 va créer une ligne entre les peines de moins de trois ans et les peines de plus de trois ans. Ici la juridictionnalisation est une revendication de juristes, pour répondre à ce qui est considéré comme une incursion du pouvoir exécutif dans le pouvoir judiciaire.

L’avant-projet de R. Legros n’aboutit pas. Alors que les juristes sont nombreux à plaider pour une judiciarisation de l’application des peines, rien n’est fait dans ce sens avant les années 1990 et en particulier la crise que provoque l’affaire Dutroux. Une des raisons du blocage de ces réformes, sans doute la raison principale, est explicitée par R. Legros dans l’avant-projet : c’est la question du budget nécessaire pour mettre en place un tel tribunal. Le commissaire Legros n’a d’ailleurs pas eu les moyens de calculer les moyens nécessaires ! La réponse qu’il propose pour pallier cette difficulté ne semble pas à la hauteur du coût1 et les commentateurs ne s’y trompent pas : « le tribunal de l’application des peines est, certainement, une innovation importante mais dont l’avenir est hypothéqué dès le départ, dans la mesure où le Ministre de la justice, dans sa préface à l’avant-projet de Code pénal qui précisément l’institue, laisse entendre que sa création se heurtera à des obstacles d’ordre budgétaire » (Tulkens, 1986, 42).

1 D’abord des économies seront faites sur les anciennes commissions regroupées au sein des TAP (les commissions

de défense sociale essentiellement), ensuite une plus grande importance donnée à la peine d’amende et une baisse des incarcérations pourraient permettre une compensation dans le budget, finalement R. Legros propose de « faire appel au dévouement des magistrats en fonction pour accepter une augmentation des prestations » (R. Legros, « Avant-projet du code pénal », Ministère de la Justice », Moniteur belge, Bruxelles, 1985, p. 178.)

51

La création d’un tel tribunal pose également un problème de transfert de compétence, la Constitution ne le permettant pas en l’état. R. Legros trouve des arguments juridiques pour parer cette difficulté et pointe d’ailleurs le fait que c’est la situation de l’époque qui est une atteinte à la séparation des pouvoirs, puisque l’exécutif intervient tellement dans l’exécution des peines qu’il finit sans doute par porter atteinte à la chose jugée. Etablir une juridiction dans cette matière ne ferait que rétablir un équilibre menacé.

On peut finalement chercher une explication au non aboutissement des tentatives de réformes dans l’analyse que fait O. Kuty du mouvement blanc (Kuty, 1999). Son analyse pointe la proximité entre les élites politiques, entendues au sens large en y incluant les magistrats, et forme l’hypothèse d’une forte coopération entre le monde politique et la magistrature maintenue notamment grâce à un principe de non-intervention dans leurs domaines de compétences respectifs, qui favorise un « climat de proximité non conflictuel ». Pourtant, dès la fin des années 1980, de multiples évolutions peu perceptibles de l’extérieur fondent une mutation d’ensemble, qui dessine alors « une situation nouvelle faite de tensions et de conflits et qui sera au cœur des « événements blancs » (Kuty, 1999, 299). La volonté des juristes de transferts des compétences de l’application des peines de l’exécutif vers le judiciaire, les propositions de lois dans ce sens et les critiques répétées concernant la non-exécution des courtes peines, dans un contexte marqué par des événements forts, peuvent certainement être considérés comme l’expression de points de vue conflictuels1. On peut faire l’hypothèse que les tentatives des juristes et politiques de judiciariser l’application des peines font partie des questions en débat entre les élites politiques, débat qui ne débouchera sur la redistribution des pouvoirs et des compétences que suite à l’affaire Dutroux.

Les revendications des juristes portent principalement sur un cadre légal, qui devrait donner la gestion des LC à la justice, garantissant ainsi l’exécution des peines, ou du moins la main de la justice sur la façon dont elles sont exécutées. Il s’agit bien de garanties pour les juges, tout en permettant des garanties pour les détenus, contre l’incertitude des procédures et les aléas des politiques pénales.