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Pulsation : le rythme, cœur du (des) sens

Dans le document Pour une esthétique des sens (Page 108-114)

L’EXACERBATIONDES SENS

2. L’écriture à la reconquête des sens

2.4. Pulsation : le rythme, cœur du (des) sens

Comme nous le rappelle Jean-Didier Bagot, la classification traditionnelle des sens est insuffisante dans la mesure où elle ne tient pas compte des sensations vestibulaires (d’équilibration, d’orientation dans l’espace), kinesthésiques (des mouvements du corps), somesthésiques (de la position des membres.)324Jacques

321BACHELARD, Gaston, Laterreoulesrêveriesdelavolonté, Paris, José Corti, 1948, p.2.

322Ibid., p.2

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Voir à ce sujet le développement de MikelDufrenne, op.cit., p.102-103.

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109 Fontanille ajoute, dans un article intitulé Modes du sensible et syntaxe figurative que, « c’[est] sur les motions intimes en général (battements, pulsations, contractions, dilatations) que reposerait la sensation du vivant. »325

Comment l’auteur peut-il atteindre ces sensations intimes, provenant du plus profond du corps ? Comment l’écriture peut-elle se faire mimétique des mouvements, des palpitations intimes de la chair ? Ce but semble pouvoir être atteint si l’auteur s’astreint à reproduire la musique de l’homme qu’évoquait en ces termes Louis-Ferdinand Céline :

Tout homme ayant un cœur qui bat possède […] sa chanson, sa petite musique personnelle, un rythme enchanteur au fond de ses 36°8, sinon, il ne vivrait pas.326

Le rythme. C’est vers lui que doit tendre le texte pour être au plus près de l’homme. Le rythme se fait neuronal, cellulaire, physiologique, sexuel et permet à l’homme d’écouter son propre corps et d’être intensément présent au monde -également défini par les rythmes diurnes, nocturnes et des saisons- en lui.

Meschonnic, précisant la définition donnée par Platon, nous rappelle que « le rythme, dans un énoncé, est l’organisation du mouvement de la parole par un sujet. » 327 Il va donc, de l’intérieur, mouvoir le corps du texte sur le plan de la forme, comme un mimétisme des mouvements émotifs présents sur le plan du fond.328

L’écriture djianienne accorde une place capitale au rythme. C’est sans doute parce que l’auteur lui-même y est particulièrement sensible. Il déclare d’ailleurs que c’est celui-ci qui l’a séduit dans l’écriture de Jack Kerouac où « tout [est] une question de rythme, de pulsation et bien entendu d’écoute. »329 Cette séduction du rythme est

325FONTANILLE, Jacques,op.cit., p.6

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CELINE, cité par Jean-PierreRICHARD, in L’état des choses,op.cit., p.143.

327MESCHONNIC cité par Jean-PaulGOUX, « de l’allure » in Semen,[en ligne] 16|2003, mis en ligne le 01 mai 2007, consulté le 06 décembre 2011. : http://semen.revues.org/2664.

328

Voir à ce sujet l’article de JacquesFONTANILLE, op.cit., p.9

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110 reconnue par Jean-Paul Goux qui déclare que l’allure du texte « impulse souvent le désir de lire ou d’écrire »330

En disciple de la Beat Generation, Djian promeut dans Bleu comme l’enfer un rythme frénétique, nerveux, mimétique aussi de l’état d’esprit des personnages. Les répétitions anaphoriques sont fréquentes331, les ponctuations fortes se font rares, le rythme imposé à la lecture tend à se rapprocher au maximum du rythme infernal que s’imposent les personnages, le rythme fou de la succession et de l’entremêlement de leurs pensées et de leurs sensations. En témoigne cette phrase aux dimensions d’un paragraphe :

Il vérifia au passage le fric dans sa poche, il avait espéré plus mais c’était plutôt ce qu’il pensait, peut-être même un peu moins, George était un petit connard vaniteux et bon Dieu, il pouvait faire une croix sur ses billets, en se démerdant ça pouvait faire ce foutu voyage, de quoi sauver sa vie, c’était vraiment trop con, ha ha, il aurait voulu réfléchir à tout ça mais il était incapable de maîtriser son esprit plus de quelques secondes, l’image de Lili lui revenait sans cesse puis disparaissait, cette passion lui faisait horreur, il y avait cette femme et il était furieux, elle n’était même pas responsable Ni l’un ni l’autre, il regarda ses pieds, il puait de pieds, il s’écœurait, comment avait-elle fait pour l’aimer, et maintenant il allait puait la bière et merde il avait cru qu’un peu de solitude mais c’était pire que tout, c’était pire que ce qu’il aurait pu imaginer.332

L’absence de points mime bien sûr la succession désordonnée des pensées de Franck. Le lecteur doit suivre. Le rythme qui en résulte est celui de la pensée vivante. Une pensée paradoxalement presque viscérale, très peu intellectualisée, qui semble moins se jouer dans l’esprit que dans le corps. Dans un corps qui souffre en même temps que l’âme s’émeut.333 Il en résulte la sensation, pour le lecteur, d’une espèce de fièvre, d’un délire. L’écriture qui semble être directement dictée par les pensées

330GOUX, Jean-Paul, op.cit.

