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Subjectivité de la mémoire et la dimension affective

Dans le document Pour une esthétique des sens (Page 192-200)

La récolte des sensations simples

2. Le recours au Lyrisme

2.2. Subjectivité de la mémoire et la dimension affective

Chez Djian les objets sont chargés d’affectivité dans la mesureoùilsrecèlentunfortpouvoirmnémonique. Une même scène se répète dans Lent

dehors et Assassins : après une séparation – la rupture avec son épouse dans le premier

roman et le décès de sa belle-mère dans le second- le héros narrateur range dans des cartons des objets appartenant à une femme.517 On peut ainsi lire dans Lent dehors :

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DJIAN, Philippe, Lent dehors, op.cit, p.328.

516 Dans entre nous soit dit, Jean-Louis Ezine remarque, s’adressant à Philippe Djian : « beaucoup de vos

personnages ont des rapports passionnels, sinon obsessionnels avec les objets. Les balles, les lunettes, les bouts de corde, les nœuds…Je suis sûr que vous êtes un expert en nœuds marins, en nœuds terrestres, en nœuds de toute sorte. »A quoi l’auteur répond « Oui, j’en connais quelques -uns. J’aime bien les nœuds. C’est une

spécialité de famille si j’ose dire. Mon grand-père me les a enseignés. Regarder mon père faire et défaire des nœuds, dans tous les sens du terme d’ailleurs, a toujours été pour moi un grand sujet de fascination. Souvent, c’était merveilleux, j’étais ébloui. Tout ce qu’il m’a appris est réuni là, dans cette seule image. […] On ne peut pas méditer sur un nœud si on ne le tient pas entre ses doigts. » DJIAN, Philippe, Entre nous soit dit, op.cit., p.58-59. Voir également MOREAU, Catherine, Plans rapprochés, op.cit., p.148, citant Lent dehors.

517C’est également le motif qui ouvre, en 1993, le texte de chanson intitulé Durant un long moment : « Durant un long moment,

Il reste silencieux Sans bouger Examine lentement Une mèche de cheveu Parfumée

Puis il dit C’est comme ça,

C’est la vie » : DJIAN, Philippe, « Durant un long moment », dans EICHER Stephan, Carcassonne, Barclay, 1993.

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J’ai ouvert la porte de son bureau. Je me suis assis à sa table et j’ai observé pendant un moment les objets qui s’y trouvaient. Puis je les ai mis dans un carton. […] j’ai rangé ses Robert, sa bible, son Grevisse, plus quelques livres auxquels elle tenait. Cela m’a pris jusqu’à la tombée de la nuit car j’ai passé en revue un bon millier d’ouvrages […] simplement parce que j’avais commencé à les regarder et que j’en attrapais un de temps à autre, l’ouvrais et en parcourais un morceau retrouvant ainsi des souvenirs qui y étaient attachés, des époques, des lieux, certaines conversations que nous avions eues à son sujet, des nuits entières qui avaient échappé au sommeil.518

Et dans Assassins :

J’ai jeté la plupart des effets qui ne me rappelaient rien. […] Quelques objets m’ont donné du fil à retordre. Parfois je tournais en rond avec certaine écharpe à la main, certaines lunettes de soleil ou certain coussin japonais étudier pour la nuque. Je tergiversais devant un paquet de lettres. Je regardais des photos, assis devant la trappe de la chaudière. 519

Les objets existent par leur dimension affective.520Aux yeux du sujet lyrique, ils perdent leur matérialité et ne valent que pour ce qu’ils permettent de revivre, les réminiscences qu’ils font affleurer. Les objets chez Djian, comme autant de « madeleines de Proust », permettent au héros narrateur d’aborder, sans le vouloir parfois, des terres inconnues, logées auplus profond de l’infini intime. Leur expression par le narrateur force le lecteur à descendre, à son tour, en lui, à la recherche de ces objets anodins, qui n’ont de valeur que pour soi seul.

Notons également que l’on retrouve la même scène en 2002 dans Ça c’est un baiser, Paris, Gallimard. 2002 (Folio) p.16.

518DJIAN, Philippe, Lent dehors, op.cit., p. 60.

519DJIAN, Philippe, Assassins, op.cit., p.21.

520 Dans Lent dehors le narrateur annonce : « la richesse on la porte en soi. Les objets qui nous entourent n’ont aucune valeur. »DJIAN, Philippe, Lent dehors, op.cit., p.63.

