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Problématisation des victimes par la justice réparatrice

Le droit de l’application des peines

L’ ÉMERGENCE DU DROIT DE L ’ APPLICATION DES PEINES

1. Problématisations multiples de l’application des peines

1.4. Problématisation des victimes par la justice réparatrice

La possibilité de réforme de l’application des peines est progressivement reprise par le pouvoir politique, jusqu’au gouvernement : en 1995, le programme du gouvernement fédéral indique que des mesures doivent être prises en ce qui concerne l’exécution des peines et qu’il faudrait « instaurer une commission de magistrats qui sera chargée de l’application de la loi Lejeune »2,

1 De nombreuses affaires criminelles se déroulent en Belgique dans les années 1980 et 1990. De différents types,

elles participent toutes à la visibilité d’une accumulation de « dysfonctionnements de l’appareil judiciaire » (Yves Cartuyvels, 1997) : en 1982 et 1985 se déroulent les « tueries du Brabant wallon » qui font 29 morts sans que l’enquête n’aboutisse, en 1991 le Ministre d’Etat André Cools est assassiné, l’enquête qui suit est teintée de ces « dysfonctionnements », en 1994 et 1997 des affaires financières impliquent des hommes politiques belges. On peut ajouter à cela l’affaire « Marc et Corinne » en 1992, un triple meurtre impliquant un libéré conditionnel et un détenu en congé pénitentiaire.

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tandis que des propositions de lois continuent à donner lieu à des débats sans qu’aucun texte ne soit adopté (Slingeneyer, 2008, 131 et suivantes). Ces débats et propositions qui portent sur l’instauration d’une instance judiciaire vont par ailleurs aussi bien dans le sens de l’allongement des délais d’admissibilité, de l’interdiction de l’accès à une LC pour certaines catégories d’infraction, que dans celui d’une libération anticipée automatique1.

Surtout, à la suite de l’annonce du gouvernement, Stefaan De Clerck, ministre de la Justice, présente en juin 1996 sa « Note d’orientation en matière de politique pénale et d’exécution des peines »2, première tentative d’introduction de la justice réparatrice dans la politique pénitentiaire belge. Issue directement de la restorative justice anglo-saxonne, la notion met en avant le lien à restaurer entre l’auteur, la victime et la société3. C. Dubois montre la montée progressive de ce modèle de justice et notamment le processus de « reconnaissance sociale des victimes » (Christophe Dubois, 2011, 37)4. La note du ministre, en insistant sur la place de la victime et la réparation dans l’exécution des peines, promeut « une détention axée sur la réparation et la réinsertion sociale » (cité dans Landenne, 2008, 189). Elle pointe aussi le manque de transparence et de suivi dans les LC.

Avec la promotion politique de la justice réparatrice, c’est l’émergence de la victime dans le débat sur la justice et l’exécution des peines, « pour la première fois et de façon officielle, (est) affichée la volonté politique d’intégrer les dimensions de victimes et de réparation dans l’exécution des peines privatives de liberté » (Kellens, Parmentier, & Peters, 2004, 38) – tout en n’écartant pas le détenu, sa responsabilité et la réinsertion sociale. L’impulsion politique et en particulier, ou plus directement, la note du ministre De Clerck prépare le terrain pour la plupart des réformes qui vont suivre : le statut juridique interne et externe des détenus, le transfert des compétences de l’application des peines, la place centrale de la victime dans les textes. La justice réparatrice innerve en effet les réformes pénitentiaires qui vont suivre : S. De Clerck confie à Lieuven Dupont (professeur à l’université catholique de Louvain) la mission de préparation d’une loi pénitentiaire. La commission, maintenue après l’affaire Dutroux alors que la note d’orientation du ministre est enterrée (Mary, 2012, 24), donnera lieu au statut interne et externe des détenus faisant une large part à la réparation et à la victime : « l’objectif de réparation contribue – avec les objectifs de réinsertion et de réhabilitation – à conférer du sens à la détention, ainsi que le consacre la loi du 12 janvier 2005 » (Christophe Dubois, 2011, 49).

(S.E.), pp. 43-46.

1 « Proposition de loi établissant la libération anticipée », Sénat de Belgique, 1-40/1 SE 1995, faisant elle-même

référence à de nombreuses autres : Proposition de loi révisant la loi sur la libération conditionnelle, Van Elslande, Chambre, 1980-1981, n°661 ; Proposition de loi révisant la loi sur la libération conditionnelle, Suykerbuyk, Chambre, 1985- 1986, n°47 ; au Rapport du Conseil supérieur de la politique pénitentiaire et de la Ligue belge de défense des droits de l’homme dans son mémorandum de 1979.

2 S. De Clerck, « Note d’orientation en matière de politique pénale et d’exécution des peines », Ministère de la

Justice, juin 1996.

