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Plaisirs d’enfance

Dans le document Pour une esthétique des sens (Page 80-84)

2. La reconquête des sens

2.2. Régression : Exalter le vivant

2.2.3. Plaisirs d’enfance

C’est sans doute là un paradoxe de Bleu comme l’Enfer : à l’instar de la fleur de cactus, précieuse et fragile, les personnages du roman cultivent, au cœur de la douleur et de la violence, le gout de l’innocence et des plaisirs enfantins. Leurs sens en éveil quêtent inlassablement les sensations euphoriques, gravées dans la mémoire. C’est sans doute parce que, dans l’enfance, les sens sont avant tout, comme le pense Jean Giono, « des appareils de jouissance », « des puissants outils de bonheur. »248 Ainsi, cette régression vers la petite enfance se fait d’abord par le goût, qui est, avec l’odorat, le sens le plus animal, le plus instinctif de l’homme. La dégustation comme la préparation des repas, est un grand plaisir des personnages djianiens. D’ailleurs, dans son essai La littérature française aujourd’hui, Pierre Brunel déclare, à propos de l’œuvre de Djian:

Je suis frappé par l’importance accordé à la nourriture.[ …]Rien ne nous est épargné, ni le radis, ni la tarte à l’oignon, ni le vin, ni le café, ni la cigarette postprandiale. 249

Cette part prépondérante accordée par l’auteur à la nourriture est perceptible dès l’incipit de 37°2 le matin :

Ils avaient annoncé des orages pour la fin de la journée, mais le ciel restait bleu et le vent était tombé. Je suis allé jeter un œil dans la cuisine pour vérifier que les trucs collaient pas au fond

247 Voir à ce sujet l’ouvrage suivant : VIGNES, Sylvie, op.cit., p.130.

248

GIONO, Jean, cité par VIGNES, Sylvie, op.cit., p.105.

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de la casserole, mais tout se passait à merveille.[…] Je suis allé éteindre le feu sous les haricots, ils étaient presque au poil. 250.

Manger est un plaisir. Il ne s’agit jamais chez Djian de dégustation gastronomique mais d’un penchant prononcé pour le goût et pour le partage, avec ceux qu’on aime, du repas quotidien. Pourtant, dans Bleu comme l’Enfer, la nourriture semble avoir d’autres vertus. Comme la madeleine de Proust, les mets sucrés et gourmands de l’enfance, outre le fait de satisfaire le sens gustatif, ouvrent la voie à un monde sensitif directement lié à la mémoire enfantine. Ainsi, Ned, déguste une glace, avec toute la ludique volupté d’un enfant :

Ned enfonça sa petite cuillère dans la chantilly, traversa une couche de glace, et dérapa sur une pêche, à travers la coupe, il avait repéré le sirop rouge dans le fond, […] remonter le sirop était une opération délicate qui demandait toute son attention. 251

On remarque, en effet, qu’il n’est guère question du goût de la glace dans cet extrait. Le plaisir est d’abord tactile, puisque le narrateur évoque les différents contacts de la matière : la souplesse de la chantilly, la solidité de la glace, la liquidité du sirop. Tel un enfant, Ned s’impose un défi sans autre intérêt que d’être infiniment présent dans l’instant et d’enrichir la sensation de la dégustation de multiples sensations annexes. Ainsi, on remarque aussi que les sensations visuelles sont capitales, puisque, ce qui attire et pousse Ned dans ce jeu est avant tout la couleur du sirop.

La chromaticité est en effet un élément capital. Liée à la sensation visuelle, on remarque qu’elle a, pour les personnages djianiens comme pour les jeunes enfants, autorité dans la suggestion des goûts et des odeurs. Choisissant à nouveau des glaces à l’eau, Ned se fie à la couleur, confirmant ainsi les dires de Diane Ackerman qui

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DJIAN, Philippe, 37°2 le matin, op.cit., p.5 et 7.

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82 postule que « nous ne mangeons pas toujours pour le goût qu’on les aliments mais pour l’impression qu’ils sont susceptibles de nous causer » 252

:

Ned embarqua tout un stock de glaces à l’eau, […] il se foutait du parfum du moment que les trucs avaient une jolie couleur, ça arrive des fois, des choses qui n’ont aucune importance, vanille cassis fraise, il commença par un violet profond avec les bords qui fumaient. 253

Comme Ned, Franck mise sur les couleurs et considère également l’aspect chromatique comme une promesse de sensations tactiles et olfactives agréables. Versant les sels de bains, « il mélang[e]la fraise et la cannelle » parce que « les couleurs lui plais[ent]. »254

Le plaisir enfantin de la couleur est évoqué également à travers un épisode singulier : Alors qu’il vient de séquestrer le voisin de la maison où se trouve Lili afin de pouvoir espionner cette dernière, Franck vit un moment de parfaite innocence retrouvée, redécouvrant les joies polysensorielles du coloriage :

Il y avait une grande table à dessin avec des feuilles blanches et une énorme boîte remplie de feutres de toutes les couleurs, […] il commença à remplir une feuille, il la barbouillait de longs traits de feutres, il essayait toutes les couleurs, il savait pas dessiner mais il avait une tendresse particulière pour les feutres, parfois il en achetait, il s’en servait jamais mais il aimait bien en avoir, […] le plaisir de faire glisser la pointe sur la feuille… 255

Plaisir visuel et tactile, les feutres ouvrent pour Franck les voies du royaume d’enfance. Contrebalançant la douleur et la violence qu’il dispense à ses semblables, le feutre, objet anodin, et l’acte gratuit du coloriage rassurent le personnage, le ramène à des sensations enfouies, d’un âge où l’on n’évaluait pas le savoir mais le plaisir, la créativité et la joie.

252 ACKERMAN, Diane, Le livre des sens, op.cit.., 1990, p. 207.

253 DJIAN,Philippe, Bleu comme l’enfer, op.cit., p.178.

254

Ibid.,p.106.

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83 Plaisir d’enfance donc et célébration du monde sont les seules sensations vraiment fortes. Parce que ce n’est qu’au royaume d’enfance et en communion avec le cosmos que les sens peuvent être jouissance absolue et non instrument de performance et de savoir.

Ainsi, à travers la violence comme à travers les multiples expériences censées leur apporter du plaisir, les personnages quêtent la vérité de leurs propres sens. Des sens qui ne semblent se révéler que lorsque l’homme se dépouille des illusions et des artifices et revient, enfin, à l’essentiel : sentir le monde avec le regard neuf et émerveillé d’un enfant.

Djian cherche aussi, à travers l’écriture, les mêmes sensations fortes. Il offre en partage à son lecteur un roman baroque dans lequel la violence verbale côtoie une poésie naïve. Un roman à l’écriture polysensorielle où tous les sens se confondent, se complètent se répondent. Un roman non tant à lire qu’à sentir.

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CHAPITRE 3 : MODALITÉS STYLISTIQUES DE

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