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Ivresse et paradis artificiels

Dans le document Pour une esthétique des sens (Page 70-74)

2. La reconquête des sens

2.1. Transgression : retrouver l’euphorie de la beat generation

2.1.5. Ivresse et paradis artificiels

Lorsque l’on consulte un dictionnaire à l’article « ivresse » on (re)découvre la signification du terme qui désigne tantôt l’ébriété, cet « état d’intoxication provoqué par l’alcool et causant des perturbations dans l’adaptation nerveuse et la coordination motrice 209», tantôt l’extase, l’enivrement, défini comme un état d’euphorie, de ravissement. Il va sans dire que la seconde définition peut être conséquente de la première et que, si les hommes recherchent l’ébriété c’est afin de connaître cet état où la perception ordinaire de l’espace, du temps, du corps même se brouille et cède la place, « pendant quelques heures intemporelles » à une vision du « monde extérieur et intérieur, non pas tels qu’ils apparaissent à un animal obsédé par la survie où à un être humain obsédé par les mots et idées mais tels qu’ils sont appréhendés directement et

207Ibid., p.185.

208

Ibid., p.362.

209

71 incondionnellement. »210 Pour Jean Chevalier et Alain Gheerbrandt, l’ivresse est aussi le moyen de se « libérer du conditionnement du monde extérieur, de la vie contrôlée par la conscience. 211» Le narrateur de Bleu comme l’enfer exprime ce fait en ces termes :

Le truc c’était de se démolir, de trouver autre chose.[…] C’était difficile de garder le sang chaud dans ce monde glacé. 212

Si l’ivresse en tant qu’ébriété est associée à l’alcool, nous l’associerons également à la drogue, le stupéfiant quimène également à la perte de conscience. Pourtant, à l’instar de Baudelaire dans Paradis artificiels213, Martin Amis nuance cette similitude dans son roman Poupées Crevées : « l’excès d’alcool entrave la perception, l’excès de drogue la met à vif. »214 Dans son roman, Djian corrobore cette affirmation par l’expérience de son personnage Jimmy. Lors de l’attaque de sa maison, par les acolytes de Zac venu le venger, la narration s’attarde à décrire de nombreux détails sensibles, bruits, visions, impressions tactiles, commentant que cette sensibilité au détail est une conséquence directe de la consommation de stupéfiant : « à cause du shit, il vivait ça multiplié par dix » :

La fenêtre au-dessus de sa tête, il avait reçu les morceaux sur le crâne, c’était une pierre, il l’avait entendu cogner sur le mur, des petits morceaux de verre courraient dans son dos… 215

Les personnages de Bleu comme l’enfer, flics ou voyous, sont tous consommateurs de drogue et d’alcool. Celui-ci s’est transmué à travers les âges de la littérature et la cannette de bière héritée de Bukowski ou de Kerouac a remplacé le

210HUXLEY, Aldous, Les portes de la perception,Paris (10/18), 1991, p.64.

211CHEVALIER, jean et GHEERBRANDT, Alain, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont et Jupiter, (1982), article « ivresse. »

212 DJIAN, Philippe, Bleu comme l’enfer, op.cit., p.118.

213

Baudelaire assimile l’alcool à « un plaisir aigu » et la drogue à un « plaisir chronique » et explique : « Ici un flamboiement, là une ardeur égale et soutenu ». BAUDELAIRE, Charles, Paradis artificiels, Paris, Le livre de poche, 1972. p. 60.

214

AMIS, Martin, op.cit., p.230.

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72 verre de vin d’Omar Khayyam ou de Baudelaire. De même, la volupté des fumeurs d’opium du dix-neuvième siècle a cédé la place au plaisir dur des rouleurs de joints :

[…] Il aurait pu fumer des joints comme ça pendant trois jours et cent nuits sans se sentir plus raide. Il s’installa.

[…]

D’abord il commença à merder avec les feuilles, à se tromper de côté et il recommença, ça dura un petit moment. Ensuite, il posa le truc sur la table, le temps de trouver un carton pour le filtre et il serra les dents quand il s’aperçut qu’il avait posé le joint dans une petite marre de thé renversé sur la table. Il tordit ses lèvres et recommença. 216

La diversité des personnages mis en texte permet au narrateur de décrire toutes les nuances des effets de l’alcool et de la drogue, de la volupté la plus pure à la torture la plus cruelle.217Pourtant, ils ont tous en commun la fébrile attente de l’ivresse. Le verre d’alcool posé sur la table est avant tout un plaisir visuel et gustatif, une promesse de bonheur que décrira une décennie après ce roman Philippe Delerm dans La

première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules. Pour Ned, le verre de bière est