194 Parfois, ce sont des espaces qui sont soumis au prisme d’une subjectivité fondée sur le souvenir. Se superpose alors, au lieu dans lequel le personnage est présent effectivement, le lieu tel qu’il existe en lui, figé dans la mémoire. Comme chez Proust, la dimension affective mnémonique est toute entière contenue dans les sens. La maison maternelle se révèle dans Lent dehors parses odeurs. Ainsi :

Je m’immergeais à nouveau et avec béatitude dans cette maison […] J’avais besoin de m’assurer que rien n’avait bougé. Les yeux fermés j’ai reconnu chacune d’entre elles. Les odeurs familières se glissaient en moi et m’étourdissaient.521

Et :

A la nuit tombée, une lourde et silencieuse obscurité flottait dans les étages ; il s’y développé une odeur particulière que j’avais appris à discerner depuis mon enfance. On pouvait la sentir, l’écouter, la saisir presque en clignant des yeux.522

Il en est de même pour les théâtres, second foyer du personnage, car pratiqués pendant l’enfance, et uniquement vécus sur le mode olfactif eux aussi:

Il y avait longtemps que je n’avais pas remis les pieds dans les coulisses d’un théâtre. Leur odeur avait sur moi un effet apaisant, euphorisant, ce que je n’éprouvais en aucun endroit au monde. Tandis que nous nous dirigions sur le côté de la scène, j’ai respiré profondément.523

Le narrateur communique donc au lecteur la manière dont il a vécu ces lieux plus que des informations descriptives sur eux. C’est « le mode d’existence qu’il a éprouvé pendant et à l’occasion de l’observation »524 qui est exprimé. Mais l’objet ou le lieu ne s’estompent pas pour autant. Ils deviennent, pour le lecteur, plus vivants, plus proches, se chargeant d’affectivité. Car ce qui compte ici ce n’est pas que le

521Ibid., p.94et 368

522Philippe Delerm développe cette même thématique dans Un été pour mémoire : « les choses de la maison sont douces à l’ombre de la mémoire. Elles ont gardé les jours, mais, sous l’apaisement des gestes d’habitude, elles réveillent une vie tranquille, apprivoisée – pas de déchirement, pas de chagrin mais la lenteur, la permanence. »in DELERM, Philippe, Un été pour mémoire, Monaco, édition du rocher, 2000, (Folio), p.34.

523DJIAN, Philippe, Lent dehors, op.cit, p. 271.

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195 lecteur dispose d’informations qui lui permettent d’identifier ses odeurs ou d’imaginer le lieu. L’auteur veut le conduire par ce procédé dans les propres lieux de sa mémoire, chargé de ses souvenirs propres. Il semble vouloir placer le lecteur dans ce que Gaston Bachelard nomme « une situation d’onirisme » au creux de laquelle chacun, auteur comme lecteur, peut « se reposer dans [son] passé ».525 La maison maternelle d’Henri-John, le théâtre n’existeront pas de façon figée, engluées dans les rigidités de la mémoire d’un seul homme, mais se chargeront d’odeurs et de couleurs nouvelles dès qu’un nouveau lecteur parcourra les lignes du roman. La lecture se suspend et le lecteur aborde alors, par ces procédés, « aux valeurs d’intimité » :

Pour évoquer les valeurs d’intimité, il faut, paradoxalement, induire le lecteur en état de lecture suspendue. C’est au moment où les yeux du lecteur quitte le livre que l’évocation de ma chambre peut devenir un seuil d’onirisme pour autrui.526

Le réenchantement du lieu quitte donc la subjectivité du personnage pour se muer en subjectivité du lecteur et peut dès lors devenir perpétuelle. L’espace lyrique est là.

Si ce partage subjectif entre auteur, narrateur et lecteur, se vit sur le mode de la communion c’est parce qu’il ramène à des affects primitifs, présents en chaque homme. Laurent Jenny explique que, par la mémoire et l’imaginaire, « le moi s’approprie le monde en le recréant dans la direction d’un tout homogène et imprégné d’une certaine tonalité affective. »527

Cette interprétation reprend, en partie, les réflexions d’Heideggeret suppose un retour inconscient à un état premier, un état où nulle scission ne séparait l’objet et le sujet, quand le moi et le monde ne faisait qu’un.

525BACHELARD, Gaston, Poétique de l’espace, Paris, PUF, 1957.(Bibliothèque de philosophie contemporaine) : « tout ce que je peux dire de la maison de mon enfance, c’est tout juste ce qu’il faut pour me mettre moi-même en situation d’onirisme, pour me mettre au seuil d’une rêverie où je vais me reposer dans mon passé. »p.31.

