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Critique d’un paysage social

Dans le document Pour une esthétique des sens (Page 121-124)

La récolte des sensations simples

1.2. Critique d’un paysage social

Cette Amérique méconnue est peut-être le fait de quelques privilégiés. De ceux qui ont compris que l’euphorie réelle réside dans la sensation simple et non dans la sensation forte. Car, ce choix personnel que Djian partage avec son lecteur sous-tend sans doute en filigrane une dimension autocritique : le paradis de l’île de Martha’s

352 Dans Entre nous soit dit l’auteur confie, au sujet du choix des villes dans lesquelles il a élu domicile : « Je crois que nous essayons d’éviter ce qui est trop évident et de nous décaler un peu. Boston plutôt que New York par exemple. […] Je n’aime pas les endroits bruyants, clinquants, extravertis. Je préfère la Côte basque à la Côte d’Azur. Je n’aime pas ces endroits piétinés, essorés, usés jusqu’à la corde. Je préfère passer une semaine à Copenhague plutôt que de m’envoler pour l’île Maurice. ». ibid., p.140.

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122 Vineyard est celui de la maturité. Djian a mis vingt ans pour y parvenir. Il s’agit moins d’une impossibilité spatiale que d’une difficulté intellectuelle car, vivre en Amérique, c’est avant tout faire le deuil d’une certaine idée de l’Amérique. C’est abandonner les clichés répandus en France et composant la vision la plus communément admise des Etats-Unis. C’est accepter un pays puritain, conservateur, qui n’est pas l’Eldorado de la contre-culture ou de la musique rock. C’est comprendre que les Etats-Unis ne sont pas seulement une collection de lieux époustouflants, de paysages mythiques mais aussi une terre d’hommes, un paysage habité par une population qui, non seulement vit sur cette terre mais en constitue le corps vivant, le cœur de l’Amérique.

En vivant aux Etats-Unis, Djian comprend que le mythe américain est un onirisme que ne se permettent peut-être que les idéalistes installés de l’autre côté de l’Atlantique. Car, la réalité américaine a tôt fait de rattraper tout individu ayant posé ses deux pieds sur la terre de l’Oncle Sam. L’auteur n’est pas en reste pour dénoncer cet état des choses. En effet, même s’il avoue dans Entre nous soit dit avoir « une vraie passion pour ce pays », Djian espère n’être «pas tout à fait irrécupérable »354, dans la mesure où la passion ne l’aveugle pas et n’annihile pas son esprit critique.

Si Djian admire en Amérique une certaine « simplicité » et « une facilité des rapports humains » il est cependant conscient de « l’hypocrisie insupportable » qui y règne. Cachés derrière « leur puritanisme », les américains « montrent de façon ostensible qu’ils n’ont rien à cacher, ce qui revient à prétendre qu’ils n’ont rien à montrer » et « escamot[ent] ainsi leurs problèmes : violence, drogue, chômage, criminalité des jeunes. »355 En effet, si les Etats-Unis cultivent l’image d’une société dont les credos sont la réussite et la défense des valeurs familiales et traditionnelles,

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DJIAN, Philippe, Entre nous soit dit, op.cit., p. 51.

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123 certains individus restent en marge de cette société modèle, souffrent et doutent. En silence.

Philippe Djian n’est pas le premier auteur à avoir mis à jour cette distance entre rêve américain et réalité. Jean-Paul Dubois, qui partage la même passion pour l’Amérique et pour sa littérature, faisait part de son incrédulité face à certains paradoxes et certaines inepties vues aux Etats-Unis dans deux ouvrages qui ont recueilli ses impressions de voyage : L’Amérique m’inquiète et Jusqu’ici tout allait

bien en Amérique.356Composés d’articles écrits pour le magazine Le Nouvel

observateur au début des années quatre-vingt-dix, le premier opus dénonce les

incohérences d’une société qui se veut le phare de la démocratie mondiale mais se délecte, sans états d’âme, de la condamnation à mort de mineurs ou spécule sur le décès prochain de personnes séropositives…Dubois dénonce la cruauté et le sordide. Car l’Amérique c’est aussi cela : un peuple qui a sa part d’ombre…

Dans le roman Lent dehors, Djian accuse également, mais avec moins de cynisme que Jean-Paul Dubois, quelques travers de la société américaine. Il incarne l’hypocrisie bienpensante des WASP sous les traits du Juge Collins, farouche défenseur des valeurs familiales mais qui, fêtant en grandes pompes son cinquantième anniversaire de mariage, avoue au narrateur ses cinquante années d’infidélité, le plus important étant de sauver les apparences, et de donner l’image d’un couple ou d’une famille unie.

Il s’amuse à peindre les ridicules de lois aussi paradoxales qu’ inutiles, évoquant les limitations de vitesse à cinquante-cinq kilomètres à l’ heure « sur une petite route, sans aucun moyen de dépasser quoi que ce soit, flanquée qu’elle [est]

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DUBOIS, Jean-Paul, L’Amérique m’inquiète,Paris, éd. De L’Olivier, 1996. Cet ouvrage recueille des articles parus dans Le Nouvel Observateur entre 1990 et 1996.

124 d’une double ligne jaune dont on ne [voit] jamais la fin357 », ou encore les vestiges de la prohibition avec les « états déclarés secs » le temps d’un week-end et dans lesquels l’achat d’alcool est impossible pendant quarante-huit heures – ce qui n’empêche personne, à l’instar des personnages- d’acheter et de stocker avant !358

Il fustige encore cette population américaine, friande des loisirs de masse, qui, méconnaissant son patrimoine et sa culture, vend son âme au diable. C’est du moins ce que l’auteur veut nous signifier, dans un épisode précis du roman, lorsqu’une visite du personnage-narrateur au lac Walden tourne au cauchemar. Sur les rives de ce lac se trouve encore la cabane de William Thoreau, qu’Henri-John se plaît à imaginer comme « un de ces coins ivres de virginité, rebutant la moindre tentative de civilisation. »359 Il y découvre pourtant « beaucoup d’enfants en maillot de bain, avec leur bouée autour du ventre, de mères chargées d’ustensiles de plage et de pères transportant des glacières de la taille d’un sèche-linge » et « tout au long des rives, une ceinture de corps blancs » que le narrateur associe à « un cordon de saletés grouillantes et sacrilèges. »360

Si le territoire américain est un rêve, la société américaine n’est pas loin d’être un cauchemar...

Dans le document Pour une esthétique des sens (Page 121-124)