331 Citons pour exemple ce passage des pages 162 et 163 dans lesquelles la répétition anaphorique (cinq occurrences.) du prénom Lili matérialise rythmiquement et de façon compulsive l’obsession que représente ce personnage féminin pour Franck .

332DJIAN, Philippe, Bleu comme l’enfer, op.cit., p.23.

333 Jean-Pierre Richard dit à ce sujet dans L’état des choses, que l’écriture djianienne est une écriture « du corps ému, écrivant son émotion, et mû, ému de cette écriture même. » in RICHARD, Jean-Pierre, L’Etat des choses, op.cit., p.143.

111 intimes et décousues de Franck répond artificiellement aux préceptes de l’écriture automatique si cher à André Breton, aux surréalistes mais également aux Beats, Jack Kerouac préconisant d’écrire « sans conscience, en demi transe. »334

Pour Kerouac cependant, l’auteur doit écrire « dans l’excitation, rapidement, avec des crampes de la main ou de la machine, en accord avec les lois de l’orgasme. »335 La transe ne vient donc pas du contenu du texte mais de l’acte même d’écrire, du geste qui accomplit l’écriture et donne vie au texte, d’une auto-contemplation de l’auteur jouissant de se voir et se savoir écrivant. Ainsi, lorsque le texte narre les rapports sexuels de Franck et d’Helen, l’accélération du rythme du texte, mimétique du mouvement des corps, représentatif du plaisir croissant des personnages jusqu’à la satisfaction, est témoin de cette contamination réciproque de l’excitation du contenu et de l’expression :

[…] Elle lui enleva la main, elle n’avait pas envie de ça pour le moment, il la laissa faire, il accéléra pour en finir, il la caressa, il la prenait par les hanches, [….] Helen se mit à jouir une bonne fois, elle tremblait, il attendit d’être sûr qu’elle avait fini pour s’arrêter et elle resta suspendue à lui en se mordant les lèvres.336

Parce qu’il prend le langage de la chair, le rythme parle directement au corps, se fait corps. L’écriture ainsi considérée fait alors vibrer l’ensemble des corps de ceux qui la produisent comme de ceux qui la reçoivent. Elle touche aux sensations vestibulaires, aux motions intimes, s’essouffle en même temps que les personnages, rebondit ou s’effondre au gré de leurs mouvements. L’auteur et le lecteur, par l’intermédiaire du personnage vibrent par elle, la ressentent en eux, au plus intime de leurs chairs.

La littérature touche ainsi quelque chose de physique, en adéquation avec la conception qu’en a Djian quand il déclare que « [son] approche de la littérature n’a pas

334KEROUAC, Jack, Principes de Prose spontanée, op.cit.

335

Ibid.

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112 été intellectuelle mais viscérale, je crois que c’était ma peau qui était en jeu. »337Le rythme permet de faire ressentir au-delà des mots. Il produit une énergie qui les utilise pour les dépasser et les transcender. Le rythme instaure une sensation du texte bien plus qu’un sens. Par lui, les mots « frissonnent dans la poitrine », ne sont plus guère à comprendre mais à sentir, à percevoir au fond de soi.

Ainsi donc, Bleu comme l’enfer peut s’analyser selon une dichotomie sémantique. Son caractère hybride et baroque se veut mimétique d’un monde social qui impose sa violence à l’homme et le pousse à se travestir. C’est pourquoi l’écriture propose une échappée en suggérant un retour à la primitivité de la perception et de la sensation. Elle appelle à un syncrétisme de tous les sens qui vise à reconquérir le sens dans une entreprise poétique déroutante héritées des utopies littéraires américaines.

Le caractère volontairement décalé et non consensuel des premiers romans de Djian- Bleu comme l’enfer, Zone Erogène, 37°2 le matin ou encore Maudit manège- explique en grand partie l’engouement dont ils ont été l’objet. S’amusant des tabous, de la morale, ils utilisent la violence verbale et thématique pour mettre à nu une société malade qui pratique l’excès comme unique façon d’être et de sentir. L’écriture permet d’exprimer une révolte trop longtemps contenue contre des normes sociales qui privilégient le paraître au détriment de l’être. Sans aucun autre artifice que d’être absolument lui-même, avec ses rêves, ses angoisses et ses fantasmes, Djian a renouvelé, par écrit, la quête de cette génération parvenue à l’âge adulte, à l’orée des années 1980, sans avoir fait le deuil de son rêve adolescent : celui de faire de la vie une fête perpétuelle où plaisir du corps et éveil des sens, seuls, sont lois.

L’œuvre de Djian propose une réconciliation qui passe par une réappropriation des sens et une redéfinition de la perception qui, seules, sont aptes à conduire au réenchantement. Aussi, à travers des thématiques désabusées et cruelles, les romans

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113 de cette première période d’écriture cachent-ils un dessein profondément poétique : celui de retrouver une beauté convulsive, enfouie au plus intime du texte et du corps.

Pourtant, au tournant des années quatre-vingt-dix la poétique djianienne évolue : la révolte se transforme en acceptation, l’excès s’estompe au profit de la sagesse. De Echine à Sainte-Bob, Djian ne quête plus les sensations fortes mais cultivent et récoltent plutôt les sensations simples.

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Partie 2 :

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