526Ibid., p.32 voir à ce sujet tout le premier chapitre : « la maison, de la cave au grenier ».

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196 Dans cette optique, le moi lyrique est donc immanent au monde. Nulle rupture n’existe entre les différentes composantes de l’univers. Parce que le monde se vit comme une réification, un prolongement du corps de l’homme,le monde extérieur, le corps et l’âme se retrouvent dans une parfaite harmonie. Toutehiérarchie est abolie. Ainsi, Henri-John place-t-il sur un pied d’égalité « pour n’importe quel type un peu sain d’esprit », dans une alternative qui ne laisse pas d’équivoque, « la contemplation du monde ou de [son] univers intérieur. »528

Plus encore, l’expérience des personnages djianiens montre que l’âme et le corps s’équilibrent et se domptent mutuellement au contact du monde extérieur. Henri John déclare ainsi :

Je descendais sous l’eau pour me reposer l’esprit et mon corps remontait à la surface. 529

La dissociation entre l’âme et le corps, qui se vivait comme une dialectique dans les premiers romans de Djian, s’annule dans les œuvres des années quatre-vingt-dix. L’acceptation du corps, et par là de la matérialité, de la substanciabilité du monde, dans ce qu’elle a de plus magnifique comme de plus dur, permet, seule, de satisfaire l’âme –insubstanciabilité de l’homme.

Cette conception, quasi mystique, de l’existence ouvre la voie à un lyrisme orphique qui n’a de cesse de célébrer la présence au monde et le miracle du vivant.

528DJIAN, Philippe, Lent dehors, op.cit., p. 226.

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2.3. Présence au monde et mysticisme.

Dans son ouvrage, Le roman français au XXè siècle, Dominique Viart évoque la présence, dans le paysage littéraire français de cette fin de millénaire, de « nouveaux mystiques ». Ces derniers écrivent sur « des détails de la vie, qui l’étouffent ou la magnifient selon la façon dont on les reçoit 530». Leurs plumes réenchantent le monde « en port[ant] aux nues la moindre sensation » et ainsi en « particip[ant] à la redécouverte de valeurs simples et de petites morales.531» Dominique Viart cite, à ce titre, les œuvres de Christian Bobin et de Philippe Delerm dont les textes sont plus proches de récits que de romans.

On retrouve chez Djian le même éblouissement face aux petits riens du quotidien. Pourtant, si Viart ne le compte pas parmi « ces nouveaux mystiques » c’est sans doute parce que la trame romanesque reste primordiale chez Djian et que la description de ces petits instants de grâce est présente dans l’œuvre mais de façon disséminée. Elle ne constitue jamais la matière première du livre. Aussi les textes de Djian ne peuvent être comparés à ceux de Philippe Delerm tels queLa première gorgée

de bière et autres plaisirs minuscules.

Certes, cette satisfaction devant ces « plaisirs minuscules » n’est pas nouvelle chez Djian. Nous avons vu, dans la première partie de notre travail, l’éblouissement des personnages face à des sensations aussi fugaces que futiles. Cependant, dans les premières œuvres de Djian, ces plaisirs sont atteints dans l’urgence, parce que les personnages, se sentant menacés, s’adonnent dans un dernier sursaut, à un épicurisme qu’ils avaient jusqu’alors ignoré.

530VIART, Dominique, Le roman français au XX è siècle, Paris, Hachette éducation, 1999, p.145.

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198 Il n’en est rien pour les personnages djianiens de cette seconde génération d’œuvres. C’est une véritable philosophie de vie qu’ils ont développée. Etre vivant, cela impose d’être intensément présent au monde et, dès lors, de jeter un regard perpétuellement étonné et infiniment admiratif envers tout ce qui nous entoure. Surtout, à l’instar d’Henri-John, envers le paysage et les éléments naturels :

Quel vertige et quelle joie j’éprouvais à la vue d’un simple ruisseau, d’un sentier désert ou d’une malheureuse pomme pendue à un arbre. 532

Patrick Sheahan partage la même admiration :

Cet endroit était trop détaché du monde, trop grandiose, trop élevé. Tout vous paraissait si lointain, si petit, si dénué de substance. […] vous ne saviez même plus qui vous étiez. […] un coin trop détaché du monde, trop pur, trop silencieux. 533

Dans ces deux passages, le lecteur peut sentir dans le mode d’expression même la fascination qu’exerce le paysage naturel sur les narrateurs.

