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Jeu de Voix

Dans le document Pour une esthétique des sens (Page 182-187)

La récolte des sensations simples

1. Sensibilisation de l’énonciation

1.3. Jeu de Voix

Individualisante, universalisante, intérieure, extérieure, la « voix » portée par le « je » est multiple et ambivalente. Elle conduit également à nous interroger sur la question complexe de l’identité puisque savoir qui perçoit ou qui parle sous-tend de savoir d’abord qui est « je ».

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183 Marie-Hélène Boblet analyse le « je » comme « le porte-parole des ‟ moi”, des ‟ tu”, des ‟ nous” et des ‟vous” qui s’interpellent dans le for-intérieur ». Elle rappelle d’autre part que « le for intérieur est un orchestre symphonique, un déambulatoire où des paroles toujours prêtes à surgir circulent. »495

Ces paroles toujours prêtes à surgir, et que tout homme entend résonner au fond de lui, sont multiples. Voix intérieures de la bonne ou de la mauvaise conscience, voix avoisinantes, propos entendus qui ne veulent pas nous quitter, musiques entêtantes que l’on continue de fredonner, impressions tactiles, olfactives ou gustatives transformées en mots pour que la vie intérieure se matérialise en se transformant en langage…

Ces multiples voix sont perceptibles dans le romanLent Dehors, qui estsans doute l’œuvre de Djian dans laquelle le « je » de la narration est traité de la façon la plus complète qui soit. Le roman est composé de trois narrations qui s’entrecroisent, se succèdent, se complètentet se répondent. Dans un premier temps, le « je » du personnage narrateur, Henri-John Benjamin, pianiste d’une quarantaine d’années que sa femme vient de quitter. Cette instance narrative est relayée par un autre « je »,voix du même personnage mais qui se situe en anachronie par rapport à la diégèse: celle d’Henri-John enfant puis adolescent. Enfin, le « je » du journal intime d’Edith, l’épouse d’Henri-John et amie d’enfance.

Le « je » du présent narre une faille, une blessure. La rupture force le personnage à porter un regard désabusé sur la vie. L’incertitude quant à son existence future exacerbe les sensations et sentiments du présent. Il propose une vue de l’instant. Le passage au « je » de l’enfance constitue une anamnèse. Ce n’est pas réellement la voix d’Henri-John enfant mais la voix d’Henri-John adulte tentant de

495BOBLET, Marie-Hélène, Le roman dialogué après 1950, poétique de l’hybridité, Paris, Champion, 2003. p.302.

184 rendre au plus juste le ton de cette enfance, d’approcher au plus près de sa vérité.496

Ainsi, la présence de certaines réflexions du narrateur prouve qu’il s’agit bien d’un adulte qui recompose le cours de sa vie et non d’une énonciation instantanée. Citons pour exemple :

Je la traitais de petite pisseuse mais au fond j’enrageai car j’étais persuadé qu’elle disait la vérité.[…] Durant de longues années je m’imaginerai que la Femme était le mystère absolu. Aujourd’hui c’est moi qu’en tant qu’homme j’ai du mal à comprendre.497

Ce décrochement temporel introduit par l’adverbe « aujourd’hui » ne laisse pas de doute quant à la nature analeptique du récit.

Comme le rappelle Jean-Philippe Miraux, le récit analeptique comporte les risques des formes anachroniques : dangers de l’oubli, péril de l’inexactitude. Seul le journal intime, « épousant les aléas du temps, le fil de l’existence, [et], prenant racine dans l’immédiateté »498 permet d’éviter ces écueils.

On comprend donc pourquoi Djian a recours à cette troisième forme du « Je » pour ce roman. Les passages du journal intime d’Edith constituent ce que Catherine Moreau nomme « des doublages narratifs d’un seul élément historial »499 le même évènement étant raconté de deux points de vue différents. Mais, là où l’anamnèse défaille, le journal restitue une vérité de l’instant.

Si, à première vue, on peut penser que ces variations énonciatives brouillent la compréhension du roman, interrompent le fil continu du texte, le lecteur comprend

496 Le passage d’une narration à une autre est marqué par la présence d’un astérisque venant séparer les analepses.

497DJIAN, Philippe, Lent dehors, op.cit., p.54.

498 Voir à ce sujet le développement que Jean-Philippe MIRAUX, L’autobiographie, écriture de soi et sincérité, Paris, Armand colin 2009, ( coll.128.), p.14.

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185 rapidement que ces multiples « je » ne morcellent pas la narration mais au contraire l’unifient et mènent le narrateur principal, Henri-John, à la sérénité.