« un truc lumineux et blond » qu’il faut vider en étant « complètement absorbé par son plaisir. »218 L’alcool et la drogue induisent donc l’oubli du monde extérieur. Sous leur effet, isolé ou conjugué, le personnage djanien « bala[ie]son cerveau, pens[e] à son balcon fleuri, à des poissons -lunes. »219 Alors que Lili les attend agonisante dans leur bus, Ned Carol et Henri cèdent une fois de plus à leurs vertus de communion consolatrice. Le plaisir intérieur de l’alcool pénétrant dans le corps se vit dans le partage et dans la joie :

[…] ce fut une bonne bière, même Carol se laissa avoir par la bière, sans rire, ce fut QUELQUE CHOSE , un moment vraiment plein, parfaitement équilibré, qui pouvait tenir dans le creux dans la main comme un œuf, c’était vraiment la première chose parfaite qu’ils faisaient depuis le début, juste ce qu’il faut de sourire et de détente et le truc leur giclait de l’intérieur… 220

216Ibid., p. 77.

217

Dans Lesparadis artificiels, Baudelaire a intitulé deux chapitres successifs : « volupté de l’opium » et « torture de l’opium. »

218 DJIAN, Philippe, Bleu comme l’enfer, op.cit, p.57.

219

Ibid., p.109.

220

73 Il s’agit donc, par l’alcool, de revenir à une forme archaïque de la perception qui ne donne pas tant à connaître qu’à émouvoir, à partager et à sentir. C’est en cela que l’ivresse est placée sous le signe de la rupture des inhibitions, des répressions, des refoulements. Nietzsche célébrait dans Naissance de la Tragédie son énergie réconciliatrice : dans l’ivresse, et par l’abolition des limites que cette dernière confère, l’homme et la nature, l’homme et l’homme fraternisent et s’unissent. Ainsi, pour Nietzsche, elle marque la fin de l’individuation par l’appel de la jubilation.

Dès lors, on comprend pourquoi Helen et Franck ne font de l’alcool que des expériences malheureuses. Désespérément persuadés que « boire n’est peut-être pas la meilleure solution mais c’est la seule »221, ils s’enferment dans leur solitude et consomment un alcool destructeur qui les consume. La sensation est bien sûr dysphorique mais elle a pour qualité de révéler le corps, qui se manifeste dans son rejet de l’excès et sa souffrance :

Il avait glissé dans une sorte de demi-sommeil cauchemardeux, l’alcool, la fatigue, et son cerveau fonctionnait comme une chaudière chargée au ras de la gueule. […] Il sentit qu’il avait envie de vomir et son corps réalisa tout de suite. Il se leva,[…] il eut un formidable hoquet dans le couloir, il dégueula un peu mais il continua à avancer en trainant un filet de bave. 222

Au contraire, pour Ned, l’ivresse ouvre les voies d’une communion cosmique. Sous l’effet de stupéfiants, le personnage se sent « bêtement bien », « reste éveillé sans raison, juste comme ça, immobile dans le grand silence bleuté. »223 Il s’adresse même aux étoiles. L’élan pourrait être lyrique mais il est rendu trivial par le vocabulaire employé. La force de l’émotion est, pour sa part, perceptible par l’usage des majuscules : 221Ibid., p.214. 222 Ibid., p.214. 223 Ibid., p.77.

74

[…] le nez levé vers les étoiles, il sourit et se mit à gueuler C’ EST BEAU QUE C’EST BEAU PUTAIN JE POURRAIS RESTER COMME CA DIX MILLE ANS A VOUS

REGARDER MES SALOPES… 224

L’ivresse ouvre les voies à un enthousiasme presque mystique. Pour Nietzsche, elle est en cela non pas une sublimation mais bien une régression « vers un fond commun indifférencié de tous les êtres. »225 Régression qui est donc admiration des grands éléments cosmiques et que l’on rencontre déjà sous la plume de Kerouac dans

Sur la Route :

On fut tous deux abasourdis de joie quand on se rendit compte que, dans l’obscurité autour de nous, s’étendaient de verts pâturages embaumés et montaient des relents de fumiers frais et d’eaux tièdes.226

Pourtant, cette communion avec la nature n’est pas uniquement due aux effets de l’ivresse. Tout au long de l’œuvre de Djian, elle est marque d’une sagesse et fait partie de ce que Jean-Pierre Richard nomme « l’exaltation du vivant. »

Dans le document Pour une esthétique des sens (Page 70-74)