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Exigence d’une écriture de l’insignifiance

Dans le document Pour une esthétique des sens (Page 130-134)

La récolte des sensations simples

2.2. Exigence d’une écriture de l’insignifiance

Il y a d’abord ce qu’on entrevoit. Puis il faut donner vie à ce qui a été entrevu, le transformer en quelque chose qui illumine l’instant et […] qui puisse avoir des effets et une signification plus large. La tâche du nouvelliste consiste à donner le plus de force possible à cette vision fugace. 372

C’est par la magie des mots que Carver amène la grâce au cœur du banal. Par un travail acharné sur chaque phrase, il cherche à exprimer avec le maximum d’exactitude les détails les plus insignifiants du quotidien. Il quête sans relâche la précision dans un minimum de mots et Claudine Verley évoque à ce sujet un « redéploiement du sens dans une écriture dénudée. »373

371 VERLEY, Claudine, Raymond Carver, collection voix américaines, octobre 1999. p. 73.

372

CARVER, Raymond,« de l’écriture », in les feux,op.cit., p.36.

373

131 Carver attribue cette spécificité de son écriture à l’influence de John Gardner, dont il fut l’élève, et explique dans son essai Les feux:

[Gardner] revenait sans cesse sur la nécessité de trouver le mot juste pour dire ce que je voulais dire. Le vague et le flou, la terminologie était à proscrire. Et il insistait encore et encore sur la nécessité d’employer un langage ordinaire, la langue la plus courante, celle dans laquelle nous parlons tous les jours. […] Il m’a aidé à comprendre qu’il était essentiel d’arriver à dire exactement ce que je voulais, et rien d’autre ; de ne pas employer des termes « littéraires », ni un langage pseudo-poétique. […] Il m’a appris à me servir des élisions, des contractions de la langue parlée. Il m’a montré comment m’y prendre pour dire ce que j’avais à dire en usant du minimum de mots. Il m’a fait voir aussi que dans une nouvelle tout comptait, absolument tout. Que le placement des points et des virgules était une affaire grave. 374

Carver se libère des métaphores, focalise son attention sur des détails spécifiques ancrés dans la précarité du présent. Ses nouvelles ne résolvent rien. Elles saisissent un moment de vie, sans nourrir d’autre ambition que de décrire cet instant volé. Elles déstabilisent le lecteur par cette absence de résolution et amènent en lui « un sentiment de malaise provoqué par la présence non résolue des choses et des êtres. »375 Mais, en même temps, et paradoxalement, par la singularité d’une écriture neutre, froide, d’un style que Djian qualifie de « dépouillé à l’extrême », il induit chez le lecteur une émotion brutale. Car, sous la simplicité se cache la densité. Sous le banal évoqué, l’évidence d’une littérature qui choisit la résignation face aux désillusions épuisantes et qui, paradoxalement, et par là même, s’arroge ce que Philippe Djian appelle « le pouvoir de consolation, le pouvoir d’embellir la vie. »376

374

CARVER, Raymond, « les feux » in les feux, op.cit., p.53-54.

375 VERLEY, Claudine, op.cit., p. 86.

376 DJIAN, Philippe, « le chœur des anges », inLes Inrockuptibles n°543 du 25 avril 2006. (article écrit à l’occasion de la parution du recueil de poème de Caver, la vitesse foudroyante du passé, disponible en ligne : [http://philippedjian.free.fr/divers/lechoeur.htm] )

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2.3. Lorsque Djian parle de Carver

Djian ne tarit pas d’éloges au sujet Carver. Le style de l’auteur américain est pour l’auteur français digne de tous les superlatifs. Dans Ardoise, il évoque « un style parfait à l’oreille », « un style qui [mériterait] qu’on lui sacrifie tous les autres […] car il est leur quintessence ou encore […] leur impeccable aboutissement. »377

Djian est séduit par ce qui semble un déséquilibre : l’utilisation d’un minimum de moyens pour un maximum d’effet. Car tout semble petit et banal dans l’univers de Carver : choix de sujets et de personnages insignifiants, phrases simples qui disent l’instant, la sensation, sans proposer d’analyse d’aucune sorte. Djian apprécie « la façon unique » que Carver a « de dire ». Une fois encore, l’auteur exprime un sentiment, une émotion instinctive qui l’étreint à la lecture… Une émotion si profondément ressentie qu’elle en est inexprimable.

Alors, Djian tombe dans ses anciens travers. Il mythifie, encore et toujours. Comme une décennie plus tôt pour Kerouac et Salinger. Il mythifie pour dire l’indicible d’une écriture qui touche, que l’on ressent sans que l’on puisse vraiment comprendre pourquoi. Djian nous communique son admiration pour la virtuosité de l’auteur américain, mais n’analyse pas les raisons de son admiration. Il nous impose ce qu’il juge être la grandeur de Carver, sans aucune objectivité. En fait un monument. Toujours dans la métaphore ou la comparaison, il parle « d’un style qui fait de chaque phrase un bâton de dynamite et qui produit le maximum d’effet.»378 Il compare l’écriture de Carver à « de l’ivoire »379. L’auteur américain, météore prométhéenne,

377DJIAN, Philippe, Ardoise, op.cit., p.119.

378

Ibid., p.121.

379

133 est en outre présenté sous la plume hyperbolique de Djian en ces termes : « en voilà un qui traverse le ciel comme une boule de feu et retourne les océans. »380

Mythique donc, pour Djian, « Carver écrit comme un dieu. »381 Il parle d’étincelles, de « l’inimitable, entêtant, irrépressible parfum carvérien.»382 Il loue la voix de l’auteur « se changeant en cristal et gagn[ant] en éclat, en précision, et illumin[ant] le moindre visage, le moindre geste, le moindre mot de l’intérieur et donn[ant] ce ton magnifique.»383

C’est que, avec Carver « tout brille jusqu’à l’incandescence. »384

Une fois de plus, chez Djian, l’admiration passe par le corps. L’écriture carvérienne est un amalgame de sensations dans lesquelles la réflexion n’a pas sa place. La littérature est toujours aussi physiquement perçue, c’est peut-être pourquoi l’admiration pour l’auteur touche l’indicible. La littérature se fait corps, lumière, parfum, s’imposant au lecteur avec une indiscutable évidence. Parce qu’une fois de plus Djian veut nous signifier que la littérature est davantage sensation qu’intellectualisation.

Les métaphores solaires et lumineuses utilisées par Djian sont assez paradoxales pour désigner l’écriture lacunaire d’un auteur préoccupé par la description d’une Amérique de l’ombre. Car Carver évite tout ce qui brille. Ses personnages ne connaissent pas le bonheur, ne s’ouvrent jamais à l’exceptionnel. Ne sont pas des héros mais des hommes qui courbent l’échine sous le poids des jours, des petites victoires et des grandes déceptions…

380

Ibid., p.126.

381Ibid., p. 121. L’expression est reprise dans l’article, « le chœur des anges. »

382DJIAN, Philippe, « le chœur des anges », op.cit.

383

Ibid.

384

134 Mais c’est justement cela que Djian assimile à de la lumière. Cette capacité qu’a Raymond Carver à susciter l’émotion à partir de l’insignifiance. Cette façon unique de montrer la douleur mais d’émouvoir sans compassion. De donner à comprendre et à voir, sans même avoir besoin de dire.

C’est vers cela que, Djian veut que désormais son écriture tende.

Dans le document Pour une esthétique des sens (Page 130-134)