3 La justice réparatrice constitue un « nouveau modèle de justice » entre la justice rétributive centrée sur

l’infraction et la punition qui dissuade et la justice réhabilitative centrée sur l’auteur qu’il faut réadapter, « la victime est absente de ces deux modèles » (Christophe Dubois, 2011a).

4 En 1985 l’Etat avait déjà instauré une aide en faveur des victimes d’actes intentionnels de violence, premier jalon

de la reconnaissance des victimes. 1er août 1985 « Loi portant des mesures fiscales et autres », M.B., 06.08.1985,

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Tandis qu’en parallèle, la carrière de la justice réparatrice en tant que telle est courte, de la circulaire qui institue les consultants en justice réparatrice en 2000 à l’extinction de la fonction en 2008 (Christophe Dubois, 2009, 2011a), cette conception et l’attention qu’elle donne à la victime dans la phase post-sentencielle reste centrale dans la conception politique de l’application des peines. Il reste à voir si elle l’est dans les pratiques. La dimension réparatrice pourrait notamment être véhiculée par les acteurs : on trouve parmi les directeurs de prison gestionnaires de dossier de détenus et chargés d’émettre un avis sur les demandes faites au TAP, mais aussi parmi les assesseurs au TAP, d’anciens consultants en justice réparatrice.

Le régime de faveur institué en 1888 est remis en question, par les détenus, mais aussi par les juristes, puis par les politiques. Les différentes revendications portent des éléments qui participent à la construction de l’application des peines au cœur desquelles se trouve la revendication d’un encadrement légal. L’accès à la LC est revendiqué comme un droit pour (et par) les détenus : le fonctionnement arbitraire et opaque de l’octroi des LC par le ministre de la Justice ne satisfait plus aux exigences de l’introduction de droits pour tous les détenus. La matière doit répondre aux exigences du droit international et national avec un accès de tous les détenus à un droit de sortie anticipée de prison, une matière juridictionnalisée avec toutes les garanties que cela implique (l’accès au dossier, à une défense, au débat contradictoire). Ces exigences convergent avec la problématisation des juristes, qui considèrent que les transformations de la peine effectuées par le pouvoir exécutif ne satisfont pas au principe de séparation des pouvoirs. Sur cette question, la LC, dont la compétence est revendiquée, est accompagnée de la question de la non-exécution des courtes peines prononcées par les juges du fond1. Les juristes le rappellent juste après l’affaire Dutroux : « Depuis quinze ans, dans l’indifférence générale, l’association des magistrats attire à chaque changement de gouvernement l’attention des responsables politiques sur le problème plus large de l’application des peines et demande la mise en place d’un tribunal de l’application des peines » (Cartuyvels, 1997, 86). Finalement, la question des victimes émerge dans le débat, posée par les politiques dans une perspective de justice réparatrice.

Les différents groupes ont un accord sur la forme que doit prendre la gestion des LC : tous veulent un encadrement légal de la mesure et une juridictionnalisation qui permettra de garantir leur droit – la forme d’un tribunal collégial étant déjà largement relayée. Dans les propositions, la matière est (pratiquement) toujours individualisée, ce qui est à mettre en discussion avec le principe de la sélection négative2. Si la loi réduit l’exécution des peines à une gestion de la surpopulation, certaines circulaires commencent à introduire des notions comme l’amendement ou la réinsertion. Surtout les revendications et propositions sont porteuses de différents statuts de l’individu, comme la justice réparatrice qui introduit l’individu moral avec la « restauration

1 Ce débat persiste aujourd’hui puisque les aménagements de peines des condamnés à moins de trois ans sont

toujours octroyés par le pouvoir exécutif, en raison de la non mise en application d’une partie de la loi sur le statut juridique externe.

2 Cette individualisation est parfois partiellement remise en question, avec le principe d’une libération automatique

par exemple. Dans ce cas, comme dans la « Proposition de loi établissant la libération anticipée », Sénat de Belgique, 1-40/1 SE 1995, un système de saisie par le parquet sur rapport de la direction et des services sociaux ou psychologiques en prison est mis en place, afin non plus de proposer les dossiers des détenus qui pourraient bénéficier d’une libération mais au contraire de signaler ceux qui ne devraient pas en bénéficier.

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du lien entre auteur, victime et société » et l’affirmation de la responsabilisation de l’auteur, ainsi que la nécessaire préparation des conditions de la réinsertion des libérés. Cette construction porte par ailleurs les tensions possibles en pratique, puisqu’il peut s’avérer délicat de garantir dans le même temps les droits du détenu et de la victime. La mise à l’agenda progressive de la question de l’application des peines est bousculée par l’affaire Dutroux qui impose la problématisation des victimes, revendication de droit étendu à toutes les étapes de la procédure pénale.