• Aucun résultat trouvé

Carver et les oubliés du rêve américain

Dans le document Pour une esthétique des sens (Page 127-130)

La récolte des sensations simples

2.1. Carver et les oubliés du rêve américain

Il n’y a pas de rêve américain chez Raymond Carver. Les Etats-Unis qu’il dépeint ne sont plus ceux des Pères Fondateurs qui revendiquaient, comme un commandement, le droit au bonheur. L’Amérique de Carver n’est plus la hargneuse nation assoiffée de victoire, resplendissante et lumineuse. Il explore plutôt son côté sombre, cynique, sordide, injuste, cruellement réel. L’Amérique médiocre, accablée de ne plus être à la hauteur d’elle-même. L’amère Amérique de ces américains pour qui la grande Amérique est une chimère. Car Carver est un de ces oubliés du rêve américain…

128 Né en 1938 dans L’Oregon, fils d’ouvrier, il est sans doute l’un des écrivains américains les plus solidement ancré dans le réel. Amoureux très jeune de littérature et d’écriture, sa passion se heurte aux réalités de la vie et à un quotidien difficile. Marié à dix-huit ans, père à dix-neuf, Carver déplore « ne pas avoir eu de jeunesse. »365 Confronté à de graves problèmes financiers, il accumule les petits boulots - routier, veilleur de nuit dans un hôpital, concierge dans un hôtel, pompiste, bibliothécaire, cueilleur de tulipes- et sombre dans l’alcool. De passion, la littérature devient frustration. Carver évoque un désir d’écrire impossible à assouvir, souffrance supplémentaire pour cet homme qui s’enlise dans l’alcoolisme jusqu’à devoir multiplier en 1977- âgé de trente-neuf ans- les séjours en hôpital ou en maison de repos. Il raconte :

Nous vivions dans un grand dénuement, nous avions déjà une faillite personnelle derrière nous et nos années de labeur harassant ne nous avaient rien rapporté de plus qu’une vieille voiture, une maison en location et une meute de créanciers accrochés à nos basques. C’était déprimant, et j’éprouvais un grand vide spirituel. C’est comme cela que je suis tombé dans l’alcoolisme […] La bouteille est devenue le centre de ma vie, la seule chose au monde que je poursuivais avec assiduité. 366

Pourtant, l’écriture reste salvatrice et Carver y trouve « un plaisir infini. » : dans un premier temps, il écrit par petits bouts, comme il peut, dans sa voiture ou dans une laverie automatique, un carnet posé sur ses genoux. Il écrit des nouvelles et des poèmes, confessant que la forme courte est la seule qui convient à son mode de vie367. Il y parle de ces petites gens qui ont une existence semblable à la sienne, qui font

365

CARVER, Raymond, « interview de la Paris Review », in Les feux,traduit de l’américain par François Lasquin, Paris, éd. De l’olivier, 1991 ; (points), p.225.

366Ibid, p.230.

367 Dans Les feux, Carver confie : « durant ces terribles années où j’ai dû m’occuper d’élever mes enfants, je n’avais généralement ni assez de temps ni assez d’énergie pour seulement penser à écrire des textes un tant soit peu longs. La vie que je menais, « la ronde écrasante de mes jours » pour reprendre une expression de D.H Lawrence, ne me le permettait pas. La vie que mes enfants me faisaient mener me dictait une autre conduite. Elle me disait que si je voulais conduire quelque chose à son terme, avoir une chance de tirer quelque satisfaction d’un travail achevé, ma seule ressource était de m’en tenir à écrire des nouvelles et des poèmes. » in Les feux, op.cit., p.47-48.

129 chaque jour l’expérience de la banalité, de la médiocrité, des illusions perdues. Qui luttent pour rester dignement en vie. Qui sombrent, aussi, parfois. Dans une interview donnée à Paris Review en 1983, Raymond Carver s’exprimait sur le sujet en ces termes :

Il y a des gens à qui tout réussi, et je trouve ça merveilleux. Mais il y en a d’autres qui n’arrivent jamais à rien, qui ne réalisent jamais leurs aspirations, aussi modestes soient-elles. Je pense qu’il est tout à fait légitime de faire des livres sur la vie de ces gens-là. Ceux qui ne réussissent pas. C’est presque toujours du second cas de figure que j’ai moi-même fait l’expérience dans ma vie, directement ou indirectement. Je crois que la plupart de mes personnages voudraient que leurs actions aient un certain poids. […] Ils sont mal dans leur peau, ils voient leurs vies qui s’en vont en quenouille […] Ils en sont conscients, je crois, et à partir de là, ils font simplement ce qu’ils peuvent. 368

Alors, l’écriture de Carver traque sans relâche les frustrations de ces gens ordinaires décrits par Nicole Chardaire comme « laminés par les problèmes, étouffés par la routine. »369

Autour de leurs abattements, de leurs envies, de leurs malheurs, Carver compose trois recueils majeurs de nouvelles : Les vitamines du bonheur, Tais-toi je

t’en prie et Parlez-moi d’amour.370Il y met en texte là une femme et un homme dont l’enfant vient de se faire écraser par une automobile et qui trouvent une maigre consolation en mangeant des petits pains offerts par un boulanger. Ailleurs, une femme se levant la nuit pour fermer la grille de son jardin et découvrant des limaces.

368Ibid., p.240.

369 CHARDAIRE, Nicole, préface àCARVER, Raymond, Parlez-moi d’amour, éd. Mazarine, 1986, (Le livre de poche biblio.) On peut peut-être voir sur ce point l’influence de Tchekhov, très admiré par Carver. Le nouvelliste américain confiait en effet dans une interview en 1983: « Il y a bien des années, j’ai lu quelque chose qui m’a énormément frappé dans une lettre de Tchekhov. C’était un conseil qu’il donnait. […] Il disait à peu près : Mon cher, il n’est pas nécessaire d’écrire sur des gens extraordinaires qui n’accomplissent que des actions mémorables. En lisant ce que Tchekhov expliquait dans cette lettre et en lisant ces nouvelles, ma vision des choses s’est transformée.( interview à Paris review, in Les feux, op.cit., p.250.)

370 Parus respectivement aux Etats-Unis en 1983, 1976 et 1982 sous les titres originaux suivants : Cathedral,

Would you please be quiet, please ? ; what we talk when we talk about love ? les recueils de nouvelles de Carver

ne seront traduits et édités en France qu’à partir de 1985. On note également la publication de nouvelles et de poèmes à titre posthume : Les trois roses jaunes et Les feux.

130 Ou encore, un homme qui se réveille gêné par un bouchon de cérumen dans son oreille… La vie. Rien d’autre.

La vie, oui, tout simplement. Dans ce qu’elle a de plus quotidien, de plus banale, de moins poétique. Tout l’art de Carver est de saisir ces instants. Ou plutôt ces images. Ces instantanés d’existence banale qui, sous le regard assidu de l’auteur se chargent d’émotion et prennent une dimension inquiétante, insolite, magique parfois. Car, si comme le pense Claudine Verley, il n’y a pas d’échappée possible et que le « quotidien est le seul recours contre le quotidien»371, il faut cependant réenchanter ce dernier pour s’offrir, au moins, au milieu de l’insignifiance, la satisfaction du plaisir esthétique.

Dans le document Pour une esthétique des sens (Page 127-130)