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Esthétique de la confusion

Dans le document Pour une esthétique des sens (Page 92-95)

L’EXACERBATIONDES SENS

1. Stylisation du brouillage des sens : Bleu comme l’enfer, un roman hybride

1.3. Esthétique de la confusion

Si la logique romanesque est déjà mise à mal par les procédés de collages ou de multifocalisation, Djian poursuit son projet subversif et renforce sa vision d’un monde chaotique en ne respectant pas lesrègles élémentaires de la narration, de la syntaxe, de la langue. Djian cultive en effet une esthétique de la confusion, annulant les liens de causalité et de temporalité. Ainsi, alors qu’il imagine sa femme dans les bras de Ned, Franck est victime d’un accident de la circulation. Les événements sont relatés de telle sorte que le lecteur croit un moment qu’il y a un lien de cause à effet entre les deux épisodes narrés, et que ces derniers ont des droits égaux face à ce que la narration nous présente comme étant la réalité :

Il démarra sans regarder, Lili faisait glisser son pantalon, il vit briller l’éclair de sa culotte et, quand l’autre avança une main vers ça, il y eut un fracas épouvantable, le corps de Franck fit un bond en avant et retomba sèchement sur le siège.

C’était la même Ford que lui, à peine plus récente, il l’avait prise en plein milieu et le type essayait de sortir. 273

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93 Le lecteur comprend, lors d’une seconde lecture, qu’il s’agit de la narration enchevêtrée d’un épisode imaginé par Franck et d’un épisode vécu par le même personnage. Djian utilise ici son procédé de prédilection : l’hypotypose. Figure dans laquelle le narrateur ne « sélectionne [qu’] une partie des informations correspondant à l’ensemble du thème traité, ne garde que des notations particulièrement sensibles et fortes et […] [peut] présenter un aspect sous des expressions fausses ou de pures apparences »274 Le narrateur a réussi à égarer son lecteur, à l’inclure lui aussi dans la perte du sens, consécutive de la perte des sens.

Ainsi, tout au long du récit, il prend plaisir à perdre le lecteur sur le chemin des présuppositions. Djian sait en effet que ce dernier est habitué à un certain nombre de ce qu’Umberto Eco nomme « scénarios hypercodés »275

véhiculés par les œuvres littéraires ou cinématographiques apparentés au roman noir. Citons pour exemple, le passage suivant :

Ça pouvait durer comme ça jusqu’à la sait glin-glin. Il suffisait qu’ils changent encore une fois de bagnole et tout était à refaire, putain, il savait que ça pouvait durer jusqu’à la fin des temps. […] C’était un jeune mec dans les vingt-cinq trente ans, pas trop baraqué mais avec des bras puissants, Franck l’attrapa par les cheveux et l’envoya dinguer dans les boites aux lettres sans le lâcher, il le tenait par derrière, il lui tordit un bras, le type brailla, parce que son muscle allait bientôt claquer, Franck tira la tête en arrière et l’écrabouilla une seconde fois sur le mur, le mec dégringola.276

Cette scène de passage à tabac suit l’évocation des informations que Franck détient sur le groupe mené par Ned. Le lecteur, habitué par « ses promenades référentielles » dans d’autres œuvres véhiculant les mêmes stéréotypes génériques, a tôt fait de conclure qu’il existe un lien de cause à effet entre les deux épisodes. Ainsi, il peut présupposer que « le jeune mec » refuse de livrer des informations sur le parcours du quatuor. L’actualisation du lecteur est fausse, parce que l’auteur a décidé

274

AQUIEN, Michèle, MOLINIE, Georges, Dictionnaire de Rhétorique et de poétique,Paris, Librairie générale de France, 1996, (Livre de Poche, encyclopédies d’aujourd’hui).

275 Voir à ce sujet ECO, Umberto, Lector in fabula,ou la coopération interprétative dans les textes

narratifs,Paris, Grasset, 1985.(Le livre de poche.)

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94 de l’égarer, de se jouer de sonhorizon d’attente et de ses capacités interprétatives. Après avoir fait perdre le sens commun à ses personnages et à la narration sa linéarité logique, Djian dépossède également son lecteur de ses capacités interprétatives, comme un ultime pied-de-nez.

Insoumis à l’autorité narratoriale, le roman l’est tout autant à l’autorité lectoriale. La logique mise en place par Djian a pour moteur principal la confusion. Le dérèglement est en effet total : de l’univers de la diégèse aux conventions romanesques, de la logique formelle au pacte de lecture, c’est le roman en sa totalité qui, comme s’il étaitatteint à son tour par la perte des sens des personnages qu’il met en scène, égare son sens, sa signification. Il honore en cela le souhait exprimé par Jack Kerouac : « composition dingue, sans discipline, pure, remontant du dessous, plus c’est fou mieux c’est. »277

En quittant la strate narrative pour la strate phrastique, nous constatons alors, de la même manière, que l’auteur cultive tout au long de l’œuvre, la même subversion et sème la confusion en malmenant les conventions grammaticales et linguistiques.

Le narrateur ne respecte pas, à de nombreuses reprises, la règle de substitution selon laquelle le pronom personnel reprend et désigne un être dont la dénomination est antéposée. Ainsi, au chapitre 8 du Premier Livre, le narrateur laisse délibérément le lecteur croire que c’est Lili qui libère Henri et Ned, alors que le geste est accompli par Carol. Pendant près d’une page, le second personnage féminin n’est en effet désigné que par le pronom « elle ». Or, suivant la logique grammaticale, le lecteur l’associe à Lili, qui vient d’êtrenommée :

277

KEROUAC, Jack, « Principes prose spontanée n°28. », disponible en ligne : [http://www.leonicat.r/mots/jack_kerouac.htm]

95

[…] Lili était dans la cuisine et buvait de grands verres d’eau, merde, elle pouvait même plus s’arrêter. Elle essaya de réfléchir, de ne pas craquer, mais c’était pas facile de faire les deux à la fois. Elle se retrouva devant la salle de bain, elle ouvrit la porte […]278

Dans ce passage, le premier pronom de reprise « Elle » désigne Lili, mais à partir du second, et pour un assez long passage, le même pronom renvoie à Carol. L’auteur souligne, par cette simple entorse aux conventions, la vulnérabilité du sens et de la compréhension, la perte ou le changement de signification imputable à de petits détails.

Pourtant, ces subversions déréglant les sens et faisant perdre le sens semblent attester dans l’écriture djianienne un but salutaire. Comme un chaos précédant la création, elles font table rase des conventions passées pour offrir une autre écriture dans laquelle la signification est moins importante que l’émotion sensible et esthétique.

Dans le document Pour une esthétique des sens (Page 92-95)