Le personnage narrateur djianien, en difficulté dans ce qui constitue pour lui « l’ici et maintenant » se propose tacitement de satisfaire à ce que Gusdorf nomme « l’exigence d’une mise au net du présent. »500 Cette dernière demande d’expulser de soi-même « l’êtreque l’on a été avec ses défauts, ses qualités, ses errances, ses errements. »501 L’anamnèse et le journal intime d’Edith l’aident dans cette entreprise. La première fait rejaillir « les moi » du passé qui, en se superposant, fondent le « je » du présent. La seconde, voix de la femme aimée, lui permet de retrouver « sa moitié manquante.» Cet Autre en lui, ce double féminin, n’est pas seulement une formule métaphorique pour désigner la femme aimée, avec laquelle l’homme atteint la complétude par la fusion des corps. Dans Lent dehors, le narrateur précise, à de nombreuses reprises, que, dans cette dualité masculin/féminin, la femme est souvent plus intelligible pour lui, et paradoxalement, moins étrangère que l’homme. Il confirme ainsi que « je » est un autre, et que « l’autre » la femme, est paradoxalement la clé du mystère :

[Les femmes] avaient de quoi nous regarder avec des yeux ronds : la vérité était que nous étions le côté sombre de l’espèce humaine. J’y avais réfléchi assez souvent, et j’avais beau être bien placé, je n’étais jamais parvenu à y voir tout à fait clair. Il y avait toujours quelque chose d’insaisissable, que, faute de pouvoir mieux, j’associais à du vide … Je n’arrivais pas à nous cerner précisément, je butais sur l’élément masculin où m’y engloutissais sans plus de résultat.502

500GUSDORF, cité par MIRAUX, Jean-Philippe, op.cit., p.12.

501MIRAUX, Jean-Philippe, op.cit., p.12.

502

DJIAN, Philippe, Lent dehors, op.cit., p.303. La réflexion sur la dualité et/ou complémentarité masculine /féminine se retrouve dans de nombreux passages du roman Lent dehors. Citons pour exemple : « Cette part de féminin qu’il y a en moi, je veux dire dans n’importe quel homme, me parait plus accessible, plus intelligible que mon côté masculin, un peu comme le ventre invisible d’un iceberg. Je peux comprendre à quoi sert une femme mais un homme, à quoi sert-il au juste ? Que signifie : je suis un homme ? » ibid., p.77.

186 La stratégie narrative adoptée dans Lent dehors nous permet donc de comprendre que la voix et la perception du narrateur djianien, délivrées par l’auteur à un moment donné de son existence, ne sont pas figées mais fluides, toujours sujettes à remise en cause, à évolution, à dissolution.

Premier roman de la décennie 90, Lent dehors rompt avec la narration homodiégétique du personnage écrivain et réalise, contre toute attente, la synthèse d’un « je » idéal qui scelle en lui les identités disparates, offrant à l’auteur matière à écriture. On y retrouve les « moi » du passé et le « moi » du présent. Le « moi » féminin, et le « moi » masculin. Le « moi » écrivain, prêté au personnage d’Edith, et le « moi » musicien, d’Henri-John, respectivement accomplissement et rêve d’accomplissement de Djian lui-même. Il est le seul personnage djianien à se rendre explicitement en voyage aux Etats-Unis et à parcourir ce territoire incontournable dans la mythologie de l’auteur. Le « Je »d’Henri-John porte également en lui la France et l’Amérique, deux espaces qui recèlent, pour l’auteur, une forte dimension identitaire, deux espaces qui, jusqu’alors se vivaient sur le mode de l’antithèse et qui désormais se conçoivent comme une complémentarité.

Le mode énonciatif de Lent dehors semble avoir apaisé des tensions et des interrogations que sous-tendait jusqu’alors l’écriture djianienne.Il semble, en effet, « mettre au net le présent » et ouvre la voie aux narrations homodiégétiques linéaires apaisées deSotos et surtout de la trilogie : Assassins, Criminels, Sainte-Bob.

Dans le premier opus de la trilogie, on remarque d’ailleurs que le « je » est chargé d’exprimer la vérité du moi, la véritable émotion. Le narrateur Patrick Sheahan, qui s’exprime depuis le début du roman à la première personne, n’hésite pas, s’agissant de lui-même, à s’exprimer à la troisième personne, lorsqu’il ne veut pas assumer les propos proférés en société, propos mensongers qui remettent en cause sa sincérité : «je n’ai pas cherché à comprendre ce qu’il a dit car j’étais en train de lutter

187 contre Patrick Sheahan.»503 Ce jeu narratif est garant de la sincérité d’une narration qui veut tendre vers la vérité intime de l’individu et l’offrir en partage au lecteur.

Les « je » peuvent dire dès lors, sans retour dans le passé, sans rupture, sans heurt, sans peur, la présence du moi au monde qui se vit dans un lyrisme de l’instant.

Le « je » est en effet la voix lyrique par excellence. Celle qui, par son énonciation cherche, « dans le présent de son inscription à jouer contre la mort, en soustrayant l’instant à sa fugacité, en le redynamisant dans un dire qui l’arrache au passé perdu. »504

Dans le document Pour une esthétique des sens (Page 182-187)