Dans l’extrait deLent dehors, l’utilisation des pronoms exclamatifs « quel » témoigne de l’enthousiasme du personnage. Dans Assassins, la répétition anaphorique de l’adverbe « trop » marque, au contraire, une sensation d’écrasement de l’individu face au paysage, une prise de conscience de sa petitesse face à l’immensément grand. On remarque, dans ces deux extraits, une utilisation du rythme ternaire qui apporte une musicalité au texte et soutient ainsi, par le style, le lyrisme du propos.

Ainsi, on s’aperçoit donc qu’une présence au monde pleine de mysticisme anime les personnages djianiens. Mais ce mysticisme est païen, Catherine Moreau le

532DJIAN, Philippe, Lent dehors, op.cit, p.131.

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199 qualifie même, à juste titre, de panthéiste.534 L’homme veut vivre en union intime avec la nature qu’il élève au rang de divinité.

Pour ce faire, le héros djianien adopte une attitude qui vise continuellement à recevoir le monde en lui, et pas seulement à le percevoir. Il vise la communion. L’union.

Face à la « douceur de l’air », « il ferme les yeux »535 et a envie « de se mettre à genou pour respirer tellement l’air [est] pur et si divinement parfumé. »536Le vocabulaire utilisé est sans équivoque. L’attitude du personnage, « voulant se mettre à genou » est d’une révérence toute religieuse, que confirme l’adverbe « divinement ».

On trouve également dans l’œuvre tout un vocabulaire visant au même effet : les espaces vierges sont décrits comme étant « une bénédictionpour les yeux. »537, la nature prend parfois la forme « de temple de verdure sauvage »538. Le personnage n’a plus qu’à sourire « béatement »comme « un bienheureux ».539

Dans cet état d’esprit, l’homme peut tout entier s’adonner à la contemplation du monde. Dès lors la langue et le texte n’ont pas d’autre but que de nous communiquer ces instants de grâce qui confinent parfois à l’indicible.

Le ciel se déchirait un peu, […] il en tombait des rais de lumières, d’étranges coulées verticales et irisées, du plus charmant effet. Tout ce qui se trouvait dans mon dos avait disparu. […] les lignes d’écume qui se brisaient au loin puis se ressoudaient de nouveau et sans fin. Et c’est alors que j’ai vu pour la première fois un vol de pélican […] Leurs silhouettes évoquaient des engins mystérieux. Ils avaient une forme bizarre, surprenante et même un peu ridicule.

534 Voir à ce sujet, MOREAU, Catherine, Plans rapprochés, op.cit., p.121.

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DJIAN, Philippe, Lent dehors, op.cit., p.38.

536Ibid., p.131.

537Ibid., p.234.

538Ibid., p.224.

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Mais passé une seconde, vous auriez juré n’avoir jamais rien vu d’aussi beau et vous vous seriez levé et vous auriez gardé cela pour vous.540

Gaston Bachelard nous rappelle dans L’eau et les rêves la position de Schopenhauer au sujet de la contemplation. Pour le philosophe, contempler « apaise le malheur des hommes en les détachant du drame de la volonté », et les dirige vers « un autre rameau de la volonté, la volonté du Beau. »541

Ainsi, il devient capitald’apprendre à contempler. Regarder le monde, c’est accueillir en soi sa beauté, sans nul artifice, et ainsi se satisfaire de toutes les émotions esthétiques. L’écriture djianienne tente de les traduire par le rythme et les sonorités, comme dans cette évocation de paysage au coucher de soleil :

Le fond du ciel rougissait et la surface de l’étang était comme du papier doré déroulé sur des kilomètres et posé sur un courant d’air.542

La comparaison d’une part et l’assonance en [d]-doré, déroulé, d’air – d’autre part, restitue une tonalité poétique au texte et associe à une vision lyrique du monde une tonalité lyrique. Car lorsque la langue se rapproche de la poésie, elle se rapproche de fait de la signification étymologique du lyrique : le chant.

Le monde est resplendissant. En l’exprimant, le narrateur djianien l’offre en partage au lecteur. Il lui offre ainsi sa morale : Accepter le monde, se fondre en lui tout entier, s’en imprégner pour prendre part au Grand Tout. Suivre les leçons de Ménalque qui, dansles Nourritures terrestres d’André Gide conseillait de ne vivre que

540Ibid., p. 294 et 296.

541BACHELARD, Gaston, l’eau et les rêves, op.cit., p.38 et 41.

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