• Aucun résultat trouvé

Vers une autre image des Etats-Unis

Dans le document Pour une esthétique des sens (Page 124-127)

La récolte des sensations simples

1.3. Vers une autre image des Etats-Unis

Au contact de cette réalité états-unienne, l’écriture de Djian ne peut qu’évoluer. Dans un premier temps, il s’agit de la libérer du poids du fantasme américain qui a nourri les premiers textes. Les Etats-Unis ne sont plus un mythe mais une terre

357 DJIAN, Philippe, Lent dehors, op.cit., p.119.

358 Ibid.

359

Ibid., p.223.

360

125 de contrastes. Une terre d’hommes, plus une terre d’icônes.361 Cela explique déjà, sans doute, la prédilection de l’auteur pour la Côte Est au détriment de la Côte Ouest, choix de l’authenticité et non plus de la facticité qu’incarne le rêve californien.

Cette implantation dans le réel, le narrateur de Lent dehors la scelle avec humour et une pointe d’ironie dès son arrivée aux Etats-Unis :

[Oli] songeait déjà à m’embarquer en Californie. […] je l’ai regardé sans prononcer un mot. […] je me suis demandé s’il s’imaginait que j’étais en vacances, s’il nous imaginait en train de remonter la route numéro 1 au volant d’une décapotable, riant et chantant et débordant tout simplement de joie d’être au monde, sans femmes, sans soucis, sans rien d’harponné dans nos chairs et larmoyant d’émotion à la vue d’un cyprès suspendu à la falaise dans les parages de Big Sur. 362

Cette vision contre laquelle s’élève Henri-John n’est pas sans rappeler celle qui dix ans plus tôt a constitué le leitmotiv de Bleu comme l’enfer. Les ingrédients sont en effet les mêmes : route, vitesse, belles voitures, exaltation, intense présence au monde, paysage américain fantasmé.

Plus encore, derrière le stéréotype du voyage américain, il y a la référence littéraire au mythique roman Sur la route de Jack Kerouac, qui semble désormais dépassé. L’allusion à l’auteur est d’ailleurs à peine voilée : derrière l’évocation du lieu Big Sur, grande plage mythique de la Côte Californienne, il y a aussi le roman du même nom, écrit par Kerouac en 1962. C’est bien en effet de l’évolution littéraire de Philippe Djian, l’auteur, que nous entretient, à demi-mots, et à travers sa propre

361

A ce titre le personnage féminin de Giuletta, dans Lent dehors, fait figure de repoussoir dans la mesure où elle adopte le point de vue le plus communément partagé par les européens sur les Etats-Unis, contre lequel s’insurge Djian. Elle est le personnage « qui n’a rien compris.» Préférant les grandes enseignes sans âme, comme le « Hard’s rock café », elle a une connaissance de la géographie américaine indissociable de ses stars de cinéma, évoquée en filigrane dans le roman par le farouche désir de Giuletta de dîner dans le restaurant de Clint Eastwood. Ce personnage féminin véhicule l’image réductrice d’une société américaine matérialiste qui se complaît dans les loisirs de masse. Giuletta représente tous les amoureux de l’Amérique des séries télés, de Mac Donalds et de Coca-Cola. A travers elle, Djian fustige tous les amateurs d’un pays vendeur de rêves bon marché, aux antipodes de la réalité poétique. cf Lent dehors, op.cit., p. 286-287.

362

126 expérience, le narrateur Henri-John. Si Kerouac et le rêve de la Côte Ouest américaine sont incontournables tant ils symbolisent « l’appel du Nouveau-Monde »363, ils ne doivent cependant constituer qu’une première étape. Un appât. Un moyen et non une fin. Ils symbolisent la découverte des Etats-Unis, mais n’en sont aucunement la connaissance. Incarnation du mouvement Beat, marginal et rebelle, Kerouac donne une image erronée, car fantasmée, de l’Amérique. Il faut désormais se tourner vers d’autres auteurs pour comprendre le pays et la société. Pour essayer d’en extraire les pensées, les images essentielles, la quintessence.

Pour ce faire, il faut s’intéresser aux écrits de ceux qui osent aborder sa profonde réalité, qui proposent un regard sur l’Amérique vulnérable, fragile, dénudée. Ainsi dans le roman Lent dehors, le personnage de la jeune américaine Meryl propose à Henri-John de passer à cette étape supérieure. Elle lui offre des volumes « de Carver et d’Harisson alors qu’[il] en est encore à Kerouac ou Saroyan. »364

Raymond Carver... Une découverte littéraire qui suscite un enthousiasme sans équivoque. Djian nous signifie, à travers l’expérience de son personnage, son nouveau credo. La présence physique aux Etats-Unis et la connaissance réelle du pays ne peuvent plus se satisfaire de fantasmes qui véhiculent une image erronée des Etats-Unis et de la réalité américaine, ou de sensations, qui, pour être fortes, n’en sont pas moins factices et falsifiées.

Par conséquent, cela induit, pour l’auteur, une modification profonde de son écriture qui va puiser désormais son inspiration dans l’œuvre de ce nouveau modèle.

363

DJIAN, Philippe, Lent dehors, op.cit., p.420.

364

127

2. L’influence de Raymond Carver

Dire que l’œuvre de Raymond Carver est à l’opposé de celle de Kerouac relève pratiquement de l’euphémisme. Les personnalités et les vies de ces deux auteurs sont d’ailleurs en tous points antithétiques. Si Kerouac est charismatique, solaire, dominant, Carver est discret, réservé, commun. Kerouac cultive la révolte, cherche l’exceptionnel. Carver se résigne, se contente de la banalité. Kerouac croit en une écriture spontanée, sans règle ni contrainte, Carver corrige, rectifie, modifie.

Après dix années de carrière, c’est vers cet auteur que Djian va davantage se tourner, trouvant, au cœur du banal, une grâce qu’il juge supérieure aux excès de la

Beat Generation et à son insolence. Aussi, il renonce aux rythmes jazz et rock pour se

concentrer sur les blancs typographiques et les silences.

Dans le document Pour une esthétique des sens (Page